Politique
Tribune

Inde : immigration, discrimination et violence

Des femmes de l'Assam manifestent contre la loi du 8 janvier 2019 sur l'accès à la citoyenneté, qui exclut les réfugiés musulmans. (Source : New Republic)
Des femmes de l'Assam manifestent contre la loi du 8 janvier 2019 sur l'accès à la citoyenneté, qui exclut les réfugiés musulmans. (Source : New Republic)
La mesure est clairement discriminatoire. Le Parlement indien (Lok Sabha), dominé par la droite hindouiste du Bharatiya Janata Party (BJP) du Premier Ministre Narendra Modi, a voté le 8 janvier dernier une loi favorisant l’accès à la citoyenneté pour les réfugiés. Mais pas n’importe lesquels. Elle s’adresse aux hindous, bouddhistes, parsis, sikhs, jains et chrétiens du Pakistan, d’Afghanistan et du Bangladesh. Pour eux, elle réduira le temps de présence préalable nécessaire en Inde de 12 ans à 6 ans. Mais pas pour les Musulmans, exclus de cette loi sous prétexte qu’ils viennent de pays où ils sont majoritaires, et donc exempts de persécutions. Outre qu’elle pourrait se révéler inconstitutionnelle et être annulée par la Cour Suprême, cette mesure soulève la question plus générale de la « politique des identités ».
L’intention du gouvernement indien est claire. A l’approche des élections générales en avril prochain, il lui faut remobiliser autour du BJP un électorat hindou majoritaire souvent déçu de la faible effectivité des réformes. Il a décidé de le faire à travers une mise à distance, voire une humiliation des Musulmans. L’intention se lit également au travers de la récente décision de débaptiser plusieurs cités ou districts à consonance musulmane. Ainsi, Faizabad a été renommé Ayodhya, par référence au lieu de naissance supposé du dieu Ram. De même, Prayagraj est le nouveau nom d’Allahabad, ville natale du Pandit Nehru, arrière-grand-père de l’actuel chef de l’opposition congressiste, Rahul Gandhi. Il s’agit aussi de détacher les « petites » minorités religieuses des Musulmans (environ 14% de la population totale), alors même que de graves violences ont frappé les chrétiens ces dernières décennies (centaines d’églises brûlées, meurtres), en particulier en 2008 en Orissa, du fait de milices hindouistes proches du BJP.
Cependant, des émeutes ont éclaté immédiatement dans l’ensemble des États du Nord-Est indien, frontaliers de la Chine, de la Birmanie et du Bangladesh. Ils sont aussi appelés les « Sept Soeurs » : le Meghalaya, le Nagaland, le Mizoram, l’Arunachal Pradesh, le Manipur, l’Assam et le Tripura. Dans ce dernier État, les pouvoirs publics ont recouru à une originale interdiction de 48 heures des services de téléphone mobile, SMS en particulier. Un peu partout, administrations et services publics ont été suspendus. Les pires violences (non létales cependant) ont eu lieu en Assam, de loin l’État le plus peuplé. La revendication commune est la limitation ou l’arrêt de l’immigration en général – un mur de barbelés existe déjà avec le Bangladesh – et la préservation des emplois pour les autochtones – eux-mêmes divisés entre nombreux groupes ethniques souvent antagonistes -, comme l’avait prévu un accord de 1985 avec l’Assam.

La question n’est pas négligeable. Les immigrants relativement récents sont nombreux dans cette région – les Musulmans seuls seraient au moins trois millions. Il s’agit d’une zone très isolée géographiquement du reste de l’Inde, économiquement marginalisée, paupérisée, sans aucune métropole dynamique – la plus proche est Calcutta, elle-même très à la traîne. Les équilibres ethniques y sont très fragiles, et parfois redoublés d’antagonismes religieux, un christianisme militant dominant nombre de zones dites tribales, ainsi que le Nagaland. De plus, les millions (10 ? 20 ?) de réfugiés hindous de l’ancien Pakistan-Oriental, ancien nom du Bangladesh, chassés de chez eux par d’effroyables persécutions qui culminèrent vers 1970, lors de la guerre civile qui aboutit à l’indépendance du pays, sont souvent très hostiles aux Musulmans.
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Il est permis de tirer de tout cela plusieurs réflexions :
La question des Rohingyas, ces Bengalis d’origine et de langue, récemment institués en ethnie spécifique de Birmanie, quelles que soient ses spécificités, ne peut en réalité être comprise que dans le cadre plus vaste de l’antagonisme pour des ressources rares (à commencer par la terre) entre diverses populations autochtones souvent paupérisées, relativement peu nombreuses, et les vagues considérables de migrants originaires du Bangladesh qui, malgré une transition démographique désormais parfaitement maîtrisée, et une croissance économique remarquable, compte quand même 150 millions d’habitants pour un territoire équivalent au quart de la France.
• C’est donc à l’échelle régionale, et par l’amélioration des relations entre tous les États concernés (Chine incluse, dont la frontière avec l’Inde est totalement fermée), qu’on pourrait avancer vers une vraie réduction des antagonismes ethniques. Diaboliser une Aung San Suu Kyi n’avance à rien, et dissimule la réalité de rancoeurs et violences qui viennent beaucoup plus des populations elles-mêmes que des États, quoique certains groupes politiques, cyniquement, jettent de l’huile sur le feu pour un avantage de court terme.
• La démocratie indienne, si imparfaite soit-elle, contribue quand même à ce que les violences demeurent limitées, dévalorisées dans l’opinion générale, et dénoncées par la presse. Ce qui n’est pas le cas dans une Birmanie marquée par plus d’un demi-siècle de dictature militaire.
• Le point commun entre Inde et Birmanie, qui remonte à la commune colonisation britannique, est cependant la classification des populations sur la base de l’ethnicité. Cela permit en son temps une administration plus respectueuse des identités et plus paisible que la compulsion uniformisatrice des colonies françaises. Mais, depuis l’indépendance, et singulièrement en Inde depuis une trentaine d’années, cela a entraîné un émiettement toujours plus accentué du politique. Chaque groupe – caste « défavorisée » ou « tribu » – un peu important revendique droits et avantages particuliers. Ce qui a lieu au prix d’un système aujourd’hui généralisé et follement complexe de quotas, dérogations et concessions diverses, qui suscite jalousies et frustrations. En outre, pour mieux faire valoir leurs droits, nombre d’ethnies (ou groupes d’ethnies) se sont lancées dans des stratégies sécessionnistes, conduisant à la formation d’une bonne dizaine d’États nouveaux (Jharkand, Chattisgarh, Telengana, Uttarakhand, ainsi que dans le Nord-Est). Mais immédiatement, dans ces États, certaines minorités plus ténues se mobilisent au nom du « Pourquoi pas nous aussi ? ». Dans certains cas, cela donne lieu à des mouvements de guérilla déjà anciens, tels que celui des Khasi au Meghalaya.
La politique des identités n’est pas seulement prévalente dans cette partie du monde. Elle ne s’en révèle pas moins souvent un piège dont il est ensuite très difficile de sortir.

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).