Politique
Analyse

Laos : pour un moratoire sur les barrages hydroélectriques

Le 23 juillet 2018, l'effondrement du barrage de Xe Pian-Xe Nam Noy dans le sud du Laos, a englouti sept villages. (Source : The Independent)
Le 23 juillet 2018, l'effondrement du barrage de Xe Pian-Xe Nam Noy dans le sud du Laos, a englouti sept villages. (Source : The Independent)
Le 23 juillet dernier, la rupture du barrage de Xe Pian-Xe Nam Noy dans le sud du Laos, engloutissait sept villages. Le bilan des victimes n’est pas encore définitif – au moins 26 morts et plus d’une centaine de disparus. Dans un pays où l’édification des barrages se multiplie à une vitesse effrénée, la catastrophe rappelle au gouvernement développementaliste de Vientiane et aux promoteurs étrangers que personne ne doit sous-estimer la gravité des dangers liés à la construction de grands projets d’infrastructures. Au Laos, cette stratégie volontariste inquiète forcément en raison de la nature du régime laotien, où la corruption et le clientélisme jouent un grand rôle dans la gestion du pays et l’exploitation des ressources. Mais d’autres facteurs entrent en jeu comme le poids géopolitique et géoéconomique des pays voisins (Chine, Thaïlande ou Vietnam). Sur le terrain, le développement hydroélectrique heurte toujours plus l’environnement et les populations locales, les grands oubliés de cette politique à tout crin.

Contexte

Enclavé au cœur de l’Asie du Sud-Est continentale, le Laos est un petit pays de 6,8 millions d’habitants. Il compte parmi les plus pauvres de la planète : en 2016, son PIB s’élèvait à 2 408 dollars par habitant. À l’instar des États voisins comme la Chine (1978) et le Vietnam (1986), le Laos s’engage en 1986 sur la voie de « l’économie socialiste de marché ». Les réformes, impliquant une orientation de la politique économique vers les marchés extérieurs, visent à attirer l’investissement étranger. L’un des objectifs en est de mettre en valeur les ressources naturelles du pays à des fins d’exportation et de lutte contre la pauvreté. C’est dans le cadre de cette politique que l’hydroélectricité reçoit une attention particulière.

Avec 92 % des foyers connectés au réseau électrique en 2016 et une population à 60 % rurale, les projets hydroélectriques sont cruciaux pour la production nationale d’électricité et le développement économique du pays. Face à l’ampleur des travaux que suppose la mobilisation du potentiel de production, le Laos éprouve certaines difficultés attribuables au manque de capacités techniques et financières, l’bligeant à appuyer sa politique hydroélectrique sur le soutien étranger (Chine, Thaïlande, Vietnam, Corée du Sud, France, Malaisie, Japon, Norvège ou États-Unis). En effet, l’accroissement du potentiel hydraulique du pays nécessite des sommes très importantes et Vientiane doit par conséquent recourir à différentes sources de financement extérieur. L’ensemble des projets retenus, s’il doit permettre l’électrification du territoire et favoriser le développement économique local, suppose cependant une production bien supérieure aux besoins nationaux : il s’agit de valoriser le potentiel énergétique auprès des pays de la région, dans un but commercial, mais aussi pour orienter les relations régionales.

Dans une optique de développement et d’intégration régionale, le Mékong et ses affluents apparaissent aux yeux des décideurs laotiens et étrangers comme un potentiel sous-exploité. En conséquence, la politique d’édification des barrages hydroélectriques s’accélère à partir des années 1990. Rien n’empêche cette politique, ni le gel temporaire des nouveaux projets de centrales hydroélectriques au moment de la crise financière asiatique de 1997, ni les nouvelles exigences de protection de l’environnement imposées par les ONG internationales et les Institutions financières internationales. Principaux moteurs de la construction des barrages hydroélectriques, Les investisseeurs privés voient dans l’exploitation des ressources hydriques la meilleure stratégie de développement du Laos. En 2015, Le pays exporte ainsi 70 % de sa production électrique en direction des marchés en expansion de la Thaïlande, du Vietnam, et dans une moindre mesure du Cambodge. Vientiane a su profiter de sa position stratégique au cœur de la péninsule indochinoise et de l’expansion de son réseau de lignes électriques pour répondre aux besoins énergétiques sans cesse croissants de l’Asie du Sud-Est.

La production d’électricité à partir de centrales hydroélectriques est une politique énergétique laotienne datant du début des années 1970. Elle connaît une accélération décisive depuis le courant des années 1990. Les revenus tirés de la vente d’électricité aux pays voisins (Thaïlande, Vietnam ou Cambodge) jouent un rôle déterminant dans la croissance des exportations du pays. Aujourd’hui, l’État laotien a pour ambition de devenir le premier pays producteur d’électricité de la région du Bas-Mékong. A cette fin, il déroule une liste de 25 installations hydroélectriques opérationnelles (6 093 MW), ce qui représente 26,5 % du potentiel techniquement exploitable (23 000 MW). Aujourd’hui, si 10 installations sont en cours de construction (3 447 MW), dont deux sur le cours principal inférieur du Mékong (Xayabouri et Don Sahong), pas moins de 62 sont en phase de planification ou en étude de faisabilité (12 398 MW), soit au total 87 projets pour près de 22 000 MW. En plus des exportations d’électricité (1,9 milliard de dollars pour la période 2011-2015), la politique hydroélectrique génère des revenus fiscaux importants pour le gouvernement laotien. Selon une étude de la Banque mondiale, ce revenu fiscal devrait se situer à 850 millions de dollars en 2025 – il atteignait 402 millions en 2016. En favorisant les investissements massifs dans le secteur hydroélectrique, le Laos table à terme sur l’accroissement des exportations et des redevances. Mais il compte aussi sur le renforcement de son rôle de fournisseur régional à travers des accords bilatéraux et le projet d’interconnexion des réseaux électriques entre les pays de l’ASEAN, programme grâce auquel la Malaisie et Singapour devrait devenir dans les prochains mois client de l’électricité laotienne.
Au-delà des déclarations enthousiastes des différents acteurs concernés, Vientiane capte largement les bénéfices de l’exploitation des ressources hydroélectriques du Laos. Les conflits d’usage locaux s’accentuent par les déplacements des populations rurales inhérents à tout projet hydroélectrique. Les controverses sociales et environnementales pesant sur l’avenir des projets, en particulier sur le cours principal du Mékong, sont de plus en plus vives au sein de la population, des ONG locales et internationales, mais également au sein des gouvernements du Bas-Mékong (Cambodge, Thaïlande et Vietnam). Depuis la rupture du barrage de Xe Pian-Xe Nam Noy, le contexte national et régional pousse à un moratoire sur les projets hydroélectriques. Mais l’option n’est pas envisagée par Vientiane. En cause, la nature du régime laotien et l’absence de liberté d’expression dans un pays qui veut soigner son image, mais reste dans le même temps inflexible sur des questions sensibles, en premier lieu sa politique d’exploitation des ressources.

Une contestation socio-environnementale méthodiquement verrouillée

Au Laos, la politique du gouvernement en matière de libertés civiles et des droits politiques de la population, notamment celle des acteurs de la société civile et du développement, se durcit chaque jour davantage. Ce constat est particulièrement visible auprès des ONG qui reçoivent des fonds internationaux. Cette dégradation spectaculaire de la marge de manœuvre des groupes associatifs, notamment sur les questions environnementales, a commencé à s’intensifier lorsque le pays a officiellement expulsé le 9 décembre 2012, après 48 heures de préavis, Anne-Sophie Gindroz, la responsable de l’ONG suisse Helvetas. À l’origine de cette décision, un courrier de Madame Gindroz adressé à l’ensemble des pays donateurs et autres bailleurs de fonds la veille d’une réunion de travail avec trente-cinq pays et quarante-deux organisations. La réunion portait sur les conditions d’octroi au Laos de l’aide internationale dont le pays dépend encore en grande partie. Dans ce courrier, la directrice d’Helvetas soulignait, pêle-mêle, à propos du gouvernement laotien « un environnement hostile au développement de la société civile en étouffant la liberté d’expression » et « un pays dirigé par un régime à parti unique laissant peu de place pour un débat démocratique et où s’immiscer dans cet espace restreint entraîne des conséquences ».
*L’Asia Europe Meeting compte 51 pays membres soit la quasi-totalité de l’Europe et de l’Asie-Océanie.
Si l’expulsion est passée pratiquement inaperçue – sauf dans le monde du développement présent au Laos et quelques quotidiens suisses -, la disparition mystérieuse de l’activiste laotien Sombath Somphone, le 15 décembre 2012, soit six jours plus tard, l’a été beaucoup moins. En effet, Sombath Somphone n’est pas n’importe qui. Lauréat en 2005 du Prix Ramon Magsaysay, considéré comme le prix Nobel asiatique, dans la catégorie « Leadership communautaire », c’est une personnalité éminente de la société civile laotienne. Militant écologiste, défenseur des communautés rurales et des paysans les plus pauvres du Laos, voilà une figure mondialement reconnue par ses pairs. Arrêté sur une grande artère de Vientiane par des policiers de la circulation lors d’un contrôle de papiers, Sombath Somphone été emmené dans une camionnette blanche par des individus non identifiés. D’après la communauté internationale présente au Laos, ses problèmes de auraient commencé en octobre 2012 lors du 9ème forum des peuples Asie-Europe organisé à Vientiane, un mois avant le sommet de l’ASEM*. Au cours du forum, organisé conjointement par le militant et le gouvernement laotien, les débats auraient vite mis en relief les inquiétudes soulevées par les participants après qu’une série de projets de développement (notamment hydroélectrique) eut empiété sur les terres de villageois et porté atteinte à l’environnement. Prenant la défense des villageois, Sombath Somphon aurait été intimidé par des représentants du gouvernement lors du forum. Il n’est jamais réapparu depuis. Les autorités laotiennes nient toute implication dans cette disparition. Depuis cette mystérieuse affaire, les acteurs de la société civile sont sur leurs gardes. Les critiques dirigées contre le gouvernement laotien, particulièrement sur les projets hydroélectriques, sont mises en sourdine.

Corruption et Clientélisme derrière des projets d’infrastructures défaillants

Loin d’annoncer le déclin de l’État-parti, la libéralisation économique associée à l’ouverture progressive du pays aux investisseurs étrangers a facilité la reconversion d’une partie des élites politiques et militaires urbaines et provinciales en entrepreneurs privés. Une reconversion facilitée par une administration décentralisée. Résultat : un système de clientélisme qui renforce les alliances entre le monde politique et le monde des affaires. Les pratiques dans le marché en pleine expansion de l’exploitation des ressources naturelles et des terres (hydroélectricité, mines, bois ou cultures de rente) sont marquées par la collusion entre le pouvoir politique, administratif et le milieu économique. Elles entraînent un détournement important des biens publics. Dans le classement établi en 2017 par l’ONG Transparency International, le Laos occupe le 135ème rang parmi les 180 pays et territoires évalués sur leur niveau de corruption.
Ces pratiques, maintes fois dénoncées par les observateurs étrangers et les ONG internationales présentes sur le sol laotien, contribuent à produire une économie de rente. Le système politique laotien peut ainsi se maintenir au pouvoir, voire se renforcer. Effectivement, la croissance économique entraînée par le dynamisme des pays voisins et des entrepreneurs privés chinois, thaïlandais et vietnamiens génère une augmentation des revenus tirés de la corruption qui font vivre l’administration laotienne. Non seulement cette hausse calme d’une part le mécontentement des fonctionnaires quant à la faiblesse de leur traitement (entre 150 et 200 dollars par mois), mais elle enrichit les cadres dirigeants du Parti, leurs familles et leurs réseaux de patronage. À travers la création de nouvelles rentes légales (hydroélectricité, mines, bois ou cultures de rente), ils participent ainsi à former une classe dominante devenue gestionnaire des ressources et des terres d’un État privatisé et de son intégration dans l’économie régionale.
Le clientélisme construit autour des liens de parenté, de voisinage ou d’amitié tend à favoriser la corruption, les pots-de-vin et les rivalités entre clans. Et ce au détriment de la population laotienne. Bien entendu, la nature-même du gouvernement laotien autoritaire permet à ce type de pratiques de prospérer. Ces connexions claniques influencent évidemment les décisions gouvernementales, à l’échelle du district, de la province ou de l’État central, dans la régulation des affaires et dans l’attribution des grands projets d’infrastructures aux entreprises étrangères. Notamment les barrages hydroélectriques, dont c’est un euphémisme de dire que les études d’impact social et environnemental sont trop souvent bâclées et conduisent le plus souvent à des conflits fonciers avec les communautés villageoises.

Pour un moratoire sur les nouveaux projets de barrages

En raison de sa situation géographique, au cœur de la péninsule Indochinoise, le Laos est particulièrement bien placé pour construire des barrages hydroélectriques et fournir à travers l’interconnexion des réseaux l’électricité dont les pays de l’ASEAN les plus avancés ont tant besoin.
Cependant, la gestion de ces barrages fait l’objet de manœuvres politiques préoccupantes, le plus souvent sans tenir compte des conséquences environnementales et sociales sur les populations directement impactées. Le modèle de développement du secteur hydroélectrique adopté par le Laos, en partie dicté par des intérêts extérieurs et par les bailleurs de fonds, renforce la légitimité du gouvernement central sur les territoires, les ressources et les populations. En d’autres termes, ces politiques illustrent la priorité accordée aux intérêts nationaux – surtout ceux des élites politique et militaire – et à ceux du secteur privé, issus des pays voisins. Mais elles négligent les préoccupations et les besoins des populations locales.
Plus encore, malgré la quantité importante de projets hydroélectriques à divers stades de développement et en dépit de la pression de la communauté internationale, force est de constater que le gouvernement laotien n’a pas amélioré ses exigences en matière d’études de faisabilité, de déplacement des populations, d’indemnisations, et d’impacts environnementaux. Malgré des progrès, salués notamment par la Banque mondiale (associée à la construction du barrage de Nam Theun 2), la politique hydroélectrique de Vientiane se heurte désormais à la résistance des populations locales, au manque de territoires où réinstaller les populations déplacées et depuis le lundi 23 juillet à l’effondrement d’un barrage en construction. Cette catastrophe technique et humaine démontre qu’un moratoire suspendant les projets de barrages hydroélectriques en phase de construction ou de planification s’impose. Si hier, la politique hydroélectrique laotienne répondait aux besoins de ses voisins (et de ses élites urbaines), elle doit prendre, aujourd’hui et demain, le risque de mettre au centre de ses préoccupations le bien-être et la sécurité de sa population rurale.
Par Eric Mottet

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A propos de l'auteur
Éric Mottet est professeur de géopolitique à l’Université du Québec à Montréal (UQAM), directeur adjoint du Conseil québécois d’études géopolitiques (CQEG), codirecteur de l’Observatoire de l’Asie de l’Est, et chercheur associé à l’Institut de recherche sur l’Asie du Sud-Est contemporaine (IRASEC). Il est l’auteur de nombreux livres, chapitres de livres et articles sur les questions géopolitiques en Asie du Sud-Est et de l’Est.