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Entretien

Mathieu Jouve-Villard : "Négocier un contrat en Inde, c’est la bagarre à poings nus"

Dans les bureaux de Nuts and Boltz, une entreprise indienne basée à New Delhi, le 6 février 2017. (Crédits : AFP PHOTO / Money SHARMA)
Dans les bureaux de Nuts and Boltz, une entreprise indienne basée à New Delhi, le 6 février 2017. (Crédits : AFP PHOTO / Money SHARMA)
L’Inde est un pays « qui ne pardonne pas l’amateurisme ». Pour Mathieu Jouve-Villard, consultant installé à Delhi en 1994, les difficultés incontestables de l’implantation peuvent être surmontées grâce à un travail approfondi de préparation et d’apprentissage des façons de faire locales. Partenaire fondateur du cabinet Wedge Consulting et représentant en Inde du Crédit Mutuel-CIC, Mathieu Jouve-Villard pratique depuis plus de vingt ans le conseil stratégique aux entreprises qui cherchent à s’implanter et se développer dans le pays. C’est fort de cette expérience qu’il vient de publier Pratique de la négociation en Inde, ouvrage dans lequel il livre ses conseils aux hommes d’affaires étrangers tentés par l’aventure indienne. Il répond aux questions de Patrick de Jacquelot.

Entretien

Mathieu Jouve-Villard ne cherche pas à brosser un tableau idyllique du pays de Narendra Modi. Au fil des pages de sa Pratique de la négociation en Inde, il évoque sans détour les difficultés du marché indien, la complexité de son système administratif et, peut-être surtout, la désorientation qui guette l’Occidental confronté à des Indiens dont les modes de pensée sont très différents des nôtres. Si la mauvaise nouvelle, c’est qu’il n’est pas facile de s’implanter en Inde, la bonne nouvelle, selon Mathieu Jouve-Villard, c’est que l’exercice demeure parfaitement faisable à condition de bien s’y préparer. Le livre fourmille ainsi de conseils concrets sur la nécessité d’étudier à fond le marché, de procéder à une recherche méthodique des partenaires possibles sans s’arrêter au premier venu et surtout – c’est le cœur de l’ouvrage – de négocier très rigoureusement les contrats. Dans un pays où le rapport de force est au cœur des relations d’affaires, il est essentiel, affirme-t-il, de tout prévoir et de se faire respecter…

Écrit d’une plume alerte et donc parfaitement lisible malgré l’aridité du sujet, le livre donne un point de vue éclairé sur les questions que se posent toutes les entreprises qui lorgnent vers l’Inde. On n’est certes pas forcé de souscrire à toutes les analyses de l’auteur. Ses affirmations selon lesquelles il est parfaitement possible de ne se livrer à aucune corruption dans la pratique quotidienne du business vont à l’encontre du ressenti de beaucoup d’hommes d’affaires installés là-bas. On peut de même s’étonner de le voir déclarer qu’il ne faut pas hésiter à envoyer des expatriés en Inde en raison de « la très bonne qualité de vie qu’offrent les grandes villes ». C’est pourtant la dégradation des conditions de vie, et en particulier la pollution, qui suscite un départ en masse des familles d’expatriés avec en conséquence la chute libre des effectifs du Lycée français de New Delhi depuis quelques années. Pas de quoi diminuer l’intérêt de ce véritable manuel pratique de l’implantation en Inde : nombre d’entreprises françaises qui se sont ruées sur l’Inde depuis dix ans comme sur un véritable Eldorado regretteront sûrement de ne pas avoir eu cet ouvrage à leur disposition.

Mathieu Jouve-Villard, consultant installé en Inde depuis 1994. (Crédit : DR)
Mathieu Jouve-Villard, consultant installé en Inde depuis 1994. (Crédit : DR)
Pourquoi avoir écrit ce livre sur la négociation en Inde ?
Mathieu Jouve-Villard : J’en avais ras-le-bol de voir les entreprises françaises se faire aligner quand elles arrivaient. Il fallait faire quelque chose pour les préparer un petit peu à ce qui les attendait parce que c’était le carnage !
De fait, l’homme d’affaires qui ouvre votre livre apprend que s’implanter en Inde est un combat à poings nus, que tous les coups sont permis, qu’il y a des clauses piégées partout, que le partenaire ne respecte pas ses engagements, que ce qui est malhonnête à l’étranger est de bonne guerre en Inde… Ne risque-t-il pas de le refermer aussitôt ?
Celui qui fera ça, je lui aurais fait gagner du temps ! Bien sûr, l’Inde n’est pas un pays pour tout le monde. Et s’il tire de sa lecture cette conclusion-là, c’est peut-être qu’effectivement il vaut mieux qu’il n’y aille pas. Mais ce n’est pas le message que j’essaye de faire passer. Le message, c’est : oui, c’est la bagarre à poings nus, mais en même temps, la boxe anglaise sur le ring n’est pas la seule à avoir ses règles. La bataille à poings nus a aussi ses règles. Si l’on considère que l’honnêteté consiste dans le respect des règles, alors les Indiens sont honnêtes. Simplement, il faut comprendre que l’honnêteté là-bas ne veut pas dire la même chose que l’honnêteté ici. Si l’on arrive ouvert d’esprit en essayant de comprendre quels sont les codes locaux, on peut arriver à faire de très bonnes affaires, à trouver d’excellents partenaires et à faire de l’argent en Inde. Mais, j’insiste là-dessus : c’est un pays qui ne pardonne pas l’amateurisme. C’est vrai que c’est un pays difficile dans lequel le rapport de force est central dans les relations d’affaires, mais le rapport de force, c’est quelque chose de relativement équitable. Il faut s’assurer que l’on arrivera avec le maximum de cartes en mains et qu’on saura les jouer le mieux possible. Mais ça, c’est la règle des affaires. On n’est pas là pour faire des ronds de jambe. On est là pour gagner de l’argent et on va faire ce qu’il faut pour assurer ses intérêts.
Vous insistez beaucoup sur le fait qu’il n’y a pas de notion de « win-win » en Inde et que l’Indien ne sera content que s’il a gagné au détriment de son partenaire…
Un peu, oui. Il y a deux types de négociations : la négociation compétitive (« win-loose ») et la négociation coopérative (« win-win »). Les Français aiment bien cette dernière, les environnements de négociations pas trop conflictuel. C’est un peu une faiblesse. Ce que j’essaye de faire, c’est de secouer les entreprises françaises, en leur disant : « on n’est pas sur l’île aux enfants », il faut monter sur le ring. A la base, il s’agit avant tout une négociation compétitive dans laquelle on essaye de gagner. Les Français ont souvent l’impression que si l’on s’engage avec l’autre dans une relation compétitive, qu’on enlève les gants, cela va dégrader la relation parce que il en va ainsi en France. Mais en Inde, cette confrontation permet d’entrer dans le rapport de force et de se faire respecter. Ensuite, on peut passer à une phase beaucoup plus coopérative.
Pour prendre un exemple, des gens me disent : « Les Indiens sont terribles, j’ai vendu des produits il y a deux ans et je n’ai toujours pas été payé. » Je leur réponds : du point de vue d’un Indien, c’est votre boulot de négocier une vente avec des garanties de paiement. Son boulot à lui, c’est de négocier une vente avec les prix les plus bas avec le moins de contraintes possible. S’il arrive à négocier une vente sans garantie de paiement, c’est un avantage qu’il a gagné en « négo ». Et vous pouvez être sûr qu’il va s’en servir.
Cela veut-il dire que l’on ne peut jamais faire vraiment confiance à son partenaire indien ?
Si ! Mais pas au premier venu, ce serait de la bêtise. En Europe non plus on ne peut pas faire confiance au premier venu. Mais faire confiance quand on a pris le temps et la peine de construire une dynamique de respect mutuel, là oui. L’important, c’est de ne pas juger. Ce n’est pas parce que des gens n’ont pas les mêmes règles que ce sont des salauds. Ce qui est fondamental, c’est de bien faire son travail quand on arrive en Inde : faire les études de marché ; bien regarder les entreprises en présence ; chercher celles qui sont susceptibles de faire de bons partenaires, qui peuvent être de bons clients ; regarder comment positionner son offre, comment l’adapter au marché indien ; avoir déjà une vision de moyen terme parce que cela prend toujours un petit peu de temps de se développer sur ce marché-là. Si c’est fait, on a toutes les clés pour se faire respecter.
L’homme d’affaires occidental ne peut-il pas se dire : « Il y a plein de pays au monde où je ne suis pas, choisissons-en un plus simple que l’Inde pour éviter cette couche de complexité supplémentaire » ?
Ce serait une erreur. D’abord parce qu’il y a un phénomène d’osmose qui fait que la difficulté à entrer sur les marchés s’équilibre d’une manière ou d’une autre. Sur les marchés plus faciles d’accès, il y a beaucoup plus de concurrence… En Inde, il y a ces difficultés à surmonter mais il y a tellement de choses à faire ! Il y a des secteurs où tout est à développer : les infrastructures, les services, l’agroalimentaire, la distribution… Il y a moins de compétition, moins d’offres des sociétés étrangères, justement parce que c’est un marché qui fait peur. J’essaye donc de donner un mode d’emploi pour venir en Inde, sans dorer la pilule. Il faut montrer à l’Indien intéressé que l’on a une offre qui tient la route et que s’il veut l’avoir, il n’a pas le choix : il doit payer. J’essaye de taper sur une forme de naïveté qui consiste à dire : « Si on s’entend bien, ils feront des affaire avec nous parce qu’ils vont bien nous aimer. » Non ! Mais il y a plein de gens en France et en Europe qui ont la carrure suffisante pour arriver avec des offres de valeur, avec des choses qu’ils savent faire que personne ne sait faire localement et pour lesquels les gens sont prêts à payer, pour lesquelles il y a de l’argent, des marchés et de la croissance.
"Pratique de la négociation en Inde" de Mathieu Jouve-Villard, Éditions Eyrolles. (Copyright : Éditions Eyrolles)
"Pratique de la négociation en Inde" de Mathieu Jouve-Villard, Éditions Eyrolles. (Copyright : Éditions Eyrolles)
Vous insistez sur le fait qu’il faut se conformer parfaitement aux règles et refuser toute corruption. Les hommes d’affaires sur place disent souvent que ce n’est pas possible…
Il y a plusieurs choses. Il existe d’abord une petite corruption dans la vie courante de l’entreprise. Mais comme de plus en plus de formalités se font sur Internet, cela élimine la corruption puisqu’on ne rencontre personne. Après, il existe aussi de la corruption pour avoir des licences par exemple, des intermédiaires vont s’en occuper. Mais en tant qu’étranger, il faut absolument avoir des papiers impeccables. Les entreprises indiennes ont leur façon de travailler mais les entreprises étrangères n’ont pas du tout le même niveau de visibilité : pour elles, il est essentiel d’être absolument en règle. Neuf fois sur dix, les cas de corruption, ce sont des gens qui veulent prendre des raccourcis. Si l’on veut travailler normalement, on peut le faire sans corrompre. Payer des pots-de-vin, c’est entrer dans un cycle dont on aura du mal à sortir. Je ne dis pas qu’il n’y a plus de cas de corruption, ce que je dis c’est qu’il y a moyen de ne pas y avoir recours et que c’est ce qu’il faut faire. Même si c’est parfois un petit peu plus long, que ça demande un peu plus d’efforts. D’autant que si l’on commence à payer, il faut payer partout…
Par ailleurs, il est vrai que l’environnement indien pourrait être plus transparent qu’il ne l’est. Ce qui est essentiel, c’est de bien faire son travail de préparation, son audit de précaution (« due diligence ») avant de conclure un partenariat ou a fortiori d’acquérir une société. Par exemple, je conseille à mes clients de faire un tel audit légal même avant de louer des bureaux. Parce qu’il y a plein de cas où on loue des bureaux, on dépense 250 000 euros pour rénover et six mois plus tard, le tribunal met les locaux sous scellés parce qu’il y a un conflit de succession : le type qui a signé le bail n’est en fait pas vraiment le propriétaire…
Que pensez-vous du débat sans fin chez les hommes d’affaires étrangers sur la nécessité ou l’utilité de passer par une joint-venture avec un partenaire local ?
La plupart du temps, on n’est pas obligé d’avoir un partenaire. Ce qui m’ennuie, c’est que la première raison pour laquelle les entreprises étrangères veulent un partenaire, c’est parce qu’elles ont peur de venir seules en Inde. Et c’est la pire raison de prendre un partenaire.
Quand elles auront lu votre livre, elles se diront justement que c’est tellement compliqué qu’elles en ont besoin !
Non ! Au contraire, j’ai écrit un mode d’emploi pour leur donner les moyens de faire par elles-mêmes. Si l’on trouve cela difficile, il suffit de recruter des gens qui connaissent, des consultants qui font leur travail et ensuite s’en vont. Dans certains cas, si l’on vend des produits de grande consommation et qu’il faut être dans un million de points de vente, trouver quelqu’un qui apporte ces points de vente peut faire gagner cinq ans. Là, oui, on prend un partenaire. Mais neuf fois sur dix, ce n’est pas justifié. Souvent les entreprises voient les avantages que peut leur apporter un partenaire mais elles ne voient pas ce qu’il va leur coûter, et toutes les difficultés à cogérer une filiale avec une entreprise indienne qui n’a pas du tout la même culture, pas les mêmes buts et souvent des intérêts divergents. Une chose qui m’exaspère, c’est de voir plein de gens qui acceptent des clauses dont on sait qu’elles se retourneront contre eux mais qui passent outre parce qu’ils veulent absolument conclure. De même, on en voit qui arrivent et disent : « Trouvez-moi un partenaire ! » Mais qui a décidé qu’il fallait un partenaire ? Cela a été décidé comme allant de soi dans une salle de réunion à Paris dans laquelle il n’y avait pas une seule personne connaissant l’Inde !
On dit toujours qu’aucune multinationale ne peut se permettre de ne pas être sur un marché d’1,3 milliard de personnes, mais on en voit qui se retirent complètement : le géant japonais de la pharmacie Daiichi, son compatriote des télécoms NTT DoCoMo, General Motors, Carrefour, Auchan… Des multinationales de premier plan qui sont allées en Inde, ont vraiment essayé et ont décidé de partir. Comment l’expliquer ?
Difficile de donner une explication globale. Je pense que les multinationales ont parfois tendance à prendre des décisions stratégiques basées sur des approches un peu macro qui peuvent avoir du sens ou pas. Le départ de Carrefour, c’est typiquement l’exemple de la multinationale qui ne comprend pas le pays. Ils espéraient que le secteur de la grande distribution allait s’ouvrir rapidement mais c’était évident que cela prendrait du temps. Donc, soit on ne vient pas et on attend que ça s’ouvre, soit on vient avant que ça s’ouvre et on est prêt à tenir la longueur.
Il y a une douzaine d’années que la France a découvert l’Inde. Aujourd’hui, l’arrivée des Français en Inde est-elle un succès ?
Globalement oui parce qu’il y a énormément d’entreprises françaises qui sont là et qui font de bonnes affaires. Mais ce n’est qu’un demi succès parce que la France n’a absolument pas la place qu’elle mérite. Les entreprises françaises ont énormément de choses à faire en Inde, elles devraient être beaucoup plus dynamiques. C’est un pays dans lequel on peut aller chercher des relais de croissance, il y a plein de choses à faire, encore faut-il les faire bien. Paradoxalement, je trouve que les PME sont plus équipées que les grands groupes pour faire des affaires en Inde. Ne serait-ce que parce qu’elle n’ont pas peur de démarrer petit, et l’Inde c’est typiquement un pays où il faut commencer petit : ça n’est pas une course de vitesse, c’est un marathon.
Propos recueillis par Patrick de Jacquelot

A lire

Pratique de la négociation en Inde de Mathieu Jouve-Villard, Éditions Eyrolles, 260 pages, 26 euros.

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A propos de l'auteur
Patrick de Jacquelot est journaliste. De 2008 à l’été 2015, il a été correspondant à New Delhi des quotidiens économiques La Tribune (pendant deux ans) et Les Echos (pendant cinq ans), couvrant des sujets comme l’économie, le business, la stratégie des entreprises françaises en Inde, la vie politique et diplomatique, etc. Il a également réalisé de nombreux reportages en Inde et dans les pays voisins comme le Bangladesh, le Sri Lanka ou le Bhoutan pour ces deux quotidiens ainsi que pour le trimestriel Chine Plus. Pour Asialyst, il écrit sur l’Inde et sa région, et tient une chronique ​​"L'Asie dessinée" consacrée aux bandes dessinées parlant de l’Asie.