Economie
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Élections en Inde : convergence de l'Union, divergence des États ?

Les disparités sont multiples entre les États de l'Inde. L'Indicateur de Développement Humain montre qu'en 2018, le Bihar a l'IDH du Cameroun, l'Uttar Pradesh de la Zambie, le Madya Pradesh du Kenya, l'Orissa du Ghana, le Gujarat du Maroc, le Maharastra de l'Égypte. (Source : Money Control)
Les disparités sont multiples entre les États de l'Inde. L'Indicateur de Développement Humain montre qu'en 2018, le Bihar a l'IDH du Cameroun, l'Uttar Pradesh de la Zambie, le Madya Pradesh du Kenya, l'Orissa du Ghana, le Gujarat du Maroc, le Maharastra de l'Égypte. (Source : Money Control)
Narendra Modi est l’un des rares Premier ministres de l’Inde à avoir gouverné un État avant de diriger l’Union. Sa campagne électorale victorieuse en 2014 avait mis en avant les bonnes performances économiques du Gujarat. PIB par habitant, faiblesse des migrations, espérance de vie, les disparités entre les divers États de l’Union indienne sont des enjeux essentiels pour les élections générales qui débutent le 11 avril prochain.
Retrouvez tous nos articles sur les élections en Inde et la vie politique et économique du pays dans notre dossier spécial « Où va l’Inde de Narendra Modi ».

L’Inde plurielle

En 1950, l’Inde se classait parmi les pays les plus pauvres. Trente ans plus tard, elle n’avait pas progressé. Abandonnant l’hindu rate of growth (le taux de croissance hindou), l’économie indienne a changé de rythme : sa croissance s’est accélérée et depuis quelques années, elle dépasse celle de la Chine. Entre 1980 et 2018, le revenu indien (en parité de pouvoir d’achat) est passé de 4 à 10 % du revenu américain – la Chine atteignant 25 %. Cependant, si l’Union indienne s’engage sur une trajectoire de convergence, ce n’est pas le cas des vingt-neuf États et sept territoires qui la composent.
*Cette date a été choisie pour ne pas pénaliser les États ayant fait le plus de progrès dans le planning familial. Cette pondération devait être révisée en 2001. L’échéance a été reportée à 2016 et la révision est encore en discussion.
Avec 228 millions d’habitants, plus que le Brésil, l’Uttar Pradesh est l’État indien le plus peuplé devant le Maharastra (112 millions), le Bihar (102 millions) et le Karnataka (61 millions). Chaque État jouit d’une forte autonomie vis-à-vis de Delhi où il envoie un nombre de députés proportionnel à sa population de 1971*. L’Union gère la défense, les affaires étrangères et la monnaie, les États, l’ordre public, l’éducation, la santé, l’agriculture, l’industrie avec des plages de recouvrement – et de tensions – entre les prérogatives de Delhi et des États.
*Cet indicateur composite agrège le PIB par habitant, l’espérance de vie à la naissance et le niveau de formation des plus de 17 ans.
Les écarts de développement sont élevés et un pourcentage important de la population vit dans les États les plus pauvres (Bihar, Uttar Pradesh, Chattisgarh, Madya Pradesh et Rajasthan). Ces États ont en commun d’être les plus agricoles et d’être souvent enclavés ou voisins d’autres États pauvres. A l’intérieur de ces États parfois très étendus (plusieurs dépassent les 300 000 km2, il existe de fortes disparités de revenu entre les districts. Le PIB par habitant (en prix courant) du Bihar est cinq fois moins élevé que celui du Maharashtra et dix fois moins qu’à Delhi. Par comparaison, en Chine, l’écart est d’un à trois entre la province de l’Anhui et Pékin ou Shanghai. Le taux d’analphabétisme va de 5 % au Kérala à 40 % au Bihar. L’Indicateur de Développement Humain* montre qu’en 2018, le Bihar a l’IDH du Cameroun, l’Uttar Pradesh de la Zambie, le Madya Pradesh du Kenya, l’Orissa du Ghana, le Gujarat du Maroc, le Maharastra de l’Égypte.

La divergence des trajectoires

Les États indiens aujourd’hui les plus pauvres étaient déjà en bas du classement en 1965, voire avant l’indépendance pour certains. L’accélération qui a débuté dans les années 1980 a bénéficié à tous les États, mais les écarts se sont creusés. C’est ce que montre la mesure du PIB par habitant et de façon plus surprenante, celle de la consommation par habitant des États. En effet, l’écart de PIB par habitant aurait pu être compensé par les renvois de fonds de ceux qui travaillent ailleurs en Inde – les Biharis au Punjab ou au Maharastra – ou à l’étranger – un cinquième de la population active du Kerala vit au Moyen-Orient. Ce n’est pas le cas. Une étude récente de la Banque mondiale qui s’appuie sur la consommation des ménages, confirme l’absence de convergence économique entre États. Elle met aussi en évidence une convergence au niveau des districts et en révèle une progression rapide du revenu des ménages vivant dans les « zones grises », entre villes et campagnes.
On a parfois attribué l’absence de convergence à la faiblesse des migrations en reprenant les données des recensements. Cette conclusion a surpris Arvind Subramanian qui, devenu économiste en chef de la Reserve bank of India (RBI), a fait analyser les ventes de billets des chemins de fer. L’Economic survey 2016/17 a conclu que le nombre des migrants (9 millions) était deux fois plus élevé. Selon d’autres enquêtes, les différences linguistiques – outre les deux langues officielles, l’anglais et l’hindi, une vingtaine de langues ont chacune plus de 20 millions de locuteurs – ne constituent pas un obstacle dirimant. Le rapport de la RBI signale une convergence au niveau des indicateurs de santé : la mortalité infantile et l’espérance de vie – 65 ans pour les habitants du Madhya Pradesh, soit dix ans de moins que celle des Kéralais, alors que vingt années séparent l’espérance de vie des Tibétains et des Shanghaïens.
Ni la faiblesse des migrations, ni les obstacles qui continuent de freiner le commerce entre les États – il représente 54 % du PIB en Inde au lieu de 74 % pour le commerce entre provinces chinoises, autant entre États brésiliens et 78 % aux États-Unis – ne suffisent à rendre compte de l’absence de convergence économique. L’explication la plus robuste demeure le mode de croissance de l’Inde qui a fait l’impasse sur les industries de main-d’œuvre.
En aurait-il la volonté politique, le gouvernement fédéral de Delhi n’aurait pas les moyens de réduire les disparités entre les États. Il peut seulement améliorer les recettes fiscales des États les plus pauvres en procédant à des transferts et tous les cinq ans, une commission des finances propose des objectifs au gouvernement. Modi est un des rares Premiers ministres à avoir gouverné un État avant de diriger l’Union indienne et sa campagne électorale avait mis en avant les bonnes performances économiques du Gujarat. Son gouvernement a porté les transferts de 2,8 % du PIB (2010-2014) à 3,9 % du PIB, un peu en deçà des 4,1 % conseillés par la commission des Finances. Introduite en 2017, la Goods and Service Tax (GST) – une TVA unifiée à l’échelle de l’Union – s’est substituée à plusieurs impôts indirects et a amélioré la situation des États assurés par la loi d’une hausse annuelle de 14 % de leurs recettes.
L’absence de convergence est inquiétante pour la cohésion de l’Union Indienne. Mais la démographie peut encourager des migrations et des rééquilibrages entre les États. En effet, inférieure au seuil de remplacement dans des États du Sud et de l’Ouest, la fécondité est élevée dans ceux du Nord et Nord-Est, qui assurent la croissance de la population en âge de travailler de l’Union Indienne.

Conférence sur les élections en Inde le 8 avril : quitte ou double pour Narendra Modi

A ne pas manquer ! Le lundi 8 avril à 18h, Asialyst organise, en partenariat avec le Groupe d’Etudes Géopolitique (GEG) et Asia centre, une conférence gratuite sur les élections générales en Inde. Elle aura lieu à l’École Normale Supérieure à Paris, 48 boulevard Jourdan. Pour s’inscrire, c’est ici.

Narendra Modi se maintiendra-t-il au pouvoir lors des prochaines élections générales en Inde ? C’est la question majeure pour la plus grande démocratie représentative du monde, lors d’un scrutin de plusieurs semaines en avril et mai. Car se joue ici son modèle de société et de développement. L’actuel Premier ministre et son parti nationaliste, le BJP, veulent continuer d’assoir un régime accusé d’être une « démocratie ethnique » fondée sur la suprématie de la religion hindoue. Mais après une série d’élections perdues dans plusieurs Etats-clés de l’Union indienne, le chef du gouvernement est loin d’être assuré de gagner à nouveau.

Victorieux en 2014 sur la promesse de « jours heureux », quel est aujourd’hui le bilan économique et social du premier mandat de Modi ? Comment analyser la campagne électorale et la permanence des discours de haine dans la classe politique, alimentés notamment par le BJP ? Quelles sont les perspectives pour l’Inde après ces élections ? Quel avenir pour la puissance régionale en pleine montée des tensions avec le Pakistan au Cachemire ? Quelle stratégie face à la Chine et ses « Nouvelles routes de la Soie », mais aussi à l’égard de l’Amérique de Trump, qui veut faire de l’Inde son alliée majeure en « Indo-Pacifique » ? Quel regard, enfin, l’Europe peut-elle porter sur cet immense État, qui semble curieusement absent de sa stratégie géopolitique, sinon par un accord de libre-échange, annoncé depuis longtemps, mais qui peine à voir le jour ?

Intervenants :
Isabelle Joumard, économiste spécialiste de l’Inde à l’OCDE.
Christophe Jaffrelot, directeur de recherche au CERI/Sciences Po.
Jean-Luc Racine, directeur de recherche au CNRS et membre d’Asia centre.

Modérateurs :
Patrick de Jacquelot, ancien correspondant à New Delhi pour La Tribune et Les Echos et journaliste à Asialyst.
Yves-Marie Rault, ATER à l’Université Panthéon-Sorbonne et membre du GEG.

La rencontre aura lieu le lundi 8 avril de 18h à 20h à l’amphithéâtre de l’Ecole Normale Supérieure, 48 boulevard Jourdan, 75014 Paris, RER Cité Universitaire. Entrée gratuite.

A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).