L'Asie au corps
Ma première incursion asiatique remonte au mois de juillet 2014. Depuis, j’y suis retourné cinq fois et y ai séjourné plus de huit mois.
Mais c’est sans doute un peu vite oublier que les caméras en question sont occidentales, donc partisanes et mutilantes.
Je me range à cet avis.
Je ne voudrais pas faire l’affront au lecteur de lui rappeler la puissance chinoise, deuxième économie du monde. Pourtant prenons-nous conscience du trafic maritime qui transite par ces villes tentaculaires sur-polluées et habitées, sachant que 90 % de ce que l’on consomme aujourd’hui est arrivé par porte-conteneur ?
Et puis, comment imaginer qu’un milliard trois cent millions d’individus puisse tenir dans un seul pays ? La viabilité d’un Etat en tension passe aussi par ses marges et son expansion. Alors, on repousse les frontières et on va voir ses voisins. Tant pis pour la culture tibétaine ou mongole, on a d’autres chats à fouetter.
Puisqu’il se dit enfin, que « le monde est devenu un village », les moyens de transports et les nouvelles technologies permettent à un Chinois de quitter ses confins pour s’implanter facilement, mais non sans souffrance, en Afrique, en Amérique du Sud, et bien sûr, en Asie du Sud-Est.
L’Asie au sens large est la région la plus dynamique du monde avec une croissance de 6,4% en 2016 qui se tassera un peu en 2017. La croissance du PIB s’évalue entre 3 et 7% dans les pays d’Asie du Sud-Est. Mais toutes ces belles nouvelles sont à tempérer par un regard sanitaire. Peu de gens souffrent de la faim, mais la malnutrition est encore extrêmement présente et touche en particulier les femmes et les filles. Un rapport de L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) de la fin de l’année 2016, avance que, dans la région, 60 millions d’enfants âgés de moins de 5 ans sont rachitiques, et 8,8 millions sont en surpoids.
Aujourd’hui en Asie du Sud-Est, la croissance a apporté une stabilité alimentaire indéniable mais avec elle, de nouvelles pathologies qui frappent les pays riches depuis les années 80 : le diabète et l’obésité.
À Metro Manila, capitale-agglomération des Philippines, 40% des 17 millions d’habitants vivent en bidonville. Chaque jour, des centaines de personnes viennent gonfler des baraquements insalubres déjà pleins à craquer. La pauvreté extrême augmente, en même temps que l’urbanisation galope.
L’indigence a remplacé la pauvreté dans une région dont on vante pourtant le développement.
Avec la montée des océans, l’embouchure du Mékong au Sud Vietnam, est de plus en plus salée et la mer remonte de loin en loin les bras qui veinent le delta. Ce phénomène salinise les sols et les eaux, causant l’incapacité des agriculteurs à travailler leurs terres et les poussent vers les villes pour y trouver un travail. L’Ouest du Cambodge a perdu en 10 ans plus de 40% de ses forêts, avec la bénédiction des gouvernements en place depuis des décennies. Au Laos, le magnifique plateau des Bolovens est aujourd’hui massacré par la construction de barrages hydroélectriques (le pays souhaitant de venir « la pile de l’Asie ») et l’épandage massif de pesticides pour faire croître du café notamment. L’Indonésie, où jadis les essences de bois centenaires habitaient des forêts primaires est aujourd’hui le pays de l’huile de palme. Pour produire des chips, des pâtes à tartes, des bonbons, ou de l’agrocarburant, on coupe, brûle, vend des hectares, déplace des populations, ruine l’écosystème.
Que vaut le patrimoine culturel, le mode de vie de villageois, l’avenir d’une poignée d’orangs-outans si des biscuits saturés de graisse qui bouchent les artères et causent le diabète sont à la clé ?
Mais du nombre, vient aussi la ruine.
La ruine de nombreux sites touristiques et de certaines économies locales. Au Cambodge, chaque année les temples d’Angkor sont assaillis de touristes et les pierres et les traditions en souffrent ; au Vietnam, la baie d’Along devient une poubelle et laisse sous les pieds de ses 5 500 visiteurs quotidiens des traces d’érosion irréversibles et catastrophiques ; en Indonésie, chaque année la moitié des touristes venus découvrir l’immense archipel se retrouve à Bali. L’île est devenue une usine à gogos et récemment un magnat prévoyait de poldériser 700 hectares de zone humide en pleine ville pour accueillir cette manne. Toute l’île s’est levée comme un seul homme pour refuser le projet, mais le ver est dans le fruit. De la Birmanie on ne connaît guère que les sublimes temples de Bagan, la surannée Rangoon et la langueur mise en scène du Lac Inlé, mais qui se soucie de la guerre ethnique qui fait rage depuis l’indépendance en 1948 ? Qui sait que le pays compte 50 000 enfants soldats ? En Thaïlande, sur les plages de Kho Phi Phi où les plongeurs se disputent les derniers coraux, on a oublié qu’un tsunami a frappé sans pitié en 2004 faisant des milliers de morts. Le mémorial en hommage aux victimes de l’île a d’ailleurs disparu, un hôtel de mauvaise facture l’a remplacé.
On a la mémoire qu’on peut.
Des sables désertiques du désert du Taklamakan aux eaux turquoises de l’Indonésie, des temples d’Angkor aux bidonvilles de Manille, des camps de réfugiés de la jungle birmane aux rooftops de Bangkok, j’ai cheminé tout en travaillant à comprendre le quotidien de milliers de personnes qui ne demandent rien d’autre que vivre à peu près tranquillement, mais dont le mode de vie est de plus en plus menacé. J’ai vu se mêler les splendeurs naturelles et l’esthétique du chaos dans un tintamarre joyeux et usant. J’ai été marqué par une vitalité mordante quand ne frappe pas un silence étourdissant, coiffé de la chape de plomb de l’Histoire qui ne repasse pas les plats mais peine à être digérée.
J’ai décidé que je ne voudrai plus rien faire d’autre que servir l’endroit où la vie aura l’humeur de porter mes pas.
C’est un peu ce que j’essaie de faire, en mettant un point final à ce texte.
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