Economie
Analyse

En Corée du Sud, les retraités seuls face à la pauvreté

46 % des seniors vivraient sous le seuil de pauvreté en Corée du Sud. (Source : Financial Times)
46 % des seniors vivraient sous le seuil de pauvreté en Corée du Sud. (Source : Financial Times)
Un long métrage de fiction, plusieurs documentaires télé, des publications académiques et quantité d’articles de presse : l’histoire des « Bacchus Ladies » continue de sidérer la Corée du Sud. Le sort de ces dames âgées – la plupart ont entre 60 et 80 ans – qui se prostituent en plein Séoul pour simplement pouvoir manger a jeté une lumière crue sur un phénomène plus large : la pauvreté des seniors. C’est que près de la moitié des plus de 66 ans vit sous le seuil de pauvreté dans le pays, un chiffre sans égal au sein des économies avancées. Enquête sur un phénomène complexe, qui, comme souvent en Corée, trahit les difficultés d’une société qui a rapidement muté.

Contexte

46 % des seniors vivraient sous le seuil de pauvreté en Corée du Sud. En clair, près de la moitié des personnes âgées du pays vivent avec l’équivalent de 9 000 euros par an, ou même moins encore. La statistique fixe en effet la « ligne » de pauvreté sous la moitié du revenu médian annuel de chaque ménage, revenu qui s’établissait autour de 18 500 euros l’année dernière. Le seuil est lui-même assez bas parmi les économies développées – en France le revenu médian annuel par ménage s’élève à 26 700 euros. Et le problème de la pauvreté chez les seniors a toutes les chances d’empirer.

Car les Sud-Coréens vivent paradoxalement de plus en plus longtemps : le pays pourrait devenir d’ici 2030 le premier endroit au monde où l’espérance de vie dépasse les 90 ans. S’ajoute un taux de fécondité le plus faible au monde, qui se traduit par un nombre de naissance toujours plus bas. Ainsi, 2017 fut une annus horribilis avec 358 000 naissance seulement, une chute spectaculaire de 12 % (ou près de 50 000 bébés) par rapport à l’année précédente. Le chiffre net de population devrait donc bientôt commencer à reculer en Corée tandis que la proportion des plus de 65 ans ne cesse de grimper. De 13 % du total aujourd’hui, celle-ci devrait dépasser les… 40 % en 2060 ! Le système des retraites est donc directement menacé, et le risque est grand de voir les inégalités parmi les plus âgés s’accroire en proportion.

La débrouille, jusqu’au bout

Passé le week-end les rues se chargent de cartons usagés autour de Gyeongri-dan, un quartier de Séoul très prisé des jeunes couples coréens. Boîtes à pizza vides et caisses abandonnées attirent alors un public différent, bien plus âgé. Pliée sur un modeste chariot qu’elle charge avec application, Madame Shin (elle préfère ne pas donner son prénom) hausse les épaules. « Je suis vieille mais je n’ai pas le choix. Si je ne ramasse pas les cartons, comment vais-je manger ? »
Madame Shin est loin d’être un cas isolé en Corée. Comme elle, quantités de personnes âgées sillonnent chaque jour les rues des grandes villes du pays à la recherche de matériel recyclable et d’objets à réutiliser. Les quantités ramassées varient en fonction des moyens de chacun – le chariot tiré à la main fait parfois place à des triporteurs motorisés – mais, à 100 wons (0.75 euros environ) par kilo de déchets ramassé, les tarifs au rachat sont désespérément bas. Pour se payer un repas, Madame Shin devra rassembler 50kg de déchets environ.

Causes multiples

Choquante dans une économie développée, cette pauvreté s’explique par une combinaison de facteurs différents. D’abord historiques : la période d’après-guerre dans laquelle la génération des 65 ans et plus a grandi a tout entière été consacrée à la reconstruction. Le fruit du travail était directement réinvesti, avec une priorité absolue à la croissance. Ainsi, ce n’est qu’en 1988 que la Corée a établi un système public de retraite, mais les cotisations n’y sont devenues obligatoires qu’en… 1999. Avant cette date, ceux qui gagnaient trop peu pour épargner ainsi que les nombreux autres qui ont préféré consacrer leurs économies à l’éducation de leurs enfants se retrouvent aujourd’hui sans couverture.
Facteurs sociétaux, ensuite : l’urbanisation foudroyante a sonné le glas de la structure familiale traditionnelle en Corée. Si de multiples générations de la même famille vivaient sous le même toit au siècle dernier, en particulier dans les campagnes, la norme est aujourd’hui presque exclusivement à la famille nucléaire. Un nombre croissant de seniors vivent désormais isolés : un sur cinq se trouve dans cette situation à Séoul. Mais le chiffre bondit parmi les personnes âgées dans la précarité, qui vivent seules pour près de la moitié.

Politiques publiques balbutiantes

Or les politiques publiques à leur égard restent balbutiantes. Certes, il existe une couverture médicale universelle garantie par l’État – couverture paradoxalement créditée de l’allongement de l’espérance de vie en Corée. Le minimum vieillesse n’a lui été mis en place qu’en 2008, un retard qui pourrait s’expliquer par la confiance que les autorités ont longtemps placée dans le poids des traditions. Pétries de confucianisme, les valeurs coréennes professent un profond respect pour les ancêtres et les plus âgés. Ce devoir intergénérationnel supposé a pu faire croire que le problème relevait de la sphère privée et en retarder la prise de conscience publique. Cette pension de base n’est d’ailleurs pas accessible à ceux qui disposent de « personnes avec devoir de soutien », comme des enfants, par exemple.
S’il n’est toujours pas une priorité, le sujet de la pauvreté chez les personnes âgées est désormais reconnu par le gouvernement. Lors de sa campagne victorieuse de 2017, le président Moon Jae-in a notamment promis plusieurs mesures à l’égard des seniors dont une revalorisation du minimum vieillesse. Actuellement d’un montant de 200 000 wons (un peu plus de 150 euros), cette pension de base pourrait passer à 300 000 wons (230 euros) avant la fin de la mandature, un montant qui reste toutefois extrêmement faible au regard du coût de la vie. Pas de quoi émouvoir Madame Shin. « Je ne sais pas ce que je vais manger demain alors à quoi bon attendre une pension ? », glisse-t-elle en empilant ses cartons.
Par Hadrien Diez

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A propos de l'auteur
Écrivain, journaliste, commissaire d'exposition indépendant, Hadrien Diez tente de décrypter les enjeux de l'Asie contemporaine par divers moyens créatifs. Il partage son temps entre la Corée, où il vit, et l'Asie du Sud, où il collabore avec différents acteurs culturels.