Histoire
Expert - La Chine de la République à Mao

Une mémoire ambiguë en Chine : le "Massacre de Tianjin" en 1870

La cathédrale Notre-Dame des Victoires, première église catholique construite à Tianjin en 1869. Elle fut détruite deux fois : d’abord en 1870, puis pendant la révolte des Boxeurs en 1900. (Crédits : DR)
La cathédrale Notre-Dame des Victoires, première église catholique construite à Tianjin en 1869. Elle fut détruite deux fois : d’abord en 1870, puis pendant la révolte des Boxeurs en 1900. (Crédits : DR)
Le 21 juin 1870, une cinquantaine de personnes, principalement composées de catholiques chinois et de Français, sont violemment assassinées à Tianjin. Ce « Massacre de Tianjin » suscite un profond émoi au sein de la communauté internationale installée en Chine. Mais du fait d’une coïncidence de calendrier, l’incident est rapidement éclipsé par la guerre franco-prussienne qui débute en juillet. Côté chinois, la difficulté à aborder encore aujourd’hui cet événement tragique révèle certains traumatismes et ambiguïtés persistants dans la mémoire et le traitement historiographique des impérialismes étrangers aux XIXème-XXème siècles.
*Documentaire intitulé 《地界儿》 (dijie’er) – littéralement « Ce lieu » dans le dialecte de Tianjin – qui sera diffusé sur la chaîne de télévision de Tianjin fin 2017.
Connue sous l’appellation de « Massacre de Tianjin » ou de celle plus sobre en chinois « d’affaire religieuse de Tianjin » (天津教案, Tianjin jiao’an), cette série de meurtres semble a priori s’inscrire dans la longue liste des persécutions dont ont été victimes les missionnaires sur le continent asiatique. Pourtant, cet événement cache des enjeux bien plus complexes qui n’ont sans doute pas encore été suffisamment analysés. À l’occasion de ma récente participation à un documentaire sur l’histoire de Tianjin*, j’ai constaté que l’évocation de cet épisode vieux de près de 150 ans demeure encore assez « tabou » en Chine.

Un contexte de tensions exacerbées

Les incidents du 21 juin 1870 s’inscrivent dans un climat tendu vis-à-vis des missionnaires étrangers en Chine. Entre 1868 et 1870, les mouvements anti-missionnaires se multiplient dans tout le pays. Les missionnaires cristallisent contre eux un double ressentiment dû tant aux incompréhensions se rattachant à leur religion qu’à leur statut d’étrangers.
*Les traités de Wangxia (1844) et de Tianjin (1858) comportent une clause stipulant qu’il suffit aux missionnaires de disposer d’un passeport en règle pour circuler librement dans le pays. En 1860, une autre clause est ajoutée précisant qu’ils peuvent acheter des terrains et y construire dans n’importe quel lieu de Chine.
À la suite des guerres de l’Opium (1839-1842 puis 1856-1860), beaucoup d’entre eux servent d’interprètes aux militaires et diplomates qui s’établissent dans les ports ouverts. Ils se trouvent ainsi associés tels des « espions » à l’occupation de ces villes par les armées étrangères. À cela s’ajoute le fait que les missionnaires bénéficient d’un traitement particulier qui leur offre certaines facilités de circulation et de propriété*. Par ailleurs, certaines pratiques religieuses chrétiennes, en particulier l’exigence de se détacher de la vie civile ou encore le voisinage des deux sexes lors des offices religieux, surprennent et heurtent la société chinoise. Des rumeurs commencent à circuler. Les missionnaires sont soupçonnés d’utiliser des potions, filtres magiques et autres sorts pour enlever des enfants dont ils prélèveraient ensuite les organes pour la préparation de médicaments.
De telles accusations se développent sans peine à Tianjin où sont installées depuis 1862 plusieurs Sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, appelées aussi Filles de la Charité, de différentes nationalités. En 1867, la ville ne compte qu’environ 200 catholiques. Les Sœurs s’occupent des enfants abandonnés et malades qu’elles baptisent. Elles offrent également une sépulture à ceux qui ne survivent pas. Du fait de ces activités, elles sont accusées d’ensorceler les enfants pour les conduire à elles et de les tuer pour extraire leurs yeux et leur cœur.

Le « Massacre » et ses conséquences

*Le surintendant est chargé de mener les négociations diplomatiques avec les étrangers dans les ports ouverts.
En juin 1870, les rumeurs s’intensifient. Le 21 juin, une bagarre éclate devant la cathédrale. Le consul de France, Henri Fontanier (1830-1870), se rend chez Chong Hou (崇厚, 1826-1893), le surintendant du commerce des trois ports du Nord* à Tianjin. Selon la version de Chong, après une discussion agitée, le consul lui aurait tiré dessus sans le toucher avant de quitter les lieux. En sortant, devant une foule d’environ 10 000 personnes, il aurait à nouveau tiré sur un officiel chinois et aurait touché l’un de ses serviteurs. C’est à ce moment que les émeutiers se seraient mis à la poursuite du consul et l’aurait tué. La cathédrale, le consulat de France, les établissements des missionnaires et des Filles de la Charité, ainsi que quelques chapelles protestantes, sont pillés et incendiés. Durant quatre à cinq heures, les destructions et les meurtres se succèdent. Parmi les victimes, on compte de trente à quarante catholiques chinois, les dix Filles de la Charité, ainsi qu’une dizaine d’autres Européens dont une majorité de Français. Les incidents se terminent finalement sans atteindre le quartier des concessions situé au sud de la ville chinoise.
Éventail chinois représentant le meurtre du consul de France. C'est là une reproduction de l’éventail trouvé à la Congrégation de la Mission Lazariste, archives de Paris, 164. I a, 8°. Après le Massacre, plusieurs milliers de ces éventails auraient circulé. En arrière-plan, on perçoit l’incendie de la cathédrale. Sur la gauche, un officiel chinois est descendu de sa chaise à porteur et semble exhorter la foule, tandis que sur la droite, c’est sans doute le meurtre du consul de France qui est représenté. (Crédits : DR)
Éventail chinois représentant le meurtre du consul de France. C'est là une reproduction de l’éventail trouvé à la Congrégation de la Mission Lazariste, archives de Paris, 164. I a, 8°. Après le Massacre, plusieurs milliers de ces éventails auraient circulé. En arrière-plan, on perçoit l’incendie de la cathédrale. Sur la gauche, un officiel chinois est descendu de sa chaise à porteur et semble exhorter la foule, tandis que sur la droite, c’est sans doute le meurtre du consul de France qui est représenté. (Crédits : DR)
Portraits des dix Filles de la Charité tué durant les émeutes du 21 juin 1870 qui ont conduit au "Massacre de Tianjin" : La Sœur Supérieure Marquet (Belge), la Sœur Andreoni (Italienne), la Sœur Viollet (Française), la Sœur Adam (Belge), la Sœur Pavillon (Française), la Sœur Legras (Française), la Sœur Clavelin (Française), la Sœur Tillet (Française), la Sœur Lenu (Française), la Sœur O’Sullivan (Irlandaise). (Crédits : DR)
Portraits des dix Filles de la Charité tué durant les émeutes du 21 juin 1870 qui ont conduit au "Massacre de Tianjin" : La Sœur Supérieure Marquet (Belge), la Sœur Andreoni (Italienne), la Sœur Viollet (Française), la Sœur Adam (Belge), la Sœur Pavillon (Française), la Sœur Legras (Française), la Sœur Clavelin (Française), la Sœur Tillet (Française), la Sœur Lenu (Française), la Sœur O’Sullivan (Irlandaise). (Crédits : DR)
*La province du Zhili a inclus les municipalités de Pékin et de Tianjin de la dynastie des Ming jusqu’à la dissolution de la province en 1928 par le gouvernement de la République de Chine qui la renomma Hebei (河北).
Cet événement dramatique a des répercussions très importantes, notamment en Chine du Nord, où il entraîne un grave état d’incertitude sur le maintien des intérêts étrangers. L’enquête sur les massacres est confiée au gouverneur du Zhili*, Zeng Guofan (曾國藩, 1811-1872). La situation est alors extrêmement délicate au point de présenter un risque de guerre entre la Chine et les puissances étrangères.
Après plusieurs jours d’enquête, le gouverneur conclut sur le caractère infondé des rumeurs et apporte des démentis aux accusations. Chong Hou est envoyé en France porteur d’une lettre d’excuses. Sa visite qui coïncide avec la fin de la guerre franco-prussienne est cependant rapidement expédiée.

Tiraillements mémoriels

C’est sans doute en raison de cette simultanéité des deux événements que le « Massacre de Tianjin » est tombé dans les oubliettes de l’histoire française. Du côté chinois, il n’est guère plus connu en dehors du cercle restreint des historiens. Mais son traitement historiographique révèle une mémoire douloureuse et ambivalente dont j’ai pu pleinement me rendre compte lors de ma récente participation à un documentaire historique en Chine. Partant de la cathédrale Notre-Dame-des-Victoires rénovée depuis peu, le documentaire traite des échanges entre l’Occident et la Chine à Tianjin. Lors de la préparation du texte de la voix-off sur les incidents de 1870, une double difficulté est apparue : d’une part, à mettre des mots sur ces actes et d’autre part, à en qualifier les responsabilités.
Comment désigner ces meurtres en chinois ? Il est d’abord apparu impensable d’employer le terme de « massacre » (en chinois 屠杀 – tusha), même pour expliquer qu’il s’agit du mot utilisé en français. L’évocation de l’événement s’est limitée à une description très sobre du contexte des rumeurs et malentendus suscités par la présence des missionnaires. La destruction de Notre-Dame-des-Victoires a été citée comme seule conséquence tandis que les meurtres ont entièrement été passés sous silence. J’ai ensuite été invitée à donner mon interprétation de l’événement, mais là encore certains mots ou expressions ont fait débat. Néanmoins, au sein même de l’équipe du documentaire, les positions n’étaient pas tranchées. Alors que certains recommandaient la prudence, d’autres se montraient plus enclins à écouter mon point de vue. L’ensemble de ces discussions a trahi un profond tiraillement entre la reconnaissance de l’atrocité de l’acte et la réticence à faire preuve de compassion pour des « envahisseurs » étrangers. On notera au passage que les victimes chinoises, bien qu’étant les plus nombreuses, n’ont pas été prises en compte dans ces considérations.
*Liu Haiyan (刘海岩), « Youguan Tianjin jiao’an de ji ge wenti (有关天津教案的几个问题 – Quelques questions concernant le Massacre de Tianjin) », in Jindai Zhongguo jiao’an yanjiu 《近代中国教案研究》 (Étude sur des affaires religieuses en Chine à l’époque moderne), Chengdu, Éditions de l’Académie des Sciences sociales du Sichuan (Sichuan sheng shehui kexueyuan chubanshe – 四川省社会科学院出版社), 1987, p. 224‑236.
Malgré certaines réticences initiales, j’ai pu finalement exprimer quelques pistes de réflexion sur des points d’interprétation encore problématiques. Parmi eux, la mise en avant des responsabilités reste épineuse. L’historien Liu Haiyan, qui a écrit l’article le plus complet à ce jour sur le « Massacre de Tianjin »*, témoigne de cette difficulté. Dans son article paru à la fin des années 1980, il tend à remettre en cause l’explication officielle de meurtres résultant d’une hystérie collective « spontanée ». Suite à une relecture critique, il n’a cependant pas pu aller trop loin dans son analyse des responsabilités (en particulier celles haut-placées) et dans son interprétation d’un acte prémédité.
La difficulté à étudier un événement historique, aussi éloigné dans le temps et peu connu soit-il, est tout à fait révélatrice des ambiguïtés persistantes de la mémoire chinoise. Elle reflète une tension historiographique plus générale : d’un côté, la mise en exergue de l’ouverture du pays et de son passé cosmopolite et, de l’autre, la permanence du discours (parfois assez complaisant) sur la dénonciation de la domination étrangère et l’humiliation subie par le pays aux XIXème et XXème siècles. Ce type de tiraillement n’est d’ailleurs pas propre à la Chine. On le retrouve dans de nombreux pays ayant expérimenté des formes de domination coloniale.

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A propos de l'auteur
Fleur Chabaille-Wang est docteur en histoire et chercheuse associée à l’Institut d’Asie orientale de Lyon, spécialiste de la Chine urbaine aux XIXème et XXème siècles. Elle a notamment enseigné l’histoire et la langue chinoises à l’Inalco (Institut national des langues et civilisations orientales). Ses recherches portent sur l’histoire des concessions étrangères de Tianjin, Shanghai et Hankou qu’elle tente de mettre en perspective. Elle étudie plus particulièrement les stratégies expansionnistes des impérialismes étrangers et l’évolution du nationalisme chinois. Elle a également analysé un fonds photographique et filmique qui dépeint la Chine des années 1930 à travers l’objectif d’un militaire français. Ce travail a été publié en 2016 sous la forme d’un récit visuel. Lauréate de la première édition de la bourse Wu Jianmin pour les échanges de la jeunesse franco-chinoise en 2017, elle est par ailleurs très investie dans le domaine de la coopération culturelle et éducative entre les deux pays. La suivre sur Twitter.