Société
Analyse

La Corée du Sud, enfer social pour sa jeunesse ?

Une société entièrement centrée sur la réussite et le compétition, c'est le "Hell Joseon" ou "enfer coréen" que de nombreux jeunes rejettent. (Source : Quartz)
Une société entièrement centrée sur la réussite et le compétition, c'est le "Hell Joseon" ou "enfer coréen" que de nombreux jeunes rejettent. (Source : Quartz)
Le mal-être de la jeunesse est un phénomène bien documenté en Corée. Il porte même un nom : le « Hell Joseon » ou « Hell Choson » (littéralement : « l’enfer coréen »). Le terme désigne le rejet par une proportion croissante de jeunes Coréens (près de 90% selon certaines enquêtes !) du pays où ils sont nés et du système de valeurs dans lequel ils ont grandi. Récemment traduits en français, les romans Au Paradis de la jeune auteure coréenne Apple Kim et Parce que je déteste la Corée de Kang-myoung Chang, dépeignent ce phénomène complexe. Les deux récits offrent une perspective saisissante sur un système brisé et sur ce qu’il reste possible d’en tirer.
*Kang-myoung Chang, Parce que je déteste la Corée, traduit par Lim Yeong-hee et Mélanie Basnel, Éditions Philippe Picquier, pp. 6-7. **Apple Kim, Au Paradis, traduit par Choe Ae-young et Jean Bellememin-Noël, Decrescenzo éditeurs, 2017, pg. 349-350.
Raisonnablement douée pour les études et dotée d’un sens certain de la débrouille, Kyena n’a semble-t-il pas à s’inquiéter pour l’avenir. La jeune Sud-Coréenne est pourtant rongée d’angoisse, persuadée qu’il lui faut tout quitter si elle veut un jour être épanouie. « Si je ne peux pas vivre dans mon pays… c’est parce qu’en Corée, je ne suis vraiment pas quelqu’un de compétitif. Je suis un peu comme un animal victime de la sélection naturelle », croit-elle savoir. La compétition, l’incessante comparaison aux autres sur tous les sujets, de l’université que l’on a fréquentée à la marque du sac que l’on porte à la main, c’est aussi ce qui mine Kay. « Honnêtement, je suis médiocre, confesse-t-elle dans un accès de panique. Est-ce que j’ai une quelconque particularité remarquable ? Est-ce que je fréquente une université de top niveau ?… Je ne suis pas du tout sûre de trouver un job convenable quand j’aurai fini mes études. » Kyena et Kay ne sont que des personnages de fiction, les héroïnes respectives des romans de Kang-myoung Chang* et Apple Kim**. Mais elles partagent les peurs bien réelles de beaucoup de Coréens de leur génération.

Contexte

Terme d’abord apparu sur Internet vers le milieu de la décennie passée, « Hell Joseon » fait référence à la dynastie qui a dominé la Corée pendant des siècles sur de stricts principes féodaux inspirés du confucianisme. Les inégalités sont naturelles selon ce système : la société est hiérarchisée en différentes classes attribuées selon la naissance et dont il est impossible de s’extraire. Cette page semble devoir se tourner lorsque le « miracle coréen » prend corps dans la deuxième moitié du siècle dernier. Un développement économique foudroyant et une transition démocratique réussie font croire à l’avènement d’un modèle méritocratique dans lequel ceux qui sont doués et qui travaillent beaucoup peuvent espérer réussir, quel que soit leur milieu d’origine.

Or ce modèle semble récemment patiner. Pour beaucoup de jeunes Coréens, il est de plus en plus difficile de croire aux vertus de la méritocratie dans un système qui entretient les inégalités économiques, où les puissants bénéficient d’avantages indus pour entrer à l’université ou pour éviter la prison. Et puis l’appel du confort matériel, si puissant pour leurs parents, s’est émoussé chez ces jeunes qui ont grandi dans une relative abondance. Résultat : nombre d’entre eux choisissent l’exil.

Le bonheur, impossible tentation

*Kang-myoung Chang, op. cit., p. 51.
« Pourquoi détestes-tu autant la Corée ? C’est un pays sympa tu sais. Si on se rapporte au PIB par habitant, la Corée est dans les vingt premiers, presqu’au même niveau qu’Israël ou que l’Italie », demande le petit ami de Kyena. La réponse fuse, directe, glaçante. « Je m’en fous de connaître le classement de la Corée sur le plan du bien-être de ses habitants, ou du pouvoir d’achat, ou que sais-je encore. J’ai envie d’être heureuse moi, et ici c’est impossible. »*
*Apple Kim, op. cit., p. 69.
Kay partage la même analyse sans concession dans Au Paradis. « Vivre en tant que Coréen, de nos jours, c’est vraiment la galère. Quand on est jeune, il faut étudier avec acharnement, à en crever. Et quand on a fini ses études, il faut travailler avec acharnement, à en crever… Dans le passé, on avait tout de même un espoir, par exemple s’enrichir, mais maintenant, on n’a même plus ça : on vit avec acharnement, à en crever, uniquement pour ne pas mourir. »*
*Apple Kim, op. cit., p. 383.
Jeunes, toutes deux issues de la classe moyenne, raisonnablement douées mais sans motivation particulière pour les études, les deux personnages sont à l’image du jeune Coréen moyen que leurs auteurs veulent leur faire incarner. Elles cherchent un bonheur aux contours flous, illusoire. Leur pays, leurs parents et les valeurs qu’ils leur ont été inculquées ne leur sont pour cela d’aucune aide. « Si un poisson qui vit dans un aquarium le casse, qu’est-ce qui arrive ? Il mourra, c’est sûr. Mais s’il reste dedans, est-ce qu’il vit ? »* se demande Kay. Leur bonheur, elles vont devoir l’inventer en dehors des schémas appris.

La tentation de l’étranger

*Kang-myoung Chang, op. cit., p. 6.
Comme nombre de jeunes Coréens, l’exil devient vite une évidence pour Kyena. « Pourquoi je suis partie ? En deux mots c’est : « parce que je déteste la Corée ». En trois, c’est : « parce que je ne peux pas vivre dans ce pays*. » Mais si les ressorts du choix de Kyena sont abondamment expliqués – le rejet de la compétition, la préférence pour l’épanouissement personnel plutôt que la richesse matérielle, le refus d’une existence tout entière tournée vers les apparences du succès –, ce choix n’est jamais sérieusement contesté. Pas de discussion par exemple sur la possibilité de rester en Corée pour y aménager un mode de vie alternatif. Cette linéarité nuit au récit, qui s’apparente parfois plus à un manuel pratique pour une émigration réussie qu’à un vrai parcours initiatique.
Apple Kim fait le choix contraire dans Au Paradis. Plutôt que de faire culminer le développement de son intrigue dans un départ à l’étranger, elle fait revenir Kay en Corée après un séjour à New York. La jeune fille a découvert la liberté aux États-Unis ; elle se réadapte aux codes et conventions de son pays dans la douleur. Passant par diverses phases de rejet, Kay comprend doucement qu’il n’y a pas de réponse facile aux questions qu’elle se pose. Elle finit par accepter les contours de la réalité dans laquelle elle vit pour enfin pouvoir la dépasser.
Paru en 2015 en Corée, Parce que je déteste la Corée y a connu un vrai succès de librairie. La qualité du roman tient dans sa franchise. Kyena décrit sans fard les hypocrisies du système dans lequel elle a grandi, et l’impossibilité d’y trouver sa place. La légèreté de l’intrigue et l’absence de réel dilemme limitent toutefois la portée du roman, qui décrit parfaitement le phénomène « Hell Joseon » sans en affronter les enjeux. Apple Kim montre une autre ambition dans Au Paradis. Malgré des atermoiements parfois longs, Kay est un personnage complexe qui n’hésite pas à affronter le monde dans lequel elle est jetée. Elle y prend de nombreux coups, en rend parfois, et finit par en sortir grandie. Pour la jeunesse, il reste un peu d’espoir en Corée.
Par Hadrien Diez

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A propos de l'auteur
Écrivain, journaliste, commissaire d'exposition indépendant, Hadrien Diez tente de décrypter les enjeux de l'Asie contemporaine par divers moyens créatifs. Il partage son temps entre la Corée, où il vit, et l'Asie du Sud, où il collabore avec différents acteurs culturels.