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Génocide khmer rouge : l'occasion manquée

Nuon Chea, "frère numéro deux" des Khmers rouges a été condamné pour "génocide" avec l'ancien président cambodgien Khieu Samphan le 16 novembre 2018 à Phnom Penh. (Source : RFI)
Nuon Chea, "frère numéro deux" des Khmers rouges a été condamné pour "génocide" avec l'ancien président cambodgien Khieu Samphan le 16 novembre 2018 à Phnom Penh. (Source : RFI)
C’est la première fois que le terme de génocide s’applique aux Khmers rouges dans un Tribunal. L’avancée est indiscutable après la condamnation de Nuon Chea et Khieu Samphan, notamment pour le massacre des Vietnamiens et des Chams. Il n’empêche. Une occasion a été manquée de reconnaître de façon plus juste la tragédie cambodgienne : dans le génocide perpétré par les Khmers rouges, c’est surtout le peuple khmer qui a subi une extermination systématique, non pas sur une base ethnique ou religieuse, mais politique et sociale. Or les juges du Tribunal parrainé par l’ONU n’ont pas osé sortir de la définition des critères du génocide issue de la Seconde Guerre mondiale. Dans une innovation qui aurait fait jurisprudence à l’échelle mondiale, ils auraient pourtant permis d’adapter cette définition aux violences de notre temps. Et de renforcer du même coup l’introspection de nombreux Cambodgiens sur leur passé.
Le verdict du procès en appel des deux dirigeants khmers rouges encore en vie a été prononcé le 16 novembre dernier. Nuon Chea, adjoint le plus direct de Pol Pot (« Frère Numéro 2 », dans la terminologie révolutionnaire), et Khieu Samphan, président d’une République sans réel pouvoir, mais associé dès l’origine au groupe dirigeant du Parti communiste du Kampuchéa (PCK), ont vu confirmée leur condamnation à la prison à vie, avec de nouveaux chefs d’accusation. Tous deux étaient restés jusqu’au bout (la fin des années quatre-vingt-dix) partie prenante d’un mouvement qui ne cessa de patauger dans le sang, le paroxysme étant atteint pendant la période de pouvoir absolu sur le pays, d’avril 1975 à janvier 1979. Aucun des deux n’a jamais manifesté le moindre remord, aucun des deux n’est sorti du mensonge, Khieu Samphan prétendant pour sa part n’avoir pris conscience des atrocités des Khmers rouges qu’au travers du film de Rithy Panh, S-21. Murés dans le silence au long des quelque trois cent séances de leurs procès, ils nous en auront moins appris sur le fonctionnement du régime que celui, plus précoce, de Douch. Le directeur de S-21, la prison centrale de Phnom Penh (Tuol Sleng) et artisan essentiel des purges, avait largement collaboré avec le Tribunal.
Nul ne sait si d’autres procès auront lieu. Et ce malgré l’inculpation d’Ao An, ancien commandant de zone et chargé des purges qui s’y déroulèrent, ainsi que les enquêtes en cours sur quelques autres responsables. Mais le gouvernement cambodgien du Premier ministre Hun Sen, lui-même ancien Khmer rouge et entouré de nombre de ses camarades du mouvement, freine des quatre fers. La poursuite des activités du Tribunal, prétend-il, pourrait conduire à la guerre civile. Or plus de 80 000 Cambodgiens ont assisté à l’une au moins des sessions des procès. Ces derniers, aussi bien que leurs verdicts, semblent avoir fait l’objet d’un intérêt et d’un consensus croissants. Ainsi le pouvoir s’est-il senti obligé de réintroduire l’histoire du « Kampuchea démocratique » dans les programmes scolaires.

Les mots du verdict et la réalité du génocide

Le jugement qui a été rendu doit être considéré avec attention. C’est bien entendu une satisfaction de voir pour la première fois retenu à l’encontre des deux chefs khmers rouges le crime de génocide, pour lequel Douch n’avait pas été poursuivi. Mais l’amertume pointe à la lecture précise du verdict : l’incrimination n’a été appliquée qu’aux seuls Vietnamiens et Chams (minorité ethnique musulmane), victimes du régime – Samphan n’a d’ailleurs pas été condamné à propos de ce dernier groupe. Ces deux populations souffrirent certes le martyre, mais il est très contestable que les Chams aient fait l’objet d’une politique d’extermination systématique, en tant que tels – nombre d’entre eux appartenaient sans se cacher aux Khmers rouges. S’ils devinrent la cible de persécutions, c’est à la fois par leur nature de « capitalistes » – ces pêcheurs se spécialisaient fréquemment dans la vente au détail de poisson sur les marchés des grandes villes – et plus encore par la capacité de l’islam très supérieure à celle du bouddhisme de la majorité khmère à constituer un môle de résistance au totalitarisme. Ainsi, de manière particulièrement perverse, on les astreignait à manger du porc alors que le reste de la population était pratiquement privée de viande. Ceux qui osaient refuser étaient réprimés : c’était, prétendait-on, marquer son hostilité au gouvernement révolutionnaire, seul pourvoyeur autorisé de nourriture pour l’ensemble du pays. Quant aux Vietnamiens du Cambodge, ils furent certes systématiquement exterminés, mais paradoxalement près de 90% survécurent. En effet, dans les mois qui suivirent l’avènement du régime, la grande majorité d’entre eux avait été « rapatriés » de force vers le Vietnam voisin. Seuls restèrent, pour leur malheur, ceux dotés d’un conjoint autochtone.
*Marek Sliwinski, Le génocide Khmer rouge : une analyse démographique, Paris, L’Harmattan, 1995. **Ben Kiernan, The Pol Pot Regime: Race, Power, and Genocide in Cambodia under the Khmer Rouge, 1975-79, New Haven, Yale University Press, 1996 (version française : Le génocide au Cambodge – 1975-1979 : Race, idéologie et pouvoir, Paris, Gallimard, 1998). ***Ces chiffres et pourcentages sont à considérer comme des ordres de grandeur, non comme des données précises et intangibles. Le nombre exact des victimes des Khmers ne sera jamais connu, car on n’en conserve que des registres très lacunaires, et la population de départ, vers 1975, est elle-même sujette à controverse.
Les pertes humaines subies par les Chams furent terribles. Mais fondamentalement, elles ne furent pas supérieures à celles de la population des villes en général, majoritairement khmère (ou sino-khmère). Suivant Marek Sliwinski, qui demeure l’auteur de l’étude démographique la plus fouillée des pertes humaines de l’ère Pol Pot*, les Chams auraient été décimés à hauteur de 40,6%, l’historien professeur à Yale Ben Kiernan** penchant plutôt pour 50%. Taux de perte en tout état de cause effrayant, mais pas supérieur à celui des urbains, tous déportés vers les campagnes et zones forestières de défrichement, car prétendument privilégiés ainsi que compromis avec l’ancien régime et l’impérialisme occidental : 41,6%, selon Sliwinski. C’est l’ethnie khmère majoritaire qui fournit la grande majorité des victimes du régime, vraisemblablement à hauteur des trois quarts. Les Vietnamiens massacrés furent sans doute une quinzaine de milliers, les Chams cent mille environ – pris ensemble, moins du dixième des morts violentes de l’époque, évaluées autour d’1,7 million***. Des autres minorités ethniques, ce sont les Chinois (ou Sino-Khmers) qui fournirent le plus gros contingent d’assassinés, quelque 200 000 sur 500 000.

Le dilemme du Tribunal

Philip Short, Pol Pot: Anatomie d’un cauchemar, Paris, Denoël, 2007.
Il est donc profondément injuste, et même dérangeant (y compris politiquement, compte tenu du nationalisme volontiers victimaire des Khmers), que l’incrimination de génocide ne s’applique pas aux actes commis contre cette majorité. On y verra l’effet des limites de la Convention sur le Génocide adoptée par l’ONU en 1948, texte fondateur et indépassé du droit pénal international en vigueur. Acte essentiel d’abord destiné à tenir compte de cette nouveauté absolue qu’avait été la Shoah, il fut cependant le fruit d’un laborieux compromis entre Est et Ouest. Ainsi, un acte de génocide est censé ne pouvoir s’appliquer qu’à « un groupe national, ethnique, racial ou religieux ». N’est donc pas considérée la possibilité de génocide à base politique ou sociale. Or c’est ce qui aurait permis d’étendre la notion aux Khmers : les auteurs de leur martyre relevaient majoritairement de la même ethnie, dire que le régime de Pol Pot aurait manigancé la disparition de l’ethnie khmère ne tient pas debout.
Le Tribunal se trouvait donc face à un dilemme. Soit renoncer à la condamnation pour génocide, alors que les quelque 25% d’assassinés en guère plus de trois ans constituent un phénomène d’ampleur exceptionnelle. Soit maintenir cette condamnation, mais sur une base historique trompeuse, puisqu’elle ne permet pas de comprendre contre qui se porta le plus gros de la rage meurtrière du PCK. Les historiens du Cambodge se sont eux-mêmes divisés sur la question, certains (tel Philip Short*) refusant de parler de génocide, inspirés non par un quelconque révisionnisme, mais par le respect de la lettre de la Convention de 1948.
Certes, les atrocités contre l’ensemble de la population cambodgienne (et donc contre les Khmers) sont abondamment dénoncées dans le jugement. Il innove en particulier en mettant l’accent sur les milliers de mariages forcés au bénéfice de combattants khmers rouges (certains étant des invalides), assimilés à autant de viols. Cependant, ce procès aurait pu faire jurisprudence à l’échelle mondiale en proposant une définition des critères du génocide plus large et plus appropriée aux violences de notre temps, et plus à même de renforcer l’introspection de beaucoup de Cambodgiens sur leur passé. Cette avancée n’a pas eu lieu.

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A propos de l'auteur
Jean-Louis Margolin est maître de conférences en histoire contemporaine à Aix-Marseille Université. Chercheur à l'Institut de Recherches Asiatiques (IrASIA/CNRS), et initialement spécialiste de Singapour, il étudie les contacts commerciaux, culturels et coloniaux entre l’Europe et l’Asie du Sud-Est. Il se consacre également à l’analyse des violences de masse en Asie orientale au XXe siècle, aux effets de la mondialisation dans cette partie du monde, ainsi qu’à l’émergence de Singapour, de Taiwan et de la Corée du Sud. Dernier ouvrage publié (avec Claude Markovits): Les Indes et l'Europe: Histoires connectées, XVe-XXIe siècle (Paris, Gallimard, Folio-Histoire, 2015).