Culture
Mythologies asiatiques contemporaines

Chine : pour en finir avec l'obsession de la peau blanche

L'actrice chinoise Fan Bingbing. (South China Morning Post)
L'actrice chinoise Fan Bingbing. (South China Morning Post)

Mythologies asiatiques contemporaines

« Le mythe est une parole. »
Roland Barthes, Mythologies

Asialyst revient sur les mythologies du continent asiatique. A travers chroniques, analyses ou commentaires d’images, nous irons à l’origine de ces idées reçues, leurs fonctions sociales et leurs utilités politiques.

En arrivant en Chine, je m’imaginais comme une « étrangère », une « laowai ». Mais les Chinois me voyaient comme une « personne noire », une « heiren ». Voilà un pays à l’autre bout de mon monde qui vénérait la peau blanche. Encore un.
Je suis un être hybride qui a grandi entre différentes cultures afro-descendantes, en Europe. Depuis la reconnaissance de mon corps et par extension de mon être en tant que « femme », j’ai été influencée par une vision monolithique de la beauté. Je voulais être femme, belle, et acceptée – pour exister – comme tout le monde.
Suivant ce schéma, mon but ultime était de me rapprocher au maximum de la blanchité. D’une petite fille à la peau noire foncée et aux cheveux crépus, je me suis transformée – comme tout le monde. Il m’a fallu bien plus que de l’eau claire pour « être ». Les défrisages, les produits blanchissants, et les tresses ou tissages étaient La panoplie à avoir pour exister dans le regard de l’Autre. Une histoire de petite fille noire banale.
Puis j’ai réalisé un rêve couvé depuis mon enfance : partir en Chine pour y étudier ses cultures et le mandarin pendant un an. Je me lançais alors dans une aventure complexe : évoluer pour la première fois non pas comme la petite fille de colonisés dans le pays civilisateur, mais sur une terre qu’aucun de mes ancêtres n’avait encore foulé du pied avant moi. Peau noire contre terre inhospitalière.
Je m’imaginais comme une « laowai » (老外) – une « étrangère ». Elles et ils me voyaient comme une « heiren » (黑人) – une « personne noire ». Pour la première fois, j’étais juste noire parmi des personnes de couleur de peau d’un dégradé allant de blanc à foncé – mais pas noires.
Mes camarades expats avaient accès à des opportunités basées sur la couleur de leur peau blanche. Ce n’est certainement pas que je n’avais jamais été confrontée à cette situation en France. Cependant tout me semblait plus direct. Un racisme et un colorisme synonyme de « curiosité choisie ».
Mon corps noir sur le Bund à Shanghai se métamorphose en une curiosité. Mes cheveux à toucher, mon corps à photographier, et tout mon être à objectiver. Soudainement un corps tellement visible que la mosaïque de ce que j’étais était invisible. Je ne sais de quel côté on « exotisait » le plus l’autre, moi dans mon désir de rencontrer le plus de personnes d’ethnies chinoises différentes, ou eux s’offrant un bout d’Afrique via ma déambulation dans les rues, les sentiers et les champs chinois.
Tout est venu du soleil. Une amie han (汉族), comme 92% des Chinois, venait de recevoir un parapluie anti-UV. On en a rit, puis on est sorti, mon corps noir en débardeur et le sien en manche longue et parapluie ouvert. Une image gênante, loin de celles des huiles bronzantes sur la plage et du solarium. Et pourtant marquée elle aussi par un système suprémaciste fonctionnant au shoot de discrimination.
Un pays à l’autre bout de mon monde qui vénérait la peau blanche – encore.
La peau blanche vue comme une rareté précieuse a toujours fasciné la région. En Chine, les représentations des familles impériales sont les preuves vivantes de cette idéalisation à l’image des portraits de Wu Zetian (武则天), la seule et unique impératrice chinoise qui a régné sur l’empire de 690 à 705. De plus, la succession de conquérants mongols et européens sur une Chine fermée et l’influence japonaise sur les standards de beauté chinois ont participé à la construction d’un mythe intemporel – la peau blanche est belle.
*Organisation Mondiale de la Santé (OMS), 2011. Preventing disease through healthy environments: Mercury in skin lightening products, pp.1–6. **Deirdre Bird, Helen Caldwell, Mark DeFanti, 2010, The quest for beauty : Asia’s fascination with pale skin, published in Business Research Yearbook: Global Business Perspectives volume XVII 2010, number 1.
En Chine, la peau non-blanche est considérée comme inférieure. Elle enveloppe celles et ceux qui doivent travailler dehors. En Chine, le colorisme est un problème, les peaux foncées/noires et les personnes qui les habitent sont discriminées. Comme 77% des femmes au Nigeria* et 58% des femmes en Thaïlande**, on se blanchit la peau en Chine. Déjà en 2004 une étude notait que 40% des femmes chinoises interrogées utilisaient des blanchisseurs de peau*. De la potion faite maison aux produits commercialisés par des marques luxueuses, on espère s’éclaircir – on parle aujourd’hui de « culture du blanchissement de la peau ». Le fameux DIY (Do it yourself) est encouragé via des videos Youtube, des magazines et des blogs. Ne pas s’éclaircir la peau en devient même un manque de bonne volonté puisque tout est fait pour accompagner les femmes vers la « dénaturation » de leur peau. De nos jours, simplement se protéger des rayons du soleil équivaut à ne pas en faire assez : le culte de la peau blanche et de ses procédés est un art de vivre. Par le biais du meibai (美白), littéralement « l’association du blanc et de la beauté », qui qualifie les produits blanchissants, la beauté s’achète.
Presque tous les laits pour le corps contiennent des agents blanchissants, produits anti-âge, maquillage ou anti-UV. Les femmes qui sont les premières utilisatrices, peuvent choisir entre les pilules, les injections, les traitements intraveineux, les crèmes et les cosmétiques pour y parvenir. On se blanchit la peau comme on veut et surtout comme on peut.
En 2010 en Chine parmi les achats cosmétiques des 100 millions d’utilisateurs, 70% ont été consacrés aux produits pour la peau. Le marché du blanchissement des peaux chinoises se compte dans toutes les devises avec une valeur de 96 milliards de yuans en 2008 et une estimation à 23 milliards de dollars en 2020. C’est un marché en plein boom corrélé à l’augmentation des salaires des citadins et à une transformation sociale de plus en plus influencée par l’extérieur. Les Occidentaux ne sont certainement pas responsable de la course à la peau blanche en Chine. Mais l’impérialisme venu de l’Ouest renforce une idée déjà existante à coup de capitalisation de la beauté-blancheur via des campagnes de publicitaires adaptées, équivoques, et envahissantes.
La couleur de la peau en dit long sur la classe et la race des femmes en territoire chinois. Selon les études de Solomon Leong puis d’Elysia Pan, les femmes japonaises et de Chine du Nord figurent en haut de la hiérarchie, tandis que les femmes philippines et indonésiennes se trouvent en bas. Une classification qui fait étonnement écho à la situation géopolitique de la région et aux inégalités locales.
La transformation de ces femmes est souvent interprétée par un désir de devenir blanche ou d’acquérir des caractéristiques caucasiennes. Le shoubaimei (瘦白美), « mince, blanche et belle », résume les critères modernes de la beauté chinoise, et ainsi les clefs du succès de la « femme moderne ». On achète l’image d’un certain rang social, le droit d’exister – et cela n’a pas de prix.
De plus en plus on lit, parle et entend le verbe « s’éclaircir ». Ce dernier semble être l’équivalent politiquement correct de « blanchir » qui a une connotation négative. Ce phénomène est critiqué par des chercheurs qui l’associent à une déviance du capitalisme ou à un manque de jugement de la part des femmes qui le pratiquent. Dans les deux cas, les femmes sont infantilisées, criminalisées et surtout tenues sous silence.
La discrimination sur laquelle repose l’idée de la supériorité d’une certaine couleur de peau sur les autres, associée à la capitalisation de la beauté n’est pas suffisamment remise en cause. La population reste divisée depuis des siècles par ce culte de la peau blanche : hier entre les fermiers majoritaires et la minorité régnante, aujourd’hui entre la minorité pouvant s´offrir des produits blanchissants de pointes à base de plantes, et la majorité mélangeant des produits chimiques blanchissant hautement dangereux pour la santé.
L’idée du corps et de la peau naturelle est piétinée pour favoriser l’avènement des corps volontairement modifiés tout en participant à la conservation d’un mythe. La peau blanche semble être la définition du beau et ce à travers les âges et les continents. La question n’est pas de savoir si les Chinoises pratiquent le blanchissement de la peau à tort ou à raison, mais plutôt de s’interroger sur ses racines et ses impacts inégaux, autant sur le teint que sur la démographie de ses adeptes.

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A propos de l'auteur
Mélissandre Varin est une artiste-chercheuse particulièrement intéressée par les réflexions féministes et postcoloniales sur la peau. Diplômé de l'University College of London (UCL), elle a écrit une thèse sur la politique écologique du blanchissement des peaux d’afro-descendantes. Après avoir étudié le mandarin à l’université de Fudan à Shanghai, elle s’engage dans des associations à Vientiane au Laos avant de se consacrer à l’étude des peaux en transformation et de ceux qui les habitent.