Société
Reportages d'Asie par Enfants du Mékong

Chine : l’école de la liberté

Une école libre à Dali, dans la province chinoise du Yunnan.
Une école libre à Dali, dans la province chinoise du Yunnan. (Crédit : Antoine Besson).
À Dali, loin du gouvernement de Pékin, les écoles libres se multiplient. Un mouvement de contre-culture encore balbutiant tente de rejeter le cadre rigoriste de l’éducation publique au profit d’un retour spirituel à l’identité chinoise traditionnelle et à la nature. Chacun y va de son expérience et de ses convictions… Libres.
Une jeune princesse tournoie dans les bras de son papa, un explorateur téméraire multiplie les tours de jardin chevauchant une roue avant de bicyclette, une trompette traine sur un tabouret au milieu de l’agitation. Une sortie des classes comme les autres ou presque. Une pluie fine s’abat sur le perron d’une petite maternelle cachée à l’ombre des trois pagodes du temple de l’Admiration pour la Divinité à Dali, dans la province chinoise du Yunnan. À l’abri de leurs parapluies, les parents attendent que leurs enfants sortent.
Ici, comme dans plusieurs autres écoles de la ville, une jeune communauté de parents expérimente une nouvelle forme d’éducation. En Chine, de plus en plus de parents se détournent de l’enseignement officiel – qu’ils estiment trop axé sur les examens – au profit de nouvelles expériences pédagogiques. Ils tentent de protéger leurs enfants du système public dans lequel ils ont grandi.
« Nous-mêmes avons reçu une éducation très stricte mais n’avons rien appris d’utile. La curiosité était punie » témoigne une mère de famille. Beaucoup dénoncent cette passivité des élèves, l’uniformisation, le trop grand nombre d’heures de cours et de devoirs.
De fait, en comparaison, l’école gouvernementale sise un peu plus loin, près de la grande rue des étrangers, a des allures d’usine. Derrière d’immenses grilles surveillées, mille élèves divisés en classes de soixante-dix enfants sont scolarisés.
Au dessus du portique de l’entrée, les caractères rouge cramoisis distillent leurs impératifs : « Aime toi toi-même, tes parents, ton école et ton pays ! » En face, des dessins d’enfants représentent des scènes du quotidien avec plus ou moins de détails. Derrière les grands panneaux, deux élèves pressent le pas en traversant une cours de récréation déserte chargés d’un seau d’eau et de serpillères. Bien que combles, les classes sont disciplinées et les élèves, la tête penchée sur leur cahiers, forment un mur informe de chevelure raide et brune. En face, un professeur dicte d’un ton monocorde une litanie savante dans un micro. Le gigantisme des écoles chinoises ne joue pas en leur faveur.
Une école à Dali, dans la province chinoise du Yunnan.
Une école à Dali, dans la province chinoise du Yunnan. (Crédit : Antoine Besson).

Un cadre plus libre

Xiao Hui vendait des dessins aux touristes dans les rues de Dali et donnait quelques cours d’art plastique. Aujourd’hui, elle s’occupe de treize enfants de quatre à neuf ans mais ne se considère pas tout à fait comme une enseignante : « Je pense que la nature est le grand professeur ici. Les enfants font leurs propres expériences. Notre méthode est beaucoup plus saine et naturelle. » Cette toute jeune directrice dirige une école expérimentale installée au cœur d’une plantation de thé, à flanc de montagne.
Les parents à l’initiative de cette nouvelle école libre entendent bien trouver leur propre voie vers l’éducation. « Certains enfants étaient dans des écoles alternatives qui employaient la méthode Waldorff ou d’autres. Mais aujourd’hui, nous souhaitons avant tout un retour à la nature explique Xi Gu, l’une des mères fondatrices du projet. C’est pourquoi notre école est en pleine nature. »
Les cueilleuses de thé s’affairent dans les champs environnants, tandis que les enfants rentrent d’une promenade à la découverte des plantes de la région. Xiao Hui les aide à confectionner un herbier. Ici, les lourds dictionnaires se dotent chaque jour de nouvelles feuilles au rythme des promenades des enfants. Malheureusement les pousses soigneusement ramassées dans la matinée se révèlent ne pas être du thé.
« On apprend de ses erreurs » dit la célèbre maxime.
Ici, c’est la sensibilité et l’expression de chacun qui est au cœur du projet éducatif. « L’émotion et la volonté de l’enfant est première dans notre approche de l’éducation, reprend la directrice. Nous encourageons chacun à développer son propre sens de l’apprentissage et nous évoluons avec eux. Chacun par exemple est libre de développer sa propre méthode de déchiffrage des caractères chinois ou des chiffres. Et ça marche ! »
Une école libre à Dali, dans la province chinoise du Yunnan.
Une école libre à Dali, dans la province chinoise du Yunnan. (Crédit : Antoine Besson).
Faut-il alors s’attendre à ce que ce modèle ce multiplie dans l’avenir ? « Nous ne voulons pas attirer l’attention car si nous sommes connus comme une école, nous risquons des problèmes avec le gouvernement explique Xi Gu. C’est pourquoi nous nous considérons comme une communauté. D’ailleurs, nous autres parents, nous formons également à la communication non violente ! »
À l’image de la communauté de la forêt Tao Xi de Xiao Hui, la plupart des nouvelles écoles libres voient le jour à Dali à la suite des migrations de citadins qui y cherchent un cadre de vie différent des grandes villes. Yue Po est de ceux là. Ancienne rédactrice en chef d’un magazine arrivée en 2012 à Dali, elle explique : « La vie ici est plutôt simple quand, à Pékin, tout est compliqué. Il faut tout faire en voiture et l’air est extrêmement pollué. Je ne voulais pas que ma fille grandisse dans cet environnement. »
Issus d’une classe sociale aisée, nombreux sont ceux qui ont le même parcours que Yue Po. Mais ce qui a d’abord été une migration climatique transforme petit à petit la région en un lieu recherché pour sa discrétion favorable à l’émergence d’une contre-culture et ses écoles libres. Chaque expérience est différente et dépend avant tout des aspirations de ses fondateurs.

« Le chemin vers l’illumination »

Ziao, comme beaucoup de parents, commence à s’intéresser à l’éducation à la naissance de son premier fils. Autrefois employé d’une startup chinoise, habité par une quête de justice et de vérité, Ziao a beaucoup travaillé et voyagé jusqu’à rencontrer le Dalaï Lama en Inde en 2005.
« Je travaillais vingt heures par jour tous les jours. Je détestais mon travail, je détestais ma famille. J’avais besoin de m’échapper. » Quelques années plus tard, Ziao et son épouse quittent Pékin pour Dali, abandonnant travail, maison et réputation.
Un drame pour sa famille. « En Chine, les parents mettent une très grande pression sur leurs enfants pour qu’ils aient un travail qui leur permette de gagner de l’argent, se payer une maison et une voiture, etc. Lorsque nous avons quitté ce mode de vie, j’ai fait perdre la face à ma mère. Ca a été très difficile pour elle. »
Assis à la table de sa cuisine baignée de soleil, un sourire bienveillant aux lèvres, Ziao ressert chacun de thé. Il occupe une petite maison centenaire au cœur d’un village rural, à un quart d’heure de l’entrée de Dali. Rien ne vient troubler la quiétude de leur nouvelle vie. À peine entend-t-on claquer les drapeaux de prière tibétains tendus dans la cour. Père de bientôt trois enfants malgré la politique de contrôle des naissances, Ziao fait partie d’une minorité de parents qui rejette l’enseignement officiel à la fois pour ses manquements pédagogiques mais aussi au titre d’une quête identitaire affranchie des modèles occidentaux. « J’ai beaucoup lu sur l’éducation notamment de l’Ouest. Mais à la fin, j’étais confus. J’ai décidé de revenir à l’échelle de l’humain : l’observation et l’expérimentation. »
Ce faisant, Ziao, pour qui l’école se doit d’être un « chemin vers l’illumination » met ses pas dans ceux de Confucius. Arpentant un chemin de terre qui conduit vers les montagnes, les yeux cachés derrières des lunettes fumées, Ziao s’anime d’un zèle intérieur quand il évoque le retour à la culture millénaire de la Chine. Les deux pieds dans le ruisseau, embrassant d’un regard son village et les étendues verdoyantes qui l’entourent, Ziao se défend d’opposer tradition et modernité. Sa réflexion sur l’école se veut très actuelle : « Il me semble que nous devons avoir une nouvelle relation avec le savoir. Les choses sont en perpétuelle mutation grâce à la technologie moderne et le rôle de la connaissance est de moins en moins clair. »

La sagesse du Guoxue

Un autre père de famille du même village que Ziao est allé encore plus loin. Suivant l’enseignement de l’universitaire taïwanais Wang Caigui, il pratique l’école à domicile fondée sur la lecture et la mémorisation des classiques confucéens, le dujing. Il explique : « Nous enseignons le Guoxue à nos enfants. Nous plantons une graine dans leur esprit pour que plus tard ils puissent comprendre ce qu’est la sagesse à la lumière de leur propre expérience. » Le Guoxue, c’est l’héritage issu des traditions millénaires et des grands maîtres spirituels tels que Confucius, Lao Tseu, Mong Zi ou Bouddha.
L’apprentissage repose sur l’oralisassions des textes anciens que les enfants apprennent à déchiffrer et à lire sans le secours des adultes. C’est l’imprégnation des esprits qui est ici recherchée.
Dans la cours de sa maison d’aspect moderne, toute en parpaings et en ciment, qui tranche avec celle de Ziao, une petite chaîne hifi produit une mélopée de phrases lues en chinois à peine audibles. Ce sont les cours du mois prochains que ce père de famille met en fond sonore dans la salle de jeu des enfants pour préparer leur esprit. Il explique sa vision de l’éducation en faisant la distinction entre les « savoirs êtres » et les « savoirs utiles » : « La sagesse est la base. C’est le plus dur à acquérir. Les sciences et les savoirs utiles qui découlent de la logique sont secondaires. Il est toujours temps de se former en fonction de ses besoins. La science est comme une arme tandis que la sagesse est la disposition d’esprit, bon ou mauvais. »
En réalité, ce modèle emprunte ses principes au système antique du mandarinat et des examens impériaux en vigueur entre 605 et 1905 en Chine. À cette époque, les postes de la haute administration chinoise n’étaient accessibles que sur concours et uniquement aux meilleurs lettrés de l’empire. C’était alors leurs connaissances des textes confucéens qui étaient testées. « Les sciences sont plus faciles à apprendre avec un esprit logique qui se développe à partir de treize ans, reprend ce père de famille concerné. C’est à cet âge que je compte commencer l’apprentissage des mathématiques, de la physique et du reste des sciences utiles. »

En résistance

À l’échelle de la Chine immense, Dali et ses écoles d’une dizaine d’enfants fait figure d’anecdote. Pourtant, le mouvement des écoles libres est de plus en plus présent. L’Association Montessori Internationale a déjà ouvert quatre centres de formation en Chine. La maison d’enfance Xiao Cen est une nouvelle crèche Montessori de Dali. Hang Zhou l’a ouverte il y a trois ans et se forme depuis au centre Montessori de Chongquing à raison d’un mois tous les ans. « La méthode Montessori a beaucoup de succès auprès des parents de jeunes enfants mais nous ne nous affichons pas ouvertement comme tel. Le gouvernement a peur de nous. Nous devons nous cacher. »
Une crèche Montessori à Dali, dans la province chinoise du Yunnan.
Une crèche Montessori à Dali, dans la province chinoise du Yunnan. (Crédit : Antoine Besson).
En Chine, l’éducation demeure le privilège et la prérogative de l’État et ce dernier n’entend pas étendre de si tôt la liberté de création des écoles privées. Les critères pour ouvrir de tels établissements restent très élitistes. Cela demande un investissement financier colossal – sans aucune garantie de succès. Mais si la loi stipule que l’école est obligatoire durant neuf ans, elle ne précise pas pour autant qu’il s’agit de l’école du gouvernement. Les Chinois sont de plus en plus nombreux à s’engouffrer dans ce vide juridique tout en redoutant le jour où le gouvernement pourrait découvrir l’existence de leurs écoles. L’enseignement à domicile est par exemple interdit en Chine même si la pression populaire tend à faire évoluer les choses. Plus de vingt mille familles auraient déjà recours à ce type de méthode. Les lignes bougent. À Shanghai, le réseau d’école à domicile Meng Mu Tang avait été interdit en 2006 puis de nouveau en 2009 avant d’être finalement autorisé après que les citadins se soient mobilisés contre la décision de justice.
À Dali, si de nombreuses initiatives ont déjà fermées, c’est uniquement que leurs fondateurs n’ont pas réussi à s’entendre. Jamais aucune école n’a été inquiétée par le gouvernement mais tout le monde reste prudent. Pour Ziao, Dali, bien qu’à 2700 kilomètres de la capitale, ferait l’objet d’une attention particulière au titre d’une expérimentation : « Le gouvernement nous laisse libre d’innover dans le domaine de l’éducation et observe comment cela se passe. »
L’ami de Ziao a une vision plus pragmatique : « Que le gouvernement soit d’accord ou non, il y a toujours un moyen de faire ce que l’on veut en Chine. » Pour lui, que l’éducation à domicile et communautaire soit légale ou interdite ne compte pas : « Ce sont les parents qui ont la responsabilité de leurs enfants. Un bébé est très peu déterminé et il faut faire des choix pour lui. Notre devoir est de soustraire nos enfants à un enseignement qui ne correspondrait pas à leur personnalité. »
Mais comme souvent, si l’enfant est au cœur des motivations, c’est avant tout une relecture de son expérience qui a poussé ce disciple de Wang Caigui à rompre avec l’enseignement officiel : « Mon fils m’a donné une seconde vie. Sa venue au monde a été une seconde naissance pour moi. Je pensais être un mauvais homme. J’agissais sans raison, sans sens critique. Lorsqu’il avait dix mois, j’ai vu dans ses yeux un univers si clair et si profond. J’ai pensé que j’étais autrefois le même bébé que mon fils mais que trente ans après, j’avais tout perdu. Que m’était-il arrivé pendant mon éducation ? »

Un avenir incertain

Tsong Wi fait classe dans une yourte dans un petit village niché au pied d’une des montagnes environnantes de Dali. Assis en tailleur à même le sol, il met à chauffer de l’eau dans une bouilloire électrique. Adepte des mouvements de pensée alternatif, sa philosophie est matinée d’idéal. Son mode de vie est à son image. Simple mais regorgeant de trésors. Dans sa yourte, un grand tableau noir recouvert de quelques symboles chinois de couleur et un itinéraire dessiné à la craie. L’ambiance est feutrée. Les bruits sont absorbés par les nattes de bambou et les rideaux du mur. Des livres par dizaines reposent sur des étagères bricolées avec quelques bouts de ficelle et une planche. Une ampoule nue pend au sommet de la structure qui soutient le toit de toile. La lumière crue fait ressortir les décorations traditionnelles du bois.
Une école libre à Dali, dans la province chinoise du Yunnan.
Une école libre à Dali, dans la province chinoise du Yunnan. (Crédit : Antoine Besson).
Encore émerveillé par le dernier voyage scolaire organisé, il raconte : « Nous avons rencontré un vieux fermier qui nous a enseigné pendant une semaine quel était son quotidien. Cet homme vit presque en autarcie. Ça a été un grand moment pour nous et nos élèves. » Les yeux brillants, il ne tarie pas d’éloge sur le mode de vie de cet homme reclus. On sent toute la passion et l’admiration qui l’anime : « Ce que nous essayons de transmettre à nos enfants, c’est qu’il est inutile de s’en tenir à une quelconque conformité. Nous devons créer notre propre vie et notre propre métier. Et pour cela pas besoin d’aller à l’université ! »
C’est peut-être là la limite de toutes ces écoles et ce qui inquiète aussi plusieurs parents.
Hors du système scolaire, tous ces enfants sont condamnés à en être exclu à vie. « Ce n’est pas tout à fait exact, tempère Ziao. La Chine reste un pays où le compromis est souvent possible à condition d’avoir de l’argent. Beaucoup de parents inscrivent par exemple leurs enfants dans le public et paye les professeurs pour obtenir le diplôme malgré leur absence. Je refuse pour ma part d’entretenir ce système de corruption que nous dénonçons par ailleurs. »
Le disciple de Wang Caigui quant à lui voit déjà des évolutions prometteuses : « Déjà l’université de Qinghua à Pékin accepte pour son cursus en Guoxue ceux qui l’ont étudié sans diplôme. Les choses évoluent très vite et je suis sûr que nos enfants dans 10 ans auront accès à de nombreux autres débouchés ou équivalences. »
Yue Po partage son optimisme : « D’ici une dizaine d’années les universités seront beaucoup plus ouvertes qu’aujourd’hui. Sinon ils pourront toujours aller étudier à l’étranger. »
Mais Yue Po, comme Tsong Wi, tempère aussitôt : « L’université ne me paraît cependant pas un but en soi. Le diplôme universitaire n’est pas nécessaire aujourd’hui pour trouver un travail et vivre en Chine. »
Texte et photos : Antoine Besson

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A propos de l'auteur
Enfants du Mékong, à travers le parrainage scolaire et social d’enfants pauvres et souffrants, mise sur l’éducation comme levier pour aider au développement des pays d’Asie du Sud-Est. Depuis plus de 58 ans, l’œuvre met en lien des parrains français et des enfants vietnamiens, khmers, laotiens, thais, birmans, chinois du Yunnan ou philippins. ONG de terrain, son expertise la conduit à prendre régulièrement la parole dans les médias pour témoigner des réalités sociales de l’Asie du Sud-Est. Pour en savoir plus, consultez le site.