Société
Expert Malaisie

Malaisie : l'homosexualité au cœur du débat public

Manifestation contre l'organisation d'un "festival LGBT alcoolisé" à Shah Alam en Malsaisie, le 22 septembre 2017. (Source : New Straits Times)
Manifestation contre l'organisation d'un "festival LGBT alcoolisé" à Shah Alam en Malsaisie, le 22 septembre 2017. (Source : New Straits Times)
La décision continue de susciter une vive émotion en Malaisie. Le 12 août dernier, le tribunal religieux de l’État du Terengganu a condamné deux jeunes femmes pour « tentative de relation sexuelle » avec une personne du même sexe. Les condamnées ont dû s’acquitter d’une amende de 3 300 ringgits, près de 700 euros. Plus grave : elles ont eu droit, le 4 septembre dernier, à une volée de coups de bâton, sous le regard de la foule. Cette condamnation a été très critiquée. Elle s’inscrit dans la triste continuité d’un regain d’homophobie dans le débat public, depuis la victoire en mai 2018 de l’alliance politique Pakatan Harapan (PH), pourtant porteuse d’espoir dans le domaine des droits de l’homme.
Si l’homosexualité est durement réprimée en Malaisie, c’est la première fois qu’une telle condamnation est prononcée, affirment les associations de défense des droits humains. Arrêtées en avril dernier après avoir été découvertes en train de faire l’amour dans une voiture, les deux jeunes femmes âgées de 22 et 32 ans ont reçu six coups de canne devant une centaine de personnes. Cette peine requise par un tribunal du très conservateur État de Terengganu sur la côte orientale de la péninsule malaise, ne fait pas partie de la culture judiciaire du pays, y compris dans les cas de jugement pour homosexualité. Elle est révélatrice des pressions et des violences subies par la communauté gay et lesbienne. Selon un sondage du Pew Research Centre paru en juin 2013, seuls 9 % de la population malaisienne considèrent en effet l’homosexualité comme acceptable, contre 86 % de rejet.

Homosexuels pour animer les mariages

*Michael G. Peletz, « Transgendered Ritualists and Pondan », in Michael G. Peletz, Gender Pluralism: Southeast Asia Since Early Modern Time, Routledge, Londres, 2009, pp. 186-198. **Ibid, p. 185.
La question LGBT a pourtant longtemps échappé à la controverse en Malaisie, explique le spécialiste Michael Peletz. Ce chercheur étudie le pluralisme de genre dans la péninsule malaise. Même dans les régions les plus conservatrices du pays, l’homosexualité était perçue dans le passé comme quelque chose de « différent », mais en aucun cas comme un péché ou une maladie donnant lieu à une stigmatisation, souligne Michael Peletz dans un ouvrage paru en 2009*. Au contraire, une certaine notoriété publique existait autour des pratiques homoérotiques et homosexuelles des danseurs du sultan du Kelantan, et cela jusque dans les années 1960. Selon Peletz, contrairement à l’Occident, la société malaise n’avait aucun problème avec la transsexualité. La figure du pondan, c’est-à-dire d’un homme « se comportant comme une femme dans son habillement, ses manières et, parfois, sa sexualité », s’inscrit dans un système rituel. Ce dernier était chargé d’organiser et d’animer les mariages, notamment en choisissant une date idéale en fonction de critères coraniques. Une tolérance que le chercheur tempère au vu des mentalités et des préjugés qui restent ancrés dans une société loin d’être un « paradis pour les gays »**.
Cette tendance s’expliquait par la désexualisation du pondan. Bien qu’il se conduise comme une femme, y compris dans sa sexualité, il n’était jamais lié à l’homosexualité. D’ailleurs, jusqu’à la fin des années 1980, les termes « gay » ou « homosexuel » n’étaient pratiquement jamais utilisés en Malaisie, ni en anglais ni en malais. Cependant, cette propension à la tolérance a fini par disparaître dans les années 1990 lorsque le gouvernement malaisien a commencé à promouvoir la restauration d’une supposée tradition morale. Les tenants de cette dernière s’appuyant sur les « valeurs asiatiques » et jugeant l’homosexualité comme un bon indicateur de la décadence occidentale. Mais c’est surtout l’affaire Anwar qui a marqué un tournant. Arrêté en septembre 1998, le vice-premier ministre Anwar Ibrahim a été accusé et reconnu coupable d’actes de sodomie sur son chauffeur. Sa condamnation ainsi que « l’outing » de rapports homosexuels supposés par la presse auront probablement contribué à changer l’opinion, ancrant encore davantage les discriminations vis-à-vis de la communauté.

« Gay moment » chez Disney

Se fondant sur une loi coloniale de 1826 interdisant tout acte « contre-nature », le gouvernement malaisien, appuyé par les franges conservatrices de nombreux partis politiques, rejette et stigmatise toute avancée sur le droit des LGBT. Ainsi, en 2015, l’ancien Premier ministre Najib Razak affirmait que la Malaisie refuserait d’appliquer les droits de l’homme contraires à sa culture, entendre ceux de la communauté LGBT. Forte de cet appui, l’administration malaisienne peut mouliner les décisions stigmatisantes autant qu’elle le souhaite. Tout film présentant les homosexuels autrement que sous un jour négatif est ainsi censuré. Le bureau de la censure ne craint visiblement pas d’être la risée du monde entier. En 2017, à la sortie de La Belle et la Bête, les censeurs dégainent leurs ciseaux et demandent à Disney de retirer ce qu’ils considèrent comme le « gay moment » du film. La société civile n’est d’ailleurs pas en reste. Médias, associations emboîtent le pas de ces mesures vexatoires. En février dernier, le journal Harian va ainsi publier une liste de conseils permettant de… « reconnaitre un gay ».
Contre à toute attente, la victoire historique du Pakatan Harapan en mai 2018 n’a rien arrangé, bien au contraire. Le sujet s’invite désormais sur la place publique, dans un climat d’homophobie extrême déclenché par deux événements récents. Au début du mois de juillet de cette année, Numan Afifi Saadan a été contraint de démissionner après plusieurs jours de polémique. En cause, l’activisme du porte-parole du ministre de la Jeunesse et des Sports, en faveur de l’égalité des droits. Une cause qui l’a conduit à organiser un « jour des fiertés » (Pride Day) en 2017. Colère entre ministères. En représailles, le ministre des Affaires religieuses, fait retirer deux portraits de militants LGBT, dont l’un arborant le drapeau arc-en-ciel, lors d’une exposition photo. Très critiqué tant par l’opposition conservatrice de la United Malay National Organisation (UMNO) et du Parti islamique pan-malaisien (PAS), que par les défenseurs des droit de l’homme, le gouvernement essaye de limiter la polémique en multipliant les déclarations maladroites et stigmatisantes. La vice-première ministre Wan Azizah Ismail allant jusqu’à marteler qu’il est « haram » (« interdit ») pour un musulman de soutenir la cause LGBT.

« Corruption des esprits »

L’opposition nourrit les flammes. Les islamistes du PAS et le clergé musulmans multiplient les déclarations chocs et homophobes. Ainsi, un mufti compare les homosexuels à des animaux. Le vice-président du PAS appelle les Malaisiens à la « résistance face aux déviances occidentales », dont les droits pour les personnes LGBT seraient le « cheval de Troie ». Quant au président de l’organisation ultra-conservatrice Perkasa, dès le lendemain des élections de mai 2018, ce dernier avance que « les gays sont ravis de la victoire du Pakatan ». L’UMNO, l’ancien parti dominant de Malaisie, n’est pas en reste dans cette course aux propos homophobes. L’une de ses dirigeantes a ainsi affirmé que les homosexuels ne devaient pas diriger les crèches et autres institutions de la petite enfance, afin d’éviter la « corruption des esprits » des plus jeunes.
Cette surenchère homophobe répond à une stratégie politique. En se faisant les gardiens de la moralité, l’UMNO et le PAS cherchent à se positionner comme les garants de l’Islam, et donc de l’identité malaise. De même, le débat sur les droits LGBT permet au PAS de détourner l’opinion publique d’un autre débat, celui du mariage infantile. En effet, au début de l’été, une polémique a éclaté autour de l’union d’une fillette de 11 ans avec un agriculteur de 41 ans. Le mariage ayant eu lieu dans le Kelantan, un État dirigé par le PAS, son vice-président a réagi en pointant que contrairement à l’homosexualité, se marier avec une enfant n’était pas contraire à l’Islam.

Transsexuelle tabassée

Cette politisation de la question LGBT contribue à ce climat d’homophobie délétère dont le paroxysme est cette condamnation à la bastonnade publique du 12 août dernier. Les militants LGBT sont constamment harcelés. Les agressions se multiplient, comme celle d’une femme transsexuelle tabassée par cinq hommes le 24 août dans la banlieue de Kuala Lumpur. Cette montée des violences à l’encontre de la communauté gay ne doit toutefois pas faire perdre espoir à celles et ceux qui luttent pour les droits LGBT. L’actualité récente a été marquée par de timides avancées en faveur de l’égalité des droits. Les violences homophobes sont largement médiatisées, y compris dans certains journaux jusqu’alors plutôt conservateurs. Et ces violences suscitent l’indignation de toute une partie de l’opinion.
La fille aînée du Premier ministre Mahathir Mohamad s’est ainsi indignée sur Twitter de la déclaration de Wan Azizah Ismail concernant l’interdiction pour un musulman de soutenir la cause LGBT. Au sein du gouvernement, certains réfléchissent à un équilibre entre égalité des droits et moralité islamique telle que défendue par le PAS. Le ministre des Affaires religieuses est aussi obligé de surfer sur ses contradictions. Ce dernier reconnaît que la communauté LGBT ne saurait souffrir de discriminations, vu que la Constitution malaisienne reconnait l’égalité des droits. Tout en affirmant que cette égalité n’est pas à l’ordre du jour… Dans une vidéo, le Premier ministre a condamné la bastonnade, estimant la sentence « inappropriée » et de nature à ternir l’image de l’Islam. Cependant, le chef du gouvernement s’est bien gardé d’aller évoquer les deux jeunes femmes, condamnant la méthode mais pas le fait de réprimer les rapports entre personnes de même sexe.
Alors que l’Inde vient tout juste de dépénaliser l’homosexualité et que Taïwan est devenu en 2017 le premier pays d’Asie à reconnaître les unions de couple de même sexe, la route semble encore longue avant que la Malaisie ne connaisse de telles avancées. Si la mise en avant des militants LGBT et la défense de leur cause commencent à émerger dans la presse, la politisation de la question par une opposition en mal de légitimité empêche tout progrès. Tant que celle-ci s’en prendra au gouvernement sur ce thème, il sera contraint de maintenir le statu quo actuel, de peur de perdre des électeurs.
Par Victor Germain

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Spécialiste de la Malaisie, Victor Germain est chargé d'études à l'Institut de recherche stratégique de l’École Militaire (IRSEM). Diplômé de Sciences Po Paris en science politique et relations internationales, il a également étudié à l'Universiti of Malaya à Kuala Lumpur. Il est l'auteur d'un mémoire universitaire à l'IEP de Paris sur le populisme dans la politique étrangère de la Malaisie.