Economie
Analyse

Corée du Sud : la fin de la culture obsessionnelle du travail

De plus en plus de jeunes coréens n'hésitent plus à démissionner, même d'un emploi bien payé. (Source : Quartz)
De plus en plus de jeunes coréens n'hésitent plus à démissionner, même d'un emploi bien payé. (Source : Quartz)
La décision fait couler beaucoup d’encre. Depuis le 1er avril, tous les vendredis à 20 heures précises, les ordinateurs de l’administration métropolitaine de Séoul s’éteindront automatiquement. Economies d’électricité ? Mise à jour des systèmes informatiques ? La réponse est plus simple : interdiction de (trop) travailler. Longtemps dominante, l’obsessionnelle culture du travail est lentement en train de refluer en Corée. Nouveaux entrants sur le marché du travail, les « millenials » (la génération du millénaire), sont moins disposés que leurs ainés à sacrifier tout leur temps libre à leur employeur. Ils peuvent compter sur un allié de poids dans cette bataille : l’administration présidentielle. Déterminées à soutenir l’économie du pays par la consommation intérieure, les autorités viennent de diminuer la durée légale du temps de travail. Le président Moon Jae-in lui-même n’hésite pas à s’afficher en congés, et encourage les employés coréens à sortir de leurs bureaux pour enfin profiter de la vie.

Contexte

De 1960 à 1995, l’économie de la Corée du Sud a crû de manière exponentielle et le pays multiplie son PIB par habitant par 10 environ.Tirée par les chaebols, ces conglomérats concentrés sur l’exportation, cette croissance est aussi possible grâce aux sacrifices de travailleurs qui acceptent de faire passer le développement collectif avant leur confort individuel. La culture du travail qui se met alors en place est largement inspirée de principes militaires : décision centralisée, verticale du pouvoir et dévouement total à l’entreprise qui, comme une armée, fait office de « seconde famille ». Importants « chaebols » ou start-up débutantes, les entreprises coréennes restent aujourd’hui régies par cette culture rigide et autoritaire. Avec une moyenne de plus de 2000 heures travaillées en 2017 – soit environ 30% de plus qu’en France sur la même année -, les salariés sud-coréens travaillent bien plus longtemps que leurs collègues d’autres économies développées.

Cependant, le souvenir du « Miracle sur la rivière Han » s’estompe et la place centrale du travail est remise en question. Moins affectés que leurs ainés par les affres de la pauvreté, une nouvelle génération de travailleurs n’hésite plus à exiger plus de temps libre à leurs employeurs. Très en vogue sur les forums de recherche d’emploi et les médias sociaux, les termes « yolo »« You Only Live Once » (« on ne vit qu’une fois ») – et « wolibal »« work life balance » – traduisent la volonté d’un plus grand équilibre entre travail et vie privée. Preuve que cette recherche n’est pas seulement un problème comptable, plusieurs ouvrages discutant du sens même du travail connaissent un succès fulgurant en librairie, tandis que des écoles de développement personnel proposent des cours sur la meilleure manière de gérer, ou même de quitter son emploi.

Le poids de l’emploi

Mise impeccable, anglais mâtiné d’une pointe d’accent américain, téléphone à portée de la main et constamment consulté : à première vue, Jiwoo a tout d’une cadre sud-coréenne classique. Forte d’une expérience professionnelle d’une quinzaine d’années, la presque quarantenaire est maintenant titulaire d’un poste à responsabilités dans le secteur de l’éducation. Le parcours sans faute qui lui a permis d’arriver où elle est ressemble à celui de tant d’autres jeunes actifs dans le pays. « Comme tous mes camarades, j’ai beaucoup travaillé au lycée pour entrer dans une bonne université. À la fac, j’ai beaucoup travaillé pour être remarquée par les meilleures entreprises. Et une fois engagée, j’ai beaucoup travaillé pour que mon employeur soit satisfait. »
Pourtant, le CV de Jiwoo affiche une particularité qu’elle souligne avec une pointe de fierté. « Au bout d’une dizaine d’années de vie professionnelle, j’ai senti que quelque chose n’allait pas. J’avais besoin de faire une pause. Après avoir bien réfléchi, j’ai démissionné. » Quitter son emploi, a fortiori un emploi bien payé pour un employeur réputé, n’est pas facile en Corée du Sud. La loyauté du salarié à son entreprise y est très valorisée, et la stabilité professionnelle est dès lors perçue comme une vertu. « Très peu de gens de mon âge démissionneraient comme je l’ai fait, mais c’est beaucoup plus fréquent chez les plus jeunes, relève toutefois Jiwoo. C’est un tabou qui est en train de tomber. »
Les chiffres semblent lui donner raison. En 2016, un sondage de la fédération des employeurs coréens constatait que plus d’un quart des jeunes diplômés quittaient un nouvel emploi dès la première année. Une tendance en nette hausse malgré un marché de l’emploi difficile pour ce segment de la population – à environ 10%, le taux de chômage des 15-29 ans est au plus haut depuis 20 ans. Un paradoxe qui n’étonne pas la jeune fille. « Un travail, c’est un sacrifice très important qui a de profondes conséquences sur la vie, sur le couple, sur la famille du salarié. Les générations précédentes y consentaient car, au-delà de l’aspect financier, un bon emploi fournissait un statut et du prestige. Cet équilibre est aujourd’hui en train de changer et le statut n’est plus suffisant. De plus en plus de salariés cherchent désormais à exprimer des valeurs à travers leur travail. Ils veulent que leur emploi ait du sens. »

Quête de sens… et productivité

Trouver du sens dans ce que l’on fait au travail – et non plus dans le simple fait de travailler -, voilà bien le nouvel enjeu. Un passage au rayon « meilleures ventes » de n’importe quelle librairie de Séoul donne la mesure du phénomène : des titres comme Papa, démissionne et occupe-toi de tes enfants ou Démissionner pour voyager se disputent les faveurs des lecteurs. Plusieurs écoles de développement personnel répondent également à ce nouvel engouement. Ainsi « The School of Life », une « école de la vie » créée en 2008 par le philosophe suisso-britannique Alain de Botton et qui opère aujourd’hui dans une quinzaine de pays, rencontre un franc succès en Corée du Sud avec des cours spécialement conçus pour le monde du travail. Preuve que les entreprises ont conscience de la recherche de sens de leurs employés, l’institution travaille avec quelques-uns des plus grands noms de l’industrie sud-coréenne.
« Un fabricant de voitures a par exemple fait appel à nous pour travailler avec de jeunes cadres récemment recrutés, raconte Jihyun Yoo, instructrice à la « School of Life ». L’idée était de réfléchir avec eux à leurs motivations profondes : pourquoi travaillent-ils ? Que veulent-ils accomplir dans leur travail ? Par quels moyens comptent-ils y arriver ? Ces questions sont souvent occultées par la routine du travail. » Avec ces cours, les entreprises visent des retombées bien concrètes. « Nos classes permettent à ces salariés de réfléchir non pas tant à ce qu’ils croient que leur employeur attend d’eux qu’à ce qu’eux-mêmes attendent de leur emploi. Cela les oblige à sortir d’une certaine zone de confort et stimule leur productivité », veut croire l’instructrice.
Car c’est un paradoxe bien connu des économistes qui étudient la Corée du Sud : les longues heures passées à travailler ne se traduisent pas en gain de productivité – qui se mesure comme la richesse totale produite par une heure de travail. Le pays se situe dans la fourchette basse des économies développées sur ce critère. Un travailleur coréen produit environ la moitié de la richesse produite par un travailleur américain pour la même heure travaillée.

Mieux travailler

Les classes de la « School of Life » s’adressent aussi à des particuliers. Ils sont pour la plupart trentenaires ou quarantenaires et gagnent souvent bien leur vie – à Séoul ; une session à la « School of Life » leur coûte 70 euros environ. Ces professionnels ne sont pas dans le rejet du travail : à travers ces cours, ils cherchent plutôt à trouver des solutions pour mieux concilier les demandes de leur emploi avec leur vie privée. « Le wolibal [« work-life balance » ou équilibre entre vies professionnelle et privée, NDLR] est un sujet compliqué pour lequel il n’y a pas de réponse standardisée, avertit Jihyun. Nos modules aident les étudiants à cerner leurs intentions profondes. Il est alors beaucoup plus facile pour eux d’établir une échelle de priorités. Cela débouche souvent sur des emplois du temps mieux pensés, avec des plages intensément consacrées au travail et puis d’autres entièrement consacrées à leur vie privée. »
Cet équilibre, les autorités sont désormais déterminées à le favoriser. La durée légale du temps de travail en Corée était jusqu’ici de 68 heures par semaine, un chiffre jugé « inhumain » jusque dans les rangs du gouvernement. Une loi limitant le travail à un maximum de 52 heures hebdomadaires vient donc d’être votée et entrera en vigueur en juillet. À cela s’ajoute des mesures ponctuelles, comme la décision l’automne dernier d’étendre un congé officiel sur une durée inédite d’une dizaine de jours. Soutien à la consommation intérieure, relance de la natalité, augmentation de la productivité… les motifs pour justifier ces décisions donnent à penser que le « wolibal » est vu comme la panacée, mais un rapport au travail plus sain fait certainement partie des priorités.
Développer une relation repensée au travail, Jiwoo, la jeune cadre qui n’avait pas hésité à quitter son emploi, formule la même idée. « Lorsque j’ai démissionné, tous mes amis sans exception me disaient que j’étais folle, que c’était un suicide professionnel, que j’allais le regretter. Mais après environ un an de pause dans ma carrière, j’ai pu retrouver un emploi, dit-elle dans un sourire. Aujourd’hui, je suis beaucoup plus épanouie et cela a un impact positif sur ce que je fais. Mon employeur actuel y a vraiment gagné. »
Par Hadrien Diez

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A propos de l'auteur
Écrivain, journaliste, commissaire d'exposition indépendant, Hadrien Diez tente de décrypter les enjeux de l'Asie contemporaine par divers moyens créatifs. Il partage son temps entre la Corée, où il vit, et l'Asie du Sud, où il collabore avec différents acteurs culturels.