Politique
Entretien

Olivier Da Lage : "L'Inde ne veut pas devenir le sous-traitant de l'Amérique en Asie"

Le Premier ministre indien Narendra Modi serre la main du président américain Donald Trump lors d'une rencontre bilatérale en marge du 31ème sommet de l'ASEAN à Manille, le 13 novembre 2017. (Crédits : AFP PHOTO / JIM WATSON)
Le Premier ministre indien Narendra Modi serre la main du président américain Donald Trump lors d'une rencontre bilatérale en marge du 31ème sommet de l'ASEAN à Manille, le 13 novembre 2017. (Crédits : AFP PHOTO / JIM WATSON)
Où va l’Inde en Asie ? Depuis quelques mois, la tectonique des plaques est doucement en train d’évoluer en « Indo-Pacifique ». C’est dans ce nouveau prisme que l’Administration Trump inscrit sa nouvelle stratégie asiatique pour les Etats-Unis. Et c’est devenu évident le 11 novembre dernier lorsque les ministres de la Défense américains, japonais, australiens et indiens se sont affichés à Manille, en marge du sommet de l’ASEAN. Les quatre pays ont annoncé la création d’une coalition de sécurité qui mènera des patrouilles conjointes de l’Océan Indien au Pacifique, en passant par les très disputées mers de Chine méridionales et orientales. Ce nouveau groupe s’appelle le Quadrilateral Security Dialogue, ou « Quad ». C’est en fait la renaissance d’une idée déjà proposée en 2007 par le Premier ministre nippon Shinzo Abe, mais abandonnée à l’époque suite aux protestations de Pékin contre un partenariat avec l’Inde destiné à encercler la Chine. Comment comprendre la stratégie de New Delhi, longtemps connue pour être « non-alignée » ? La nouvelle posture de Narendra Modi est-elle en rupture avec celle de ses prédécesseurs ? Entretien avec Olivier Da Lage, rédacteur en chef à Radio France Internationale, et auteur de l’ouvrage L’Inde, désir de puissance, paru cette année chez Armand Colin.

Entretien

Né en 1957, Olivier Da Lage effectue son service militaire en coopération comme attaché de presse à l’ambassade de France à Bahreïn. Après quoi, il reste dans l’émirat comme correspondant pigiste dans le golfe Persique pour différents médias écrits et audiovisuels jusqu’en 1982. À son retour en France, il participe au programme Journalistes en Europe avant de rejoindre Radio France internationale (RFI) en 1983. Il présente pendant trois ans l’émission RFI Hebdo, puis rejoint le service étranger de RFI. En 1995, il est nommé rédacteur en chef adjoint de Radio Monte Carlo Moyen-Orient (SOMERA) qui devient entre-temps une filiale de RFI, où il retrouve en 1998 le service étranger, au desk Proche-Orient. De 2000 à 2005, il codirige la rédaction Internet de RFI, avant d’être nommé à la tête du service international qu’il dirige jusqu’en 2007. Après avoir présenté plusieurs émissions sur RFI, il est désormais responsable de la rédaction en chef du week-end de cette radio.

Il donne des cours à l’Institut de relations internationales et stratégiques et dans plusieurs écoles de journalisme. Il a publié plusieurs livres et de nombreux articles consacrés au Moyen-Orient et à la Péninsule arabique, mais aussi à l’Inde, où il se rend chaque année depuis plusieurs décennies. Parmi eux, Bombay (BiblioMonde, 2017), L’Inde, désir de puissance (Armand Colin, 2017) et Aujourd’hui, l’Inde (en collaboration avec Tirthankar Chanda), paru chez Casterman en 2012.

Le journaliste Olivier Da Lage. (Crédits : DR ; Source : Centre international pour la paix et les doris de l'homme)
Le journaliste Olivier Da Lage. (Crédits : DR ; Source : Centre international pour la paix et les doris de l'homme)
Après la visite de Tillerson en Inde, on parle d’un nouvel axe Washington-New Delhi contre le Pakistan et la Chine. Les choses sont-elles si simples ?
Olivier Da Lage : Avec l’Inde, rien n’est jamais aussi simple. Mais il est incontestable que le rapprochement spectaculaire avec les Etats-Unis qui a été esquissé depuis l’arrivée de Modi au pouvoir en 2014, est encore plus intense aujourd’hui. Les ventes d’armes américaines à l’Inde ont grimpé de 0 à 15 milliards de dollars. Donald Trump a fait un discours qui a donné un rôle à l’Inde en Afghanistan dans la perspective d’un départ des troupes américaines du pays. Ce qui a largement mécontenté le Pakistan. En Inde, le discours du président américain a été bien accueilli, mais attention, l’Inde n’est pas en pays conquis en Afghanistan. Surtout si elle apparaît comme le sous-traitant de l’Amérique. L’Inde ne veut pas être l’alliée des Etats-Unis au sens formel car elle tient à son indépendance stratégique. Cela n’a pas changé depuis l’arrivée de Modi.
L’Inde appartient-elle toujours au mouvement des non-alignés ?
Techniquement oui, en ce sens qu’elle ne l’a pas quitté, mais Modi ne s’est pas rendu au dernier sommet en 2016. L’Inde se veut aujourd’hui « multi-alignée ». Par exemple, avec la Russie : en août 1971, l’ancienne Première ministre Indira Gandhi avait signé un Traité d’amitié et de coopération avec l’URSS, dans le contexte de la guerre d’indépendance du Bangladesh. A travers ses gouvernements, dominés par le parti du Congrès comme par le BJP, l’Inde a toujours tenu à sa relation étroite avec Moscou. Les Indiens ne considerent pas la diplomatie comme un jeu à somme nulle. Il faut entretenir de bonnes relations avec tous à la fois, meme si certains amis sont des ennemis l’un pour l’autre. Modi s’est rendu en Arabie saoudite puis en Iran, puis en Israel, et aucun de ces trois pays n’a demandé à l’Inde de réduire ses relations avec les autres. Delhi insiste beaucoup sur le caractère bilatéral de ses liens.
Comment comprendre le « deal » entre L’Inde et la Chine autour des récentes tensions dans le Plateau du Doklam ?
Au bout de trois mois, les tensions ont baissé fortement grâce à un accord de désengagement dont on ne connaît pas le contenu. Aucune des deux parties n’a perdu la face mais à l’évidence, des négociations en coulisse ont eu lieu, qui ont débouché sur des concessions. Pour la Chine, c’est le retrait de sa position par rapport à l’avancées de ses troupes. Pour l’Inde, on ne sait pas. Elle qui s’était exprimée sur la liberté de navigation en mer de Chine du Sud reste maintenant silencieuse. Il s’agit peut-être d’une concession. En tout état de cause, une crise importante a été déminée. La Chine et l’Inde ont de multiples contentieux mais aussi des positions communes comme sur l’environnement. Gérer ces contradictions est extrêmement delicat. Les deux Etats sont à la fois des rivaux et des partenaires.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2014, Narendra Modi a engagé une diplomatie volontariste pour redonner sa place à l’Inde en Asie du Sud. Quel bilan tirer trois ans plus tard ?
Les débuts étaient extrêmement prometteurs, notamment vis-à-vis des voisins de l’Inde en Asie du Sud. Modi a invité à son investiture en tant que Premier ministre tous les dirigeants de la SAARC [South Asian Association for Regional Cooperation, NDLR]. Il avait effectué une visite au Bouthan puis une escale à Lahore au Pakistan pour l’anniversaire du Premier ministre de l’époque, Nawaz Sharif. On pouvait penser que les compteurs étaient remis à zéro. Mais il y a eu un retour à la situation antérieure car les attentats pakistanais au Cachemire indien ont provoqué l’intervention militaire de Delhi dans cette région. Avec le Népal, les relations sont devenues houleuses car l’Inde est intervenue dans le processus d’approbation de la nouvelle Constitution. Avec le Sri Lanka, les relations ont été perturbées malgré la défaite électorale du leader pro-chinois Mahinda Rajapaksa. Modi a mené une diplomatie d’affirmation du rôle de puissance pour l’Inde. Il a demandé à obtenir des investissements dans le pays, via la campagne « Make in India ». Mais il n’y a pas eu de résultats tangibles à la hauteur des espérances.
Parlons des rapports avec le Népal : comment expliquer cette approche néo-coloniale ? Est-elle propre à Modi ?
Non, elle n’est pas propre à Modi. 80% de l’aide au développement de l’Inde est concentrée sur l’Asie du Sud, dont le Népal et le Bhoutan. L’Inde les considère comme des enfants pour elle ; les Népalais pas besoin de visa pour se rendre en Inde et peuvent etre sollicités dans l’armée indienne. Or ces petits pays voient surtout un grand pays qui cherche à les dominer de manière indirecte. Pendant longtemps, le Bhoutan n’a pas eu le droit de discuter de sa frontière avec la Chine car Delhi voulait d’abord régler ses problèmes avec Pékin. Il existe donc une forte asymétrie dans les perceptions, les Indiens pensant être les bienfaiteurs de leurs voisins.
Modi est-il dans la rupture ou la continuité avec la diplomatie de ses prédécesseurs ?
Il est dans une grande continuité, y compris dans une continuité des évolutions. Car le Parti du Congrès du temps du Premier ministre Manmohan Singh n’appliquait pas un strict décalque de la diplomatie de Nehru. Ce dernier était le fondateur du mouvement des non-alignes et prêchait le neutralisme. Un exemple : Modi a su aboutir à une conclusion spectaculaire du conflit frontalier avec Dacca en acceptant la fin des enclaves indiennes au Bangladesh. Mais en réalité, l’accord avait été trouvé par Singh mais celui-ci n’avait pas de majorité au parlement indien pour faire ratifier cet accord à cause de l’opposition du BJP de Modi. L’actuel chef du gouvernement n’a pas pas eu ce problème. Cependant, on peut lui faire crédit d’avoir fait pencher la balance à la COP21 de Paris fin 2015 en faveur d’un accord mondial sur le climat. Dans l’ensemble, on constate donc une grande continuité si ce n’est un tempérament singulier, qui est sa marque de fabrique. Mais ce n’est pas une rupture.
Envers le Pakistan, l’Inde de Modi a procédé à des frappes chirurgicales sur la ligne de contrôle au Cachemire. Est-ce que le Premier ministre a franchi un cap dans la politique pakistanaise de l’Inde ?
Ce n’est pas un saut qualitatif mais plutôt une progression dans une tendance déjà existante. L’Inde a déjà procédé à des actions militaires mais la nouveauté c’est que Modi l’a proclamé sur les toits comme si les frappes étaient une nouveauté absolue. L’idée était d’humilier le Pakistan. La puissance militaire indienne est la 3ème armée du monde en effectifs. L’opinion publique indienne a été chauffée à blanc. Il y a eu une volonté de mettre en scène l’intervention au Pakistan. Les médias sociaux, Facebook mais sutrtout Twitter et Whatsapp ont permis à des sentiments exacerbés de se répandre dans tout le pays comme une trainée de poudre. Ce sont les plus extrémistes qui ont été les plus bruyants. C’est le même phénomène à l’oeuvre dans des débats télévisés comme sur la chaîne Times Now, propriété du Times of India. Ce quotidien est modéré, mais l’émission est très populiste. Elle excite les sentiments les plus chauvins, le plus nationalistes. Le gouvernement est sous la pression de ses supporters les plus intransigeants. Le BJP, lorsqu’il était dans l’opposition, reprochait sa faiblesse au Congrès. Aujourd’hui aux affaires, il doit être fidèle à son électorat. Modi mise d’autant plus sur les réseaux sociaux que les résultats économiques spectaculaires ne sont pas au rendez-vous. A l’approche des élections de 2019, un changement stratégique s’opère sur tout ce qui peut cliver : les minorités religieuses, le nationalisme, ce qui a reussi comme au Gujarat pour permettre à Modi de s’imposer sur la scène nationale.
En matière de diplomatie sur le climat, on a vu Modi accepter de s’engager à la COP21. Qu’en est-il aujourd’hui dans un monde où les Etats-Unis de Trump ne veulent plus coopérer ?
Il y a toujours loin de la coupe aux lèvres entre les déclarations de principe et la réalité. Mais Modi a fait preuve d’un engagement sincère car réaliste. La fonte des glaciers dans l’Himalaya est alarmante, tout comme la pollution a Delhi a des conséquences désastreuses sur la santé publique. L’Alliance solaire internationale a été portée par Modi et Hollande et son siège social a été inauguré lors de la visite de l’ex-président français en Inde en janvier dernier.
Comment Modi se positionne-t-il par rapport à Trump ?
De façon opportuniste, il entretient une bonne relation avec Donald Trump. Il y avait un espoir que le nouveau président américain sabote le système des Nations Unies et permette à l’Inde de renégocier sa place au Conseil de Sécurité. Mais Trump n’en a pas les moyens. Dès lors Modi mène une politique réaliste pour profiter de la puissance economique des Etats-Unis dans la logique du « Make in India ». Evidemment, les Indiens demeurent inquiets des restriction des visas ordonnées par le locataire de la Maison Blanche. Mais pour le reste, Modi espère que les Américains vont investir en Inde, continueront de fournir des armes et de garantir un parapluie miltaire sur l’Asie du Sud et l’Asie en général.
Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).