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Expo : "Mobile/Immobile", l’Asie au cœur des mobilités

De 2014 à 2016, le photographe Ishan Tankha a documenté la piste du rail indien en s'embarquant sur la ligne ferroviaire qui relie Mumbai aux régions côtières du Konkan. (Copyright : Ishan Tankha/Forum Vies Mobiles)
De 2014 à 2016, le photographe Ishan Tankha a documenté la piste du rail indien en s'embarquant sur la ligne ferroviaire qui relie Mumbai aux régions côtières du Konkan. (Copyright : Ishan Tankha/Forum Vies Mobiles)
Le 15 janvier à Paris s’ouvrait « Mobile/Immobile » au Musée des Archives nationales. L’exposition, qui dure jusqu’au 29 avril, interroge nos modes de vie à travers le thème de la mobilité. Une question brûlante à l’heure où le « Mouvement des Gilets Jaunes » démontre à quel point elle touche autant au social qu’au politique. L’Asie, avec ses mégalopoles densément peuplées, son urbanisation parfois extrême, sa révolution des transports et les nouveaux enjeux écologiques et sociaux auxquels elle fait face, se devait de figurer dans cette exposition globale. Coup d’œil.
Imaginer les mobilités futures avec la plus grande diversité d’acteurs de la société. C’est l’ambition du Forum Vies Mobiles, le think tank arts-sciences créé en 2011, qui est à l’origine de « Mobile/Immobile ». L’exposition rassemble artistes et chercheurs en croisant leurs démarches à travers la BD, les affiches, la vidéo ou le documentaire.

Le pétrole, seul moteur de la modernité ?

Dès l’entrée du bel hôtel de Soubise, deux visions s’entrechoquent. Faite de bouts de carcasse de voiture, l’installation de la Canadienne Elinor Whidden invite à penser à un monde post-pétrole où les restes de véhicules jadis symboles de force découvrent un autre usage. Non loin, sous la colonnade se déroule le mouvement gracieux des foules tokyoïtes de la photographe Sylvie Bonnot. D’un côté, l’image d’une société toute dédiée au travail et à l’efficacité. De l’autre, une remise en cause des moyens-mêmes de cette efficacité : la modernité, la vitesse et son combustible, le pétrole.
Certes il est aujourd’hui contesté. Certes il se retrouve au centre d’une large prise de conscience du système délétère qu’il soutient dans bon nombre de contrées. Mais le pétrole demeure à 95% le garant des déplacements professionnels de Monsieur Dupont qui commute de Garges à Paris Centre, de Monsieur Wang résident de Pékin qui se rend toutes les semaines à Chengdu, de nos vacances, de nos week-ends à Rome et partout ailleurs dans l’espace Schengen. Tout au long du XXème siècle, le pétrole a alimenté une certaine idée de la modernité, celle du « toujours plus loin, toujours plus vite ». Dans ce contexte, la mobilité fait figure de droit civique à part entière. Elle élargit le champ des possibles au travail et ouvre une fenêtre sur un monde auparavant lointain. Elle influence la morphologie même des villes modernes conçues autour de modèles circulatoires adaptés à la voiture. De Los Angeles à Bangkok, la même culture de « l’automobilité ».

La Chine : une modernité en accéléré

Plus qu’un autre pays, la Chine a traversé toutes les étapes de la modernité à la « sur-modernité » en un temps record. En quarante années de réformes et d’ouverture, elle est devenue coup sur coup une superpuissance et le premier pollueur mondial. Le photographe Tim Franco a saisi cette transfiguration à travers sa série « Métamorpolis » sur Chongqing, l’agglomération la plus grande de Chine. Elle illustre comment les voies de communication et les moyens de transport, la construction en hauteur des immeubles mais aussi des autoroutes, ont envahi en quelques décades les marges rurales de la ville et chargé le ciel d’une pollution apocalyptique. Il est loin le temps où la vie des Chinois était organisée autour de la danwei, l’unité de travail, à la fois usine, logement et magasin à destination des ouvriers chargés de construire les villes productives de modèle soviétique. Paysans et ouvriers étaient alors strictement séparés selon leur hukou, ce fichier d’état-civil qui empêchait les citadins de sortir de la ville sans autorisation et les paysans d’y rentrer.
Extrait de la série "Metamorpolis" de Tim Franco, sur l'agglomération chinoise de Chongqing. (Copyright : Tim Franco/Forum Vies Mobiles)
Extrait de la série "Metamorpolis" de Tim Franco, sur l'agglomération chinoise de Chongqing. (Copyright : Tim Franco/Forum Vies Mobiles)
« Dès la formation de la République populaire de Chine en 1949, la mobilité des populations a fait l’objet d’un contrôle par le Parti communiste, souligne le sinologue Jean-Philippe Béja dans une vidéo projetée sur les murs de l’exposition. Pendant la Révolution culturelle, les gardes rouges ont été envoyés à la campagne pour échanger leur expérience auprès des paysans, mais là encore ce déplacement s’est effectué dans un cadre strictement contrôlé. » Or, depuis les années 1980, de nouvelles trajectoires ont été intimées aux ouvriers de la « ville libérale », provoquant de nouveaux mouvements de population vers les zones côtières. Conséquences : un exode rural sans précédent, de phénoménales « transhumances » lors des vacances et le développement de mégalopoles accompagnées de leur inévitable corollaire, l’étalement urbain.

L’imaginaire des mobilités en Chine, décrypté par un groupe de chercheurs et artistes

Tant de transformations à grande échelle n’ont pas manqué de bouleverser les rapports humains à tous les niveaux. Bouleversements longtemps ignorés par les sciences humaines, comme l’a souligné le sociologue John Urry dès les années 1990. Et c’est justement sur cette échelle humaine que le sinologue et urbaniste Jérémie Descamps et son équipe ont axé le projet « Mobilité en Chine : 50 ans d’accélération vus par les Chinois ». Réalisé pour le Forum Vies Mobiles entre 2015 et 2017, ce projet interroge les imaginaires, la mémoire et les aspirations liés à la mobilité des citadins chinois. Comment se situent-il dans le mouvement permanent ? Quels sont leurs repères dans une ville toujours plus verticale, avec des déplacements toujours plus fréquents ? Quelles sont leurs aspirations pour le futur ?
Collection de Thomas Sauvin. (Copyright : Thomas Sauvin/Forum Vies Mobiles)
Collection de Thomas Sauvin. (Copyright : Thomas Sauvin/Forum Vies Mobiles))
Pour retranscrire de manière sensible ces interrogations, l’équipe de Jérémie Descamps a placé l’image, fixe ou en mouvement, au coeur de son projet. Elle a débuté son travail en rassemblant un fonds iconographique à partir de la collection de l’artiste Thomas Sauvin. Le fruit de ce travail est un album de 82 clichés projetés à l’entrée de l’exposition. Ces images triées sur le volet regroupent à la fois des publications de propagande, des travaux de photographes contemporains et des photos d’anonymes. Elles illustrent la variété des représentations de la mobilité dans l’imaginaire chinois. Exemple avec ces photos prises en studio qui figurent des voitures et des avions en carton-pâte : elles montrent à quel point la mobilité au début du XXème siècle était de l’ordre du rêve, alors qu’elle est au cœur des villes des années 1990, avec leurs rocades et leurs échangeurs géants. C’est muni de cet album que la sociologue Zhou Le a réalisé une enquête sociologique dans 5 grandes villes de Chine. Elle s’est servi de ces images, souvent familières, pour questionner la mémoire des personnes interviewées.
Collection "Beijing Silvermine" de Thomas Sauvin. (Copyright : Thomas Sauvin/Forum Vies Mobiles)
Collection de Thomas Sauvin. (Copyright : Thomas Sauvin/Forum Vies Mobiles)
Dernier volet du projet, l’installation réalisée par l’artiste-vidéaste Wang Gongxin sur le thème de la vitesse. Composée de plans séquences tournés entre ville et campagne, accélérés ou ralentis selon les cas, accompagnés de sons tour à tour diffus ou crissant, cette fresque en mouvement intitulée Yi (qui signifie transformation en chinois), évoque une mise en image de la modernité chinoise à la manière des rouleaux anciens.
Projet Yi par Wang Gongxin - 2018. (Copyright : Wang Gongxin/Forum Vies Mobiles)
Projet Yi par Wang Gongxin - 2018. (Copyright : Wang Gongxin/Forum Vies Mobiles)
A voir, le documentaire de CCMMP :

CCMMP – Images et imaginaires de la mobilité en Chine from Sinapolis on Vimeo.

Tokyo à rebours

Plus loin, les 35 photographies des promenades à contre-courant réalisées à Tokyo par Sylvie Bonnot entre 2014 et 2018 nous proposent une vision arrêtée des mouvements humains. Intriguée par le flux apparemment harmonieux des foules tokyoïtes, elle a voulu voir ce qu’il y avait au-delà de ces masses ultra-civilisées qui traversent sans heurt ni contact le légendaire carrefour de Shibuya, en plaçant son Hasselblad dans le sens contraire de leur marche. Le résultat montre des visages fatigués et met immédiatement en relief la solitude paradoxale que les humains rencontrent dans la promiscuité. « Je n’ai jamais été aussi seule au cours d’un projet, confie Sylvie Bonnot. Bien sûr, je ne parle pas japonais, mais j’ai fait plus de connaissances en quelques jours dans le Transsibérien sans parler russe qu’en plusieurs mois à Tokyo. » Ce témoignage laisse songeur. Est-ce l’action du mouvement qui réduit le champ de l’interaction ? Faut-il aller moins vite, voire complètement s’arrêter pour appréhender l’autre à sa juste valeur ? Jusqu’à quel point l’homme peut-il supporter la vie dans une mégalopole ?
(Copyright : Sylvie Bonnot/Forum Vies Mobiles)
(Copyright : Sylvie Bonnot/Forum Vies Mobiles)

Le grand rail indien

Un autre travail photographique montre une alternative au diktat de l’homo urbanus en Asie. De 2014 à 2016, Ishan Tankha a documenté la piste du rail indien en s’embarquant sur la ligne ferroviaire qui relie Mumbai aux régions côtières du Konkan. Voyageur parmi les voyageurs, partageant un wagon bondé de familles, Tonkha met en lumière une autre pratique de la mobilité et de la ville, et aussi d’autres aspirations. Les voyageurs de ces trains travaillent certes dans la grande ville, mais ils n’ont pas rompu les liens avec leur région natale qu’ils visitent plusieurs fois par an malgré ce voyage fatiguant.
De 2014 à 2016, le photographe Ishan Tankha a documenté la piste du rail indien en s'embarquant sur la ligne ferroviaire qui relie Mumbai aux régions côtières du Konkan. (Copyright : Ishan Tankha/Forum Vies Mobiles)
De 2014 à 2016, le photographe Ishan Tankha a documenté la piste du rail indien en s'embarquant sur la ligne ferroviaire qui relie Mumbai aux régions côtières du Konkan. (Copyright : Ishan Tankha/Forum Vies Mobiles)

Migrations sous haute surveillance

Ce témoignage humaniste montre néanmoins que la mobilité n’est pas aisée pour tout le monde. Le réseau ferroviaire indien paraît bien archaïque à côté des TGV chinois, mais l’infrastructure n’est pas seule en jeu dans la pratique de la mobilité. En effet, tout le monde n’est pas égal devant elle. En fonction de la nationalité, du genre, des moyens financiers, l’on peut être voyageur d’affaire, touriste, migrant ou réfugié. La tragique crise des migrants de ces dernières années, qui résulte aussi bien de conflits, de troubles politiques que de catastrophes naturelles, en est l’illustration prégnante. Dans ce cas, la mobilité n’est pas souhaitée mais subie, tandis qu’apparaissent de nouvelles formes de surveillance des populations facilitée par l’évolution technologique.
L’artiste activiste Ai Weiwei a été particulièrement sensible à cette crise. Sans doute parce qu’il a vécu une situation similaire en Chine lorsque son père, accusé d’être « droitier » en 1957, a dû s’exiler avec sa famille. En 2015, il décide de rendre compte de la réalité quotidienne des migrants en menant un travail spécifique sur leurs usages des smartphones et la façon dont cela conditionne leur mobilité. A travers son travail composé de photos et de vidéos, il montre comment le téléphone portable est à la fois l’outil qui maintient le contact des migrants avec leur terre d’origine, qui permet d’organiser et de tracer son chemin, et aussi de se divertir pendant les longs passages à vide.
(Copyright : Ai Weiwei/Forum Vies Mobiles)
(Copyright : Ai Weiwei/Forum Vies Mobiles)

L’Asie dans les mobilités futures

L’exposition « Mobile/Immobile » montre à quel point les destins humains, en Asie ou ailleurs, sont imbriqués dans leur rapport à la mobilité. Ce qu’elle suppose – énergie, infrastructures, fiscalité -, ce qu’elle offre – vitesse, liberté, voyages -, mais aussi ce qu’elle impose – exode, atomisation sociale, surveillance ou pollution -, tout cela ramène l’humanité devant les mêmes questions. Comment ralentir après un XXème siècle dédié à la vitesse ? Comment remettre en cause le système dominant de l’avion et de l’automobile ? Comment transformer les systèmes de mobilité pour aboutir à des modèles écologiquement durables et socialement équitables ?
Ces interrogations pèsent lourd en Asie, où un grand nombre de pays émergents ont connu un développement plus tardif qu’en Occident. Si les Chinois ont accédé en seulement quelques décades à un meilleur niveau de vie, le prix de la croissance a été particulièrement salé pour l’environnement. En Inde, le bilan environnemental n’est guère meilleur : les habitants se déplacent en voiture ou moto car les transports publics sont défaillants face à un rapide exode rural, tandis que les rejets des usines au charbon ne sont pas correctement filtrés. Pour ces deux géants, l’état d’urgence est réel et leur rôle est décisif dans la transition écologique à venir.
Par Léo de Boisgisson

Le programme de l'expo

L’exposition « Mobile/Immobile » a lieu du 16 janvier au 29 avril 2019 au Musée des Archives nationales, 60 rue des Francs-Bourgeois, 75003 Paris. Téléphone : 01 40 27 60 96.

Dans le cadre de l’exposition, une conférence se déroulera à la Cité de l’architecture le 29 janvier : « Mobilité en Chine : cinquante ans d’accélération vus par les Chinois ». Intervenants : Jérémie Descamps, urbaniste, fondateur de Sinapolis et enseignant à l’ENSA Paris-Val-de-Seine ; Sylvie Landriève, directrice du Forum Vies mobiles ; Thomas Sauvin, collectionneur et artiste. Modération : Caroline Bodolec, ethnologue, chargée de recherches au CNRS.

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A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.