Société
Analyse

Japon : les "stagiaires techniques", ces immigrés "choisis" et sous-payés

Un "stagiaire technique" chinois dans une usine de transformation d'huîtres à Hiroshima en mars 2015. (Source : Japan Times)
Un "stagiaire technique" chinois dans une usine de transformation d'huîtres à Hiroshima en mars 2015. (Source : Japan Times)
Le Japon n’a jamais été une terre d’accueil pour les étrangers. Malgré la crise migratoire internationale, l’archipel maintient une politique très restrictive pour les demandeurs d’asile. En 2017, le pays a ainsi accepté 20 réfugiés, rejetant la quasi-totalité des demandes d’asile, alors que les défenseurs des droits de l’homme pressent le gouvernement d’en accueillir davantage. Malgré un manque de main-d’œuvre et une chute de la natalité, le pays reste réticent à l’idée d’ouvrir ses frontières à des travailleurs immigrés de longue durée. A la place, une immigration déguisée de « stagiaires techniques » exploités se met en place.

Contexte

La paix sociale et civile de leur pays serait obtenue grâce à l’homogénéité raciale de la population : difficilement audible dans les pays occidentaux, c’est un consensus qui prévaut largement au Japon, qui applique strictement le droit du sang. Si le nombre de migrants a progressé de 20 % depuis 2013, après une diminution survenue au moment de la crise financière et après le séisme et le tsunami de 2011, leur part reste très mineure. Les données de l’OCDE montrent en effet que la part des étrangers vivant au Japon dans la population totale est encore faible (1,95 %) comparée à la Suisse (29 %) ou à l’Australie (28 %). D’après les statistiques du ministère de la Justice, il y avait 2 471 458 résidents étrangers enregistrés au Japon à fin juin 2017. La majorité d’entre eux viennent du Vietnam, de la Chine et du Népal.

Politique migratoire plus sévère

Avec une vingtaine réfugiés acceptés par l’administration, ce statut reste donc rarement accordé au Japon. D’ailleurs, les conditions d’accès au droit d’asile se sont encore durcies depuis une réforme du droit d’asile menée depuis le 15 septembre 2015. Cette réforme prévoyait des contrôles plus stricts pour les demandes suspectées d’être motivées par des nécessités économiques ou pour ceux qui soumettent des demandes d’asile à répétition. Ainsi les demandeurs d’asile doivent fournir un grand nombre de preuves de leur bonne foi. Le directeur de l’Association japonaise pour les réfugiés, Hiroaki Ishii, ainsi que d’autres ONG, ont dénoncé ces règles de plus en plus strictes.
En réponse, les autorités nippones expliquent ce faible taux d’acceptation par un manque d’infrastructures, préférant accueillir quasi exclusivement une main-d’œuvre qualifiée ou qu’elle peut former. Sur cette question, le Premier ministre Shinzo Abe s’était montré plutôt intransigeant. Lors d’une conférence de presse à New York en marge de l’Assemblée générale des Nations Unies, il s’était ainsi expliqué : « C’est une question de démographie. Je dirais que, avant d’accepter des immigrants ou des réfugiés, nous avons besoin de plus d’activités pour les femmes, les personnes âgées et nous devons élever notre taux de natalité. Il y a beaucoup de choses que nous devrions faire avant d’accepter des immigrants. » Shinzo Abe avait été plus loin dans son raisonnement : l’accueil en grand nombre des travailleurs étrangers est la source, selon lui, de nombreux problèmes et de menaces sur la paix sociale d’un pays.
La politique du Japon s’est toutefois assouplie sur le cas spécifique des demandeurs d’asile syriens. En effet, le 2 février 2017, le gouvernement nippon avait annoncé qu’il prévoyait d’accueillir 300 réfugiés syriens sur les cinq ans à venir. C’est un chiffre considérable pour le pays, mais pour les associations, c’est loin d’être suffisant. Le gouvernement rétorque qu’il préfère miser sur une participation financière plutôt que sur l’accueil dans l’archipel. Pour aider les réfugiés d’Irak et de Syrie, le pays a ainsi accordé en septembre 2015 1,5 milliard de dollars, une somme destinée à soutenir les efforts de paix au Proche-Orient et en Afrique. C’était un montant trois fois supérieur à celui versé en 2014, classant le Japon, après les États-Unis, le deuxième contributeur au budget du Haut Commissariat pour les réfugiés de l’ONU.

Immigration sur fond de crise démographique

Avec la pénurie de main-d’œuvre liée au déclin de la population japonaise, l’industrie nippone a pourtant besoin de travailleurs étrangers. En 2003, une étude des Nations Unies le prédisait : il faudrait 17 millions d’immigrés d’ici 2050. En effet, quinze ans plus tard, la question de la pénurie de main-d’œuvre se fait chaque jour plus criante, tous secteurs confondus. Depuis le retour de Shinzo Abe au pouvoir en décembre 2012, le paysage de l’emploi au Japon a beaucoup évolué. Le taux de chômage (2,7 %) en novembre 2017 était à son plus bas niveau depuis 24 ans tandis que les offres d’emploi n’ont jamais été aussi abondantes, avec 156 offres pour 100 demandes, un niveau jamais atteint depuis 1975. La pénurie de main-d’œuvre touche en particulier le bâtiment et les travaux publics, qui peinent déjà à assurer la reconstruction après la catastrophe de Fukushima. De plus, de nombreux travaux sont nécessaires pour l’organisation des Jeux Olympiques de Tokyo en 2020. Si le Premier ministre Shinzo Abe a annoncé qu’il comptait réformer la législation, en particulier pour répondre aux besoins du secteur de la construction avant 2020, le pays préfère mettre l’accent sur les industries automatisées et sur la fabrication de robots.
Des projets sont en cours dans le secteur de la distribution pour remplacer les hommes par des machines. Ainsi en avril 2017, le ministère de l’Économie (METI) s’est associé à cinq grandes chaînes de supérettes dans le but de développer des magasins automatiques sans employés. Mais les entreprises les plus fragiles sont parfois contraintes de mettre la clé sous la porte, faute de personnel. Selon la Teikoku Databank, le nombre de sociétés ayant fait faillite en raison d’une pénurie de main-d’œuvre s’élevait à 106 en 2017, soit 34 de plus qu’en 2016.

Les « stagiaires étrangers » ou le trafic d’êtres humains

Pour l’immigration non qualifiée dont a besoin le pays sur ses chantiers de construction, notamment, plutôt que recourir à l’immigration de longue durée, l’archipel a trouvé une solution qui n’en finit pas de susciter la polémique : il fait venir des « stagiaires techniques ». Chaque année plus nombreux (en hausse de 25% d’une année à l’autre), ces 220 000 travailleurs sous-payés viennent de pays asiatiques comme la Chine et le Vietnam. Ils travaillent généralement sans limite horaire, dans des endroits qui peinent à trouver de la main-d’œuvre, comme les petites usines ou les exploitations agricoles.
Officiellement, cette main-d’œuvre bon marché est recrutée pour être formée à un métier, d’où l’appellation de « stagiaires ». En réalité, ils n’apprennent souvent rien, sont affectés à des tâches répétitives et se révèlent pour la plupart exploités. Résultat : pas moins de 27 stagiaires sont décédés entre 2013 et 2014, 30 entre 2015 et 2016. Dans 30% des cas, les décès étaient dus à des accidents du travail et à des accidents vasculaires cérébraux (AVC). Selon les associations et les militants pour les droits de l’homme, qui dénoncent également une hausse spectaculaire des violences physiques et des agressions sexuelles sur ces stagiaires, c’est une conséquence du stress et de l’exploitation. Quand ils ne meurent pas, beaucoup de ces stagiaires s’enfuient. D’après le ministère de la Justice, 4 581 stagiaires ont tout simplement « disparu » en 2014. Là encore, c’est un chiffre qui ne fait qu’augmenter chaque année. Le problème n’est pas prêt de se tarir : rien que pour la préparation des Jeux Olympiques de 2020, le gouvernement estime avoir besoin de 700 000 travailleurs supplémentaires.
Par Agnès Redon, à Tokyo

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A propos de l'auteur
Journaliste résidant à Tokyo, Agnès Redon a effectué la plus grande partie de son parcours professionnel au Japon. D’abord reporter de terrain en presse magazine à Paris, au Liban et au Japon, elle se tourne ensuite vers la presse spécialisée (actualité sociale en France, politiques de l’emploi et formation) et travaille à temps plein pour l’agence de presse AEF (Agence emploi éducation formation) en 2012. Depuis début 2013, elle s’installe plus durablement à Tokyo et devient correspondante pour Asalyst, Japon Infos et une émission de Radio Canada ("Les samedis du monde"). Elle collabore ponctuellement avec TV5 Monde, Madame Figaro, Grazia, Néon, Le Parisien magazine et Géo. Elle est également l’auteur d’un livre recueillant les témoignages des survivants du massacre du 28 février 1947 à Taïwan, intitulé Témoignages du silence.