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Entretien

De l'Asie à l'Europe : "Alice au pays des projets" de Robert de Quelen, ou le dépassement de l'interculturel

Le quartier d'affaires à Singapour à l'heure du déjeuner. (Crédits : CAROLINE CHIA / ST / SINGAPORE PRESS HOLDINGS / via AFP)
Le quartier d'affaires à Singapour à l'heure du déjeuner. (Crédits : CAROLINE CHIA / ST / SINGAPORE PRESS HOLDINGS / via AFP) Workers in the financial district crossing the road at lunchtime. (Generic pictures of white collar workers, expats, CBD)
Comment renouveler le consulting interculturel ? Comment dépasser les présentations powerpoint pleines de généralités sur la perte de face des Chinois, le manque de rigueur des Indiens, la rigidité des Japonais ? En arrêtant de chercher des archétypes asiatiques ! Celui qui connaît le terrain n’ignore pas qu’il y autant de stéréotypes que de villes en Asie. C’est pour échapper à cette distinction sans fin que Robert de Quelen et David Colliquet, deux coaches spécialisés dans la gestion de projets interculturels, ont écrit Alice au pays des projets, le leadership interculturel des projets, paru ces dernières semaines aux éditions de l’AFNOR. Leur proposition ? Mixer la gestion de projet et « l’agilité culturelle » pour créer dans chaque équipe une nouvelle culture d’entreprise, qui ne soit ni proprement occidentale ni asiatique, mais en perpétuelle adaptation. Entretien avec Robert de Quelen, qui est aussi directeur d’Asianoveo, le pôle Entreprises d’Asialyst.

Entretien

Coach et formateur en management de projets interculturels, Robert de Quelen a une expérience de 25 années dans le conseil en communication. Il a constitué et dirigé des équipes multiculturelles en France, à Singapour, aux Philippines et en Grande-Bretagne pour de larges projets au sein de l’agence Edelman. Aujourd’hui basé à Paris, il est le directeur d’Asianoveo, le pôle Entreprises d’Asialyst. Certifié Master Coach et AI par l’Institut du Coaching International, il met en œuvre des techniques de « coaching collectif » telles que le « co-développement » et « l’investigation appréciative » pour de grandes entreprises aussi bien que pour des startups.

Robert de Quelen, coach et directeur d'Asianoveo, le pôle Entreprises d'Asialyst. (Source : Instinct Business)
Robert de Quelen, coach et directeur d'Asianoveo, le pôle Entreprises d'Asialyst. (Source : Instinct Business)
Comment avez-vous eu l’idée d’écrire ce livre ?
Robert de Quelen : En fait, ce livre est venu comme une réponse à un besoin. C’était lors d’une séance de coaching que j’animais avec un directeur de projet et un manager travaillant sur des projets à fortes dimensions internationales et interculturelles. L’interculturel, c’est la différence entre les cultures de divers pays mais aussi entre les cultures des différents métiers : les médecins ont une culture, les architectes aussi. Il existe aussi des cultures d’entreprise aussi bien que des cultures générationnelles. Or on s’est aperçu que les managers ne sont pas équipés. Ils ont été formés dans une école d’ingénieur ou de commerce. On leur apprend à gérer un projet en fonction de processus, c’est très rationnel et très documenté. Mais en situation interculturelle, c’est compliqué et imprévisible. Or ces managers ne disposent pas vraiment de référentiel, si ce n’est de vagues stéréotypes : les Chinois sont comme ci, les Japonais comme ça. Ils sont censés se débrouiller avec. Or les conséquences peuvent se révéler très graves, aussi bien en termes de qualité, d’information que de communication qui ne circule pas. Ils ont l’impression de ne pas arriver à faire avancer leur projet. C’est autant de souffrances. Alors qu’il existe une multitude d’univers assez complexes, il manque des passerelles entre eux. Ce livre est donc une ambition d’établir cette passerelle entre le monde des projets et le monde de l’interculturel. Avec mon co-auteur David Colliquet, nous avions trouvé très peu de littérature abordant le thème ensemble.
A voir, Robert de Quelen explique le principe de son ouvrage Alice au pays des projets :
Pourquoi avoir choisi d’incarner votre réflexion dans le personnage du roman de Lewis Carrol ?
Parce que Alice au pays des merveilles raconte l’histoire d’un personnage confronté à quelque chose qui parait sortir de sa logique. Ce qui décrivait assez bien le vécu d’un manager confronté à une situation interculturelle. C’est aussi un livre qui a beaucoup d’humour, ce qui peut aider dans beaucoup de situations. A condition bien sûr que l’humour reste bienveillant, il permet de nous aider à mieux vivre avec ce qui nous parait absurde.
Pourquoi utiliser la fiction ? Quelle est la dynamique avec les schémas et les tableaux qui émaillent votre livre ?
Les fiches pratiques aident à appliquer ce qui a été abordé dans le récit fictif. Ce dernier est une suite de situations, certaines tirées de nos vies, ce qui permet au lecteur de s’identifier. Dans le chapitre sur la gestion des conflits, nous montrons un conflit réel avec des directeurs de projet de plusieurs pays. On parle d’Alice, directrice de projet française avec des Allemands, des Indiens. Elle se retrouve médiatrice entre des Britanniques et des Polonais. Elle vient au secours de son ingénieur très rationnel qui ne comprend rien. Grâce aux clés qu’elle a pu acquérir dans les chapitres précédents, elle va être capable de faire une lecture de la situation. Par exemple, elle va comprendre d’une part comment le sens de la hiérarchie en Pologne empêche un collègue d’expliquer pourquoi il est freiné dans son travail, et d’autre part, comment et pourquoi les Britanniques sont choqués par tel ou tel comportement. C’est inspiré d’épisodes que j’ai pu vivre à Singapour où j’ai dû arbitrer des conflits ou des malentendus entre collègues australiens et sud-coréens. J’avais du reprendre en détails les mails des uns des autres, les reformuler autrement jusqu’à rétablir la communication.
C’est un peu comme le lapin blanc de Lewis Carrol ?
Oui, on est un peu comme ce lapin qui circule entre les mondes, les univers. Ce lapin qui est toujours pressé : « Bonjour, bonsoir, je suis en retard ! » Cela correspond tellement au vécu du chef de projet toujours stressé par le temps, en train de se battre avec son petit réveil à la main. Mon interprétation d’Alice, c’est un conte sur la polychronie et la monochronie. Cette histoire de temps est une réponse poétique à la révolution industrielle. La monochronie, c’est découper le temps de travail en heures de façon très rationnelle, jusqu’à l’extrême qu’est le taylorisme. L’être humain incarné par le lapin va être choqué par la relation au temps avec cette approche normée, cette exigence de ponctualité. C’est le choc ressenti par certaines cultures, dont les cultures asiatiques, vis-à-vis de l’approche occidentale. Les Asiatiques sont polychrones, dans le sens qui a été développé par l’anthropologue Edward T. Hall. Autrement dit, ils ont une conception du temps cyclique : on vit un peu dans un éternel recommencement ou un éternel présent. Dans la monochromie, au contraire, le temps est linéaire : c’est une flèche qui va dans une direction et qui ne revient pas en arrière. Voilà une des sources de malentendus et de frustrations.
Prenez un ingénieur européen qui demande quand commence telle mission à son collègue indien qui lui répond : « Tomorrow. » Mais « demain », c’est quand ? L’Européen détaille combien de temps pour chaque tâche et conclut que cela débutera réellement dans trois semaines. Mais l’Indien, lui, se dit qu’il commencera quand les conditions seront favorables. Au Japon, c’est particulier : ce sont des « polychrones adaptés ». A la maison, ils ont une approche polychrone relationnelle – on peut faire plusieurs choses en même temps – plutôt que centrée sur des tâches à faire isolément. Mais en milieu professionnel, ils fonctionnent comme les Américains, voire en plus extrême : ils découpent les tâches inlassablement, aucun temps mort, le temps c’est de l’argent. C’est une adaptation qui date de l’ère Meiji. Et c’est vrai aussi à Singapour et de plus en plus dans les pays d’Asie. Les Chinois, par exemple, savent respecter leur calendrier, sinon ils ne pourraient pas faire de ponts ni de fusées. Attention, une fois qu’on sait tout cela, il ne faut pas faire l’erreur classique du manager occidental tout juste arrivé en Asie : « Si les Asiatiques s’adaptent, alors je n’ai pas besoin de faire des efforts… » Ce qui est faux car la polychronie relationnelle reste importante. Pour un dîner entre collègues, l’erreur est de parler du contrat alors qu’on est là pour faire connaissance.

L’interculturel, la « quatrième dimension » des projets

A tort ou à raison, le consulting interculturel est souvent catalogué comme un ensemble de généralités psychologiques sur les étrangers et sur les meilleures façons de se comporter avec eux. Qu’est-ce qui rend plus concrète votre notion de « leadership interculturel des projets » ?
Ce qui la rend plus concrète c’est qu’on est parti de situations concrètes. L’univers du projet est construit sur un déroulement en trois dimensions : temps, budget, qualité (ou spécification). L’interculturel apporte la quatrième dimension des projets. Premier exemple concret : comment aborder un plan de prévision des risques ? En quoi l’interculturel peut-il apporter des risques supplémentaires ou amplifier les risques existants ? Deuxième exemple : la gestion des réunions, à distance, en conference call ou en équipe projet ; comment moduler sa communication, créer des rituels, certains modes de communication qui vont permettre de gérer les risques interculturels, les risques de malentendus. Pour ma première conference call à Singapour, je devais gérer des projet avec des équipes d’une quinzaine de pays différents. Je me suis aperçu que seuls les Australiens parlaient. Mes collègues asiatiques les laissaient s’exprimer et intervenaient de moins en moins. Pour la fois d’après, il allait falloir poser des règles du jeu, avec un tour de parole structuré de façon à ce que chacun puisse s’exprimer : brider l’enthousiasme des Australiens pour donner la parole aux Asiatiques. Autre méthode : consulter mes collègues asiatiques à l’avance, par e-mail ou via des entretiens individuels. En tant que leader, ils attendaient de moi que je fasse la synthèse et que j’assure la régulation.
On reproche souvent aux formations interculturelles classiques de se limiter à comment tendre la carte de visite aux Japonais et la recevoir avec les deux mains. Faut-il des cadeaux ?… Aujourd’hui, on trouve tout cela sur Internet, plus besoin de formation. La deuxième génération de formation interculturelle insiste sur d’autres stéréotypes : « Les Chinois sont comme ceci, attention à sauver leur face » ; « les Indiens ne sont pas très rigoureux dans la gestion des tâches », etc. Il ne s’agit pas de savoir si ces stéréotypes sont vrais ou faux. On peut les faire varier à l’infini en fonction des spécificités locales dans chaque pays : « Vous parlez des Indiens du Nord ou du Sud ? » ; « ceux qui ont été éduqués à Harvard ou les autres ? » Le gros risque managérial est de se dire : « Ça y est, j’ai compris les Chinois et je sais ce qu’il faut faire ! » On risque d’avoir une grosse surprise à la prochaine réunion ! On va rencontrer un Singapourien éduqué au Texas avec un mode de communication explicite alors qu’on nous avait dit que les Asiatiques communiquaient de façon implicite. C’est là qu’on est perdu, car on peut toujours trouver des contre-exemples aux stéréotypes. L’étape de la divergence culturelle est nécessaire : il faut accepter que nous avons aussi une grille de lecture différente des autres, mais on ne peut pas s’arrêter là. Il faut passer à l’étape suivante : la convergence culturelle.
En quoi consiste cette « convergence culturelle » que vous préconisez ?
C’est une méthode pro-active, délibérée, consciente, construite. On peut s’appuyer sur des processus issus de la méthode projet. On va donner du sens à la mission. Ce sont aussi des processus qui peuvent paraitre un peu rigide. En Asie, souvent on vous dit que les règles trop rigides ne sont pas appréciées. C’est faux ! Si l’on explique à tous que le cadre est votre ami, que c’est rassurant et au service de la réussite de l’équipe, cela fonctionne. On ne perdra pas la face car les règles du jeu seront alors connues de tout le monde : pas de favoritisme ! C’est un thème important car dans beaucoup d’entreprises familiales en Asie, on sait très bien que si on n’est pas le fils du patron, on n’a pas les mêmes chances de réussir. Là, il s’agit au contraire de donner un sens à l’effort collectif, tout en favorisant l’épanouissement individuel. C’est une grande responsabilité du leader interculturel.
Qu’entendez-vous par « l’agilité culturelle » ?
C’est d’abord une agilité comportementale. A Singapour, j’ai dû adapter mon style managérial car je me suis aperçu que mon style « à la française » ne marchait pas. Je donnais des instructions trop implicites en pensant que mes collaborateurs pourraient deviner et appliquer eux-mêmes les détails. Or ils avaient besoin d’instructions à la fois très explicites et très détaillées. Souvent, le manager occidental organise un brainstorming pour résoudre un problème ensemble ; il n’apporte pas d’idée toute faite, il se voit comme un facilitateur. Or en Asie, on sera choqué que le manager n’arrive pas avec une idée de stratégie, quitte à la compléter avec les idées opérationnelles de l’équipe. Par ailleurs, les managers français auront tendance à montrer leurs émotions, à laisser transparaître leurs sautes d’humeur. En Asie, c’est très mal vu, car celui qui ne peut se maîtriser ne peut être considéré comme leader d’équipe. Il apparaîtra comme peu fiable, imprévisible. Les liens de confiance ne pourront pas se créer avec l’équipe.
Il ne faut pas oublier un autre aspect de l’agilité comportementale : dans les pays asiatiques, on est confronté à de très grandes diversités culturelles. Entre le Japon et l’Inde, les différences de richesse, de culture, de religion, de pensée philosophique, sont beaucoup plus grandes qu’entre le Danemark et le Portugal ! Donc il va falloir à la fois constamment s’adapter soi-même à ses différents collègues, et comprendre qu’il faudra arbitrer entre eux, créer de l’harmonie.
D’où une troisième forme d’agilité : l’agilité culturelle. C’est un parcours en 3 étapes : 1. prendre conscience de sa propre grille de lecture, valeurs, préférences ; 2. comprendre que les autres n’ont pas forcément les mêmes et donc faire preuve d’ouverture et de curiosité ; 3. construire à partir de tous ces ingrédients une culture d’entreprise qui ne sera ni la culture A ni la culture B, mais une culture C. C’est-à-dire quelque chose de nouveau. Il faut être capable de filtrer, d’apporter des méthodes d’intelligence collective et des valeurs qui vont rassembler tout le monde. Une culture se construit sur des objectifs partagés, par des rituels et des symboles comme des t-shirts avec un petit logo, des mugs, des petits cadeaux, des symboles pas seulement liés au travail d’ailleurs. Elle se construit aussi par une expérience commune. Elle est bien sûr motivée par la réussite : comment tirer tout le monde vers le haut et dans le même sens. De fait, les projets interculturels sont des accélérateur de leadership. Si on sait gérer des problèmes dans un contexte interculturel, on saura faire face à n’importe quelle crise. Dans le monde actuel fait d’incertitudes, c’est une très bonne préparation !
Propos recueillis par Joris Zylberman
Couverture du livre "Alice au pays des projets, le leadership intercuturel des projets" par Robert de Quelen et David Colliquet, éditions de l'AFNOR, 2017. (Copyright : AFNOR)
Couverture du livre "Alice au pays des projets, le leadership intercuturel des projets" par Robert de Quelen et David Colliquet, éditions de l'AFNOR, 2017. (Copyright : AFNOR)

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).