Société
Reportage

Indonésie : les peuples indigènes Mentawai étouffés par le développement

Chamanes d'une tribu indigène des îles Mentawai en Indonésie, les Sikereis prennent de l'eau de rivière pour fabriquer les médicaments aux plantes pour leurs patients. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)
Chamanes d'une tribu indigène des îles Mentawai en Indonésie, les Sikereis prennent de l'eau de rivière pour fabriquer les médicaments aux plantes pour leurs patients. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)
En Indonésie, l’Etat commence à reconnaître l’importance et la place des communautés indigènes. Certes. Mais celles-ci font face à un nouveau type de pression : l’urbanisation accélérée à travers des réajustements structurels inscrits dans les plans de développement « par la périphérie ». Résultat, les conditions d’existence se dégradent et les modes de vie traditionnels sont refondus dans un modèle social et politique standardisé aux couleurs de la Nation. Sur les îles Mentawai, certaines communautés tentent désespérément de perpétuer les traditions, alors que d’autres se voient contraintes de suivre le mouvement du « progrès ». Reportage.
*Maison traditionnelle pouvant accueillir jusqu’à huit familles nucléaires.
Assis au bord d’un ruisseau, les Sikerei — chamanes mentawaïens — vêtus de leur pagne et leur peau parcourue de tatouages traditionnels, préparent des plantes médicinales cueillies dans la jungle. Comme le veut la tradition, la rivière doit être la plus proche possible du malade et de sa Uma*, la maison traditionnelle mentawaïenne. Durant ce moment de convivialité, les Sikerei aiment bavarder, comme l’un d’entre eux, qui crapote sa cigarette roulée dans une feuille de banane séchée : « Cela nous permet d’améliorer nos connaissances des plantes. Nous discutons de celles qui fonctionnent sur telle ou telle maladie, quels sont les mélanges les plus efficaces. Nous mémorisons tout et transmettons les connaissances à travers ces discussions. » Une fois empaquetées dans une feuille et maintenue par une liane, les concoctions sont prêtes à être utilisées pour la cérémonie. Les neuf Sikerei s’adonnent à cette tâche pendant quatre jours consécutifs : soins au malade, danses et chants sacrés pour invoquer les esprits à chaque tentative de guérison, sacrifices systématiques de cochons et de poulets à chaque rituel.
Comme toutes les Umas, celle du clan de Sakaliou est enclavée dans la jungle et se situe juste à côté d’une rivière, servant de source d’eau mais aussi de frontières de leurs terres ancestrales. Les habitants de Sakaliou vivent en relative autonomie et en autosuffisance. Ici, on se nourrit essentiellement de sagou, de bananes, de taro et de fruits sauvages, qui se trouvent en abondance dans la forêt, ainsi que de cochons élevés sur place.
Un Sikerei, chamane d'une tribu indigène des îles Mentawai en Indonésie, à la recherche de plantes médicinales dans la forêt. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)
Un Sikerei, chamane d'une tribu indigène des îles Mentawai en Indonésie, à la recherche de plantes médicinales dans la forêt. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)
*Juniator Tulius, « The pig story ‘tiboi sakkoko’, Story telling of kinship, memories of the past, and rights to plots of ancestral land in Mentawai », in Wacana : Journal of the Humanitites of Indonesia, vol. 17 No. 2, Jakarta, juillet 2016.
Les îles Mentawai se situent à 150 km au large de Padang, ville côtière de l’île de Sumatra. Aujourd’hui, les communautés traditionnelles vivant dans les longues maisons claniques de manière relativement autonome et pratiquant l’Arat Sabulungan — croyance animiste propres aux îles Mentawai — ne représentent qu’une petite minorité au sein de ces communautés. Ils ne seraient qu’une centaine de personnes alors que le reste de la population, en majorité répartie dans les villages gouvernementaux sur les côtes de l’archipel, représente plus de 88 000 personnes*.
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Un Sikerei, chamane d'une tribu des îles Mentawai en Indonésie, en train de cueillir des feuilles à vertu médicinale. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)

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Les Sikereis, chamanes Mentawai, prennent de l'eau de rivière pour fabriquer les médicaments aux plantes pour leurs patients. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)

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Un Sikerei prepare les ingrédients d'une mixture médicamenteuse. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)

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Un patient d'un Sikerei en plein traitement dans l'Uma, la maison traditionnelle des Mentawais. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)

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Les Sikereis dansent en cercle pendant le traitement d'un patient pour appeler les bons esprits et nettoyer l'Uma des mauvais esprits. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)

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La dernière nuit du rite médical de quatre jours, les Sikereis dans sent et chantent sans dormir jusqu'à l'aube, avant de revenir chacun dans leur Uma. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)

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Les enfants des Sikerei en pleine baignade dans la rivière près de leur Uma. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)

 
 

Une génération déculturée

Âgé d’une trentaine d’années, Aman Jepri fait partie d’une génération déconnectée de sa culture ancestrale. Cependant, il essaye tant bien que mal de réapprendre les coutumes et les techniques traditionnelles en côtoyant régulièrement les Sikereis. « Toutes nos connaissances sur la manière de cultiver, de nous nourrir ou de produire, se transmettent de générations en générations, confie-t-il. Ces choses ne sont pas faites au hasard, il y a des procédés bien spécifiques. »
*Reimar Schefold, « The Domestication of Culture ; Nation-building and Ethnic Diversity in Indonesia » (Bijdragen tot de Taal-, Land- en Volkenkunde), in Globalization, localization and Indonesia, no: 2, Leiden, 1998.
Au lendemain de l’indépendance de 1945, le gouvernement de Sukarno s’engage dans des politiques « d’unification nationale » dans tout l’archipel indonésien. Il espère ainsi fédérer toutes les populations — aussi diverses soient-elles — à travers une culture nationale dominante et un système politique standardisé. Ce sont plus particulièrement vers les sociétés tribales traditionnelles, sans réels moyens de défense politique que se sont dirigés ces efforts de normalisation et de « domestication » culturelle*.
*Croyance animiste propre aux îles Mentawai.
Sur les îles Mentawai, ces « plans d’unification » sont notamment mis en oeuvre à partir de 1954, à travers l’éradication de l’Arat Sabulungan*. Tous les attributs, bijoux et autres caractéristiques propres aux coutumes mentawai tels que la pousse des cheveux, les tatouages et la taille des dents, furent sévèrement interdits car considérés comme des marques de « primitivisme », non conformes à l’image de l’Indonésien moderne. Les peuples indigènes de Mentawai n’eurent alors que trois mois pour choisir entre l’islam et le christianisme. Comme l’élevage et la consommation des porcs étaient fondamentaux dans la culture Mentawai, beaucoup optèrent pour le protestantisme. Cependant, certains d’entre eux continuèrent secrètement à pratiquer l’Arat Sabulungan sur leurs terres ancestrales.
Ancien chef du village de Rogdog, Celester est membre de l’ONG Yayasan Citra Mandiri (YCM), qui lutte pour les droits des Mentawaiens. A ses yeux, il s’agit d’un véritable « ethnocide » ; cette mutation à marche forcée est un « traumatisme qui a laissé des traces encore vives ». Aman Jepri se rappelle, lui, des histoires que son grand-père, lui-même Sikerei, lui racontait : « A cette époque, les officiers de police sont venus à l’intérieur de la forêt pour arrêter les Sikereis dans le but de les déporter à Muara Siberut, la ville côtière de Siberut. Son pagne fut alors brulé. »
En 1971, Suharto (surnommé « le père du développement », Bapak Penbagunan) lance la politique de « développement du bien-être des communautés isolées » (Pembinaan Kesejahteraan Masyarakat Terasing). Les autorités indonésiennes s’engagent alors à « moderniser » les peuples Mentawai considérés comme « archaïques », « arriérés » et « isolés ». De gré ou de force, les peuples indigènes doivent quitter leurs Umas bordant les multiples rivières, pour s’installer dans les villages gouvernementaux, plus faciles à contrôler pour les autorités nationales.
Aman Nata, 35 ans, vient du district de Rogdog à Siberut, une île de l'archipel Mentawai. C'est l'une des zones de relogement créées par le gouvernement. Aman a ouvert une épicerie et fut le premier à posséder une moto et une voiture dans la zone. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)
Aman Nata, 35 ans, vient du district de Rogdog à Siberut, une île de l'archipel Mentawai. C'est l'une des zones de relogement créées par le gouvernement. Aman a ouvert une épicerie et fut le premier à posséder une moto et une voiture dans la zone. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)

« Quand les tracteurs arriveront, la forêt disparaîtra »

*Lire « Singapour, Malaisie, Indonésie : triangle de croissance ou triangle des inégalités ? », in Le Monde diplomatique, Paris, juillet 2016. **Nawa Cita, « Les neuf programmes », une série de promesses présidentielles décrivant les politiques prioritaires de l’administration Jokowi.
Dans un contexte de globalisation, d’intensification des échanges commerciaux régionaux et dans le souci de stimuler la croissance du pays*, le président Joko Widodo, surnommé Jokowi, s’est engagé dès son élection en 2014 à revitaliser la planification stratégique du développement de l’Indonésie. Avec pour objectif notamment de « développer le pays dans sa périphérie en renforçant les régions et villages dans le cadre de l’Etat unitaire »**.
*Siwage Dharma Negara, « Indonesia’s infrastructure development under the Jokowi administration », in Southeast Asian Affairs, vol.2016, Singapour, 2016.
Aujourd’hui, les politiques de développement n’utilisent plus de méthodes répressives et violentes, comme au temps de la dictature suhartienne. Malgré tout, certains programmes sont entrepris dans un souci de rapidité et sans prendre en compte les spécificités locales – les coutumes, l’organisation sociale ou les conditions climatiques. Le plan Dana Desa*, par exemple, vise à augmenter significativement l’urbanisation dans les coins les plus retirés de l’archipel Mentawai. En 2016, sur l’île de Siberut, une centaine de petites « maisons sociales » ont ainsi été construites en rang comme si elles étaient prêtes à accueillir le nouveau projet phare de développement local : le Transmentawai. C’est une route à deux voies qui, en pénétrant au cœur de la forêt tropicale, reliera de manière optimale les villages entre eux et rendra plus facile l’accès aux ressources naturelles et à la main-d’œuvre locale.
Assis sur le rebord de sa nouvelle « maison sociale », Simon, un fermier local, nous fait part de ses inquiétudes concernant la construction du Transmentawai : « Ce sont les citadins, ceux qui possèdent des voitures, qui utiliseront la route. Ils pourront accéder à nos récoltes et nous, nous ne pourrons que les regarder faire, comme des spectateurs impuissants. » Aman Sassali, un des plus jeune Sikereis de la région, craint que « lorsque les tracteurs arriveront, la forêt disparaîtra et ils pollueront nos rivières. Nous buvons dans la rivière ! Les arbres seront aussi en danger, on ne trouvera plus de plantes médicinales. »
Les politiques structurelles de développement jouent un rôle crucial dans l’organisation de la société. Elles fixent les rapports sociaux dans l’espace et déterminent ainsi le devenir des mécanismes d’échanges, de délibération et de décisions politiques ainsi que d’orientations culturelles. Celester est dépité : « Notre organisation sociale peut être comprise à travers la structure de la Uma… C’est ouvert et cela permet de discuter à tout moment. Dans les maisons sociales, ce procédé est brisé. »
En dépit de l’attrait considérable que peut susciter le don d’une « maison sociale » par le gouvernement indonésien aux populations les plus marginalisées, certains Sikereis refusent radicalement de s’y installer. Pour eux, c’est dépendre encore plus de l’Etat et se soumettre aux normes sociales standardisées. Ces maisons confèrent également un style de vie sédentaire et individualisant dans lequel ils ne se reconnaissent pas. « Dans ces logements sociaux, explique Aman Sasali, père de cinq enfants, il n’y à pas assez de place pour toute la famille. En plus, il fait beaucoup trop chaud à cause des toits en tôle. On a préféré les abandonner. »
Rangée de maisons le long de la route dans une zone typique de relogement créée par le gouvernement. Les toits préfabriqués en acier laissent entrer la chaleur tropical au contraire des Umas traditionnelles en fibre de paille. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)
Rangée de maisons le long de la route dans une zone typique de relogement créée par le gouvernement. Les toits préfabriqués en acier laissent entrer la chaleur tropical au contraire des Umas traditionnelles en fibre de paille. (Copyright : Danishwara Nathaniel, 2017)

Une reconnaissance tardive et ambiguë

*Indra Nugraha, « Menuju Kongres Masyarakat Adat V: Bagaimana Nasib Mereka Kini? », in Mongabay Indonesia, Jakarta, 6 Mai 2017.
En mars dernier, l’Alliance des Communautés Indigènes en Indonésie (Aliansi Masyarakat Adat Nusantara – AMAN) a tenu sa cinquième conférence nationale à Medan. Plus de 2300 représentants indigènes, éparpillés dans les quatre coins de l’archipel indonésien, ont débattu de la mise en œuvre d’une décision de la Cour constitutionnelle datant de 2012. Selon l’arrêté, les « forêts indigènes » n’appartiennent plus à l’Etat et doivent impérativement être restituées aux propriétaires indigènes. Il faut ainsi entamer une cartographie des terres indigènes réclamées. À l’heure actuelle, seuls 13 122 hectares des terres concernées ont été restitués dans huit communautés. Une portion infime. Selon les estimations de l’AMAN, les terres indigènes en question concernent 84 millions d’hectares sur le territoire indonésien*.
Dans l’archipel Mentawai, le discours national sur la reconnaissance et la valorisation des traditions locales se heurte autant au lobbying pressant des entreprises forestières qu’au discours développementaliste véhiculé par les élites politiques locales. Le gouvernement régional de l’archipel n’a toujours pas approuvé le projet de cartographie défendu par l’AMAN. Celester nous le confirme : « La foret détenue par l’Etat compose 82% du territoire mentawai. Seuls les 18% restant sont gérés par les communautés autochtones. » Pour Aman Jepri, le problème réside principalement dans la disjonction intergénérationnelle, l’appât du gain mais aussi dans un manque de vision à long terme : « Les étrangers peuvent facilement soudoyer les habitants avec une moto en échange de leur terres ancestrales. »
*Soit plus de 15 millions de touristes par an : « In 2017 Indonesia Targets 15 Million Tourists, or a Phenomenal 25 Percent Growth », in Wonderful Indonesia, Indonesia, 30 décembre 2016.
La valorisation des pratiques chamanique Mentawaienne trouve un écho dans le discours développementaliste. Il n’a pas fallu longtemps pour que le ministère du Tourisme considère les îles Mentawai, déjà réputées pour leurs spots de surf de première classe, comme une destination touristique à fort potentiel. En 2016, le tourisme représentait 11% du PIB de l’Indonésie. En intensifiant l’afflux de touristes dans les « zones périphériques » de l’archipel indonésien, le gouvernement mise sur une croissance annuelle de 25% avant la fin 2017*. Tarida, membre de l’ONG YCM, estime que la relation transactionnelle propre au tourisme entraîne une désacralisation partielle des rituels. Ce qui risque de transformer la culture mentawai en théâtre vide de sens : « Pour les touristes, tout est autorisé, déplore-t-elle. Ce qui importe, c’est qu’ils payent et le spectacle commencera. »
En intégrant la logique marchande dans les processus de ritualisation, le nouveau paradigme de développement ne peut que perpétuer la disparition de l’approche holistique que les communautés traditionnelles entretiennent avec leur environnement, ainsi que l’organisation sociale qui en découle. Un tel prolongement mercantile risquerait d’appauvrir et de marginaliser définitivement les peuples Mentawai. Aimen Saogo, un fermier de l’île de Siberut, nous interpelle avec sérénité : avant que la constitution indonésienne et l’idéologie nationaliste les gouvernent, il y avait des règles bien précises pour résoudre les conflits et distribuer les ressources équitablement. « Nous, les peuples indigènes, étions là bien avant que la nation existe. » On croirait presque une résistance déjà en marche.
Par Charles Briguet-Lamarre et Danishwara Nathaniel

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A propos de l'auteur
Charles Briguet-Lamarre est diplômé de l'Amsterdam University College et étudiant en master 1 en étude comparative du développement à l'Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Il s'intéresse aux processus de globalisation ainsi qu'aux differentes formes de subjectivité au niveau local. Tant pour sa richesse culturelle, son histoire et sa diversité, l'Indonésie représente un laboratoire d'étude à grande echelle et témoigne des changements structurels qui prennent forme en Asie du Sud-Est.
Danishwara Nathaniel est diplômé en lettres et en sciences sociales de l'Amsterdam University College. De retour dans son pays, l'Indonésie, il est photographe freelance. Avec le point de vue de la sociologie et de l'anthropologie, Danishwara recueille les données visuelles et verbales en interagissant avec ses sujets d'observation. Il projette de poursuivre ses étudies d'anthropologie et de sociologie du développement. Consulter son site web.