Société
Tribune

L'Asie au corps

Des enfants soldats en Birmanie.
Des enfants soldats en Birmanie. (Crédit : Matthieu Delaunay).
J’ai le sentiment que l’Asie du Sud-Est est regardée par tous comme je la regardais il y a encore trois ans, tandis que je me trouvais à l’extérieur de l’aéroport de Rangoon, en Birmanie : avec le sourire, appétit et incompréhension. J’avais quitté la tempérée, ordonnée et grouillante Kunming, capitale du Yunnan (en Chine), et en deux heures de vol, m’étais retrouvé dans la pétulante saison des pluies à héler des voitures que je croyais être des taxis.
Ma première incursion asiatique remonte au mois de juillet 2014. Depuis, j’y suis retourné cinq fois et y ai séjourné plus de huit mois.
D’aucuns considèrent que le centre du monde se situe encore du côté des rives orientales et occidentales de l’océan atlantique. La puissance économique et militaire américaine, le géant russe qui commence à s’ébrouer plus librement, l’Union Européenne qui pèse lourd, la Méditerranée qui est devenue la scène et le décor de flux migratoires qui commencent seulement leurs lentes pérégrinations, les caméras du monde entier sont souquées à cette partie du monde.
Mais c’est sans doute un peu vite oublier que les caméras en question sont occidentales, donc partisanes et mutilantes.
Il en est d’autres qui pensent que le centre névralgique du globe se déplace vers l’Est.
Je me range à cet avis.
Je ne voudrais pas faire l’affront au lecteur de lui rappeler la puissance chinoise, deuxième économie du monde. Pourtant prenons-nous conscience du trafic maritime qui transite par ces villes tentaculaires sur-polluées et habitées, sachant que 90 % de ce que l’on consomme aujourd’hui est arrivé par porte-conteneur ?
Et puis, comment imaginer qu’un milliard trois cent millions d’individus puisse tenir dans un seul pays ? La viabilité d’un Etat en tension passe aussi par ses marges et son expansion. Alors, on repousse les frontières et on va voir ses voisins. Tant pis pour la culture tibétaine ou mongole, on a d’autres chats à fouetter.

Puisqu’il se dit enfin, que « le monde est devenu un village », les moyens de transports et les nouvelles technologies permettent à un Chinois de quitter ses confins pour s’implanter facilement, mais non sans souffrance, en Afrique, en Amérique du Sud, et bien sûr, en Asie du Sud-Est.

Des rumeurs insistantes voudraient qu’au Cambodge une ville de plusieurs dizaines de milliers d’habitants soit construite par des Chinois et uniquement accessible à eux. À Vientiane, capitale du Laos, un quartier entier a été bouclé et est occupé par les citoyens de l’Empire du Milieu. Bangkok, la capitale thaïe et un des emblèmes, au moins visuel, de l’Asie a été construite et développé par des sino-thaïs ! Le poids de la Chine est donc considérable, mais c’est aussi vers ses voisins frontaliers au sud-est qu’il faut se tourner pour comprendre comment et pourquoi le centre du monde est aujourd’hui certainement dans cette région.
D’un point de vue économique, l’Asie du Sud-Est, même si elle a marqué le pas ces deux dernières années, connaît une croissance importante et un dynamisme inégalé. Pour preuve, d’après un rapport du Fonds Monétaire International (FMI) datant de 2016, la Chine explique 40 % de la croissance mondiale et l’Asie 66% (avec en outre 6% pour l’ASEAN).

L’Asie au sens large est la région la plus dynamique du monde avec une croissance de 6,4% en 2016 qui se tassera un peu en 2017. La croissance du PIB s’évalue entre 3 et 7% dans les pays d’Asie du Sud-Est. Mais toutes ces belles nouvelles sont à tempérer par un regard sanitaire. Peu de gens souffrent de la faim, mais la malnutrition est encore extrêmement présente et touche en particulier les femmes et les filles. Un rapport de L’Organisation Mondiale de la Santé (OMS) de la fin de l’année 2016, avance que, dans la région, 60 millions d’enfants âgés de moins de 5 ans sont rachitiques, et 8,8 millions sont en surpoids.
Aujourd’hui en Asie du Sud-Est, la croissance a apporté une stabilité alimentaire indéniable mais avec elle, de nouvelles pathologies qui frappent les pays riches depuis les années 80 : le diabète et l’obésité.

D’un point de vue démographique, et suivant la marche du monde dont la population a été quasiment multipliée par trois depuis 1950, partout les campagnes se vident et les villes explosent. Depuis 2014, plus de la moitié de la population mondiale est urbanisée.
À Metro Manila, capitale-agglomération des Philippines, 40% des 17 millions d’habitants vivent en bidonville. Chaque jour, des centaines de personnes viennent gonfler des baraquements insalubres déjà pleins à craquer. La pauvreté extrême augmente, en même temps que l’urbanisation galope.
Manille n’est qu’un exemple, parmi d’autres. En Birmanie ou au Cambodge, la démographie est moins caracolante mais les bidonvilles emplissent. Les gens qui peuplent ces villes et leurs faubourgs vivent de peu, mais peinent beaucoup. Travailleurs journaliers, louant leurs bras à des industries ou d’autres secteurs d’activité, vendeurs à la sauvette dans des bouis-bouis de fortune, se prostituant aussi parfois. J’ai rencontré des enfants, de jeunes femmes ou hommes pratiquer des actes sexuels pour manger les jours suivants. On rétribuait la location de leur corps en sachets de nouilles déshydratées.
L’indigence a remplacé la pauvreté dans une région dont on vante pourtant le développement.
Écologiquement, l’Asie du Sud-Est est aux avant-postes de tout ce qui touche le réchauffement climatique.
Avec la montée des océans, l’embouchure du Mékong au Sud Vietnam, est de plus en plus salée et la mer remonte de loin en loin les bras qui veinent le delta. Ce phénomène salinise les sols et les eaux, causant l’incapacité des agriculteurs à travailler leurs terres et les poussent vers les villes pour y trouver un travail. L’Ouest du Cambodge a perdu en 10 ans plus de 40% de ses forêts, avec la bénédiction des gouvernements en place depuis des décennies. Au Laos, le magnifique plateau des Bolovens est aujourd’hui massacré par la construction de barrages hydroélectriques (le pays souhaitant de venir « la pile de l’Asie ») et l’épandage massif de pesticides pour faire croître du café notamment. L’Indonésie, où jadis les essences de bois centenaires habitaient des forêts primaires est aujourd’hui le pays de l’huile de palme. Pour produire des chips, des pâtes à tartes, des bonbons, ou de l’agrocarburant, on coupe, brûle, vend des hectares, déplace des populations, ruine l’écosystème.

Que vaut le patrimoine culturel, le mode de vie de villageois, l’avenir d’une poignée d’orangs-outans si des biscuits saturés de graisse qui bouchent les artères et causent le diabète sont à la clé ?

Politiquement, et puisqu’on a le sentiment de s’y déplacer librement, la région semble apaisée. La guerre froide, le génocide Khmer rouge, le napalm au Vietnam et les bombardements au phosphore sur le Laos semblent loin. Allez comprendre pourquoi, la région vit actuellement des heures musclées ! A l’oppression communiste en Chine, au Laos et au Vietnam, il faut ajouter un Premier ministre cambodgien au pouvoir depuis 1997 qui élimine un à un ses opposants – de manière souple ou forte. La Birmanie connaît un processus d’ouverture démocratique indéniable depuis les élections libres de 2016 ayant propulsé le parti du prix Nobel de la paix Aung San Suu Kyi au pouvoir, mais la junte militaire qui était aux commandes pendant près de 50 ans pourrait récupérer son bien sans trop de difficulté. En Thaïlande, le coup d’Etat militaire de mai 2014, supposé apporter stabilité et une nouvelle Constitution n’a finalement pas été suivi d’effets démocratiques réels. En pratique, le général Prayut Chan-ocha est Premier ministre, et devrait le rester encore quelques années. Au Sud, la Malaisie est dirigée de façon assez autoritaire. Les libertés civiles, religieuses et politiques y sont restreintes, mais des élections libres sont régulièrement organisées. Enfin, les Philippines ont porté au pouvoir en juillet 2016, Rodriguo Duterte, plébiscité par ses concitoyens et connu en Occident pour sa lutte ultra violente contre la drogue et la pauvreté.
Le tourisme en Asie du Sud-Est se porte excessivement bien et avec lui, son lot d’initiatives locales intéressantes qui permettent un développement précieux.
Mais du nombre, vient aussi la ruine.
La ruine de nombreux sites touristiques et de certaines économies locales. Au Cambodge, chaque année les temples d’Angkor sont assaillis de touristes et les pierres et les traditions en souffrent ; au Vietnam, la baie d’Along devient une poubelle et laisse sous les pieds de ses 5 500 visiteurs quotidiens des traces d’érosion irréversibles et catastrophiques ; en Indonésie, chaque année la moitié des touristes venus découvrir l’immense archipel se retrouve à Bali. L’île est devenue une usine à gogos et récemment un magnat prévoyait de poldériser 700 hectares de zone humide en pleine ville pour accueillir cette manne. Toute l’île s’est levée comme un seul homme pour refuser le projet, mais le ver est dans le fruit. De la Birmanie on ne connaît guère que les sublimes temples de Bagan, la surannée Rangoon et la langueur mise en scène du Lac Inlé, mais qui se soucie de la guerre ethnique qui fait rage depuis l’indépendance en 1948 ? Qui sait que le pays compte 50 000 enfants soldats ? En Thaïlande, sur les plages de Kho Phi Phi où les plongeurs se disputent les derniers coraux, on a oublié qu’un tsunami a frappé sans pitié en 2004 faisant des milliers de morts. Le mémorial en hommage aux victimes de l’île a d’ailleurs disparu, un hôtel de mauvaise facture l’a remplacé.
Ce que j’ai découvert m’a donné envie d’écrire et de photographier pour raconter. Je voulais tenter de ramasser dans mes reportages, puis dans un recueil de nouvelles, les images, les souvenirs, les impressions et les chimères que cette région a fait naître en moi.

On a la mémoire qu’on peut.

Des sables désertiques du désert du Taklamakan aux eaux turquoises de l’Indonésie, des temples d’Angkor aux bidonvilles de Manille, des camps de réfugiés de la jungle birmane aux rooftops de Bangkok, j’ai cheminé tout en travaillant à comprendre le quotidien de milliers de personnes qui ne demandent rien d’autre que vivre à peu près tranquillement, mais dont le mode de vie est de plus en plus menacé. J’ai vu se mêler les splendeurs naturelles et l’esthétique du chaos dans un tintamarre joyeux et usant. J’ai été marqué par une vitalité mordante quand ne frappe pas un silence étourdissant, coiffé de la chape de plomb de l’Histoire qui ne repasse pas les plats mais peine à être digérée.

J’ai eu la chance de pouvoir aller à la découverte du quotidien d’ouvriers chinois sur des chantiers titanesques, de la vie des enfants des rues de Manille ou de celle des réfugiés karens à la frontière du Tenasserim. Dans la jungle laotienne, sous les pluies de la mousson thaïe ou à travers les bidonvilles de Phnom Penh, j’ai vu que, là où il y a de la vie, il y a du désespoir. Mais partout, j’ai été marqué par cette flammèche qui ne s’éteindra jamais : celle de la vitalité, de la dignité et de l’enthousiasme qui brûle chez ces habitants et, par là même, réchauffe et galvanise. En Asie, leur énergie rapicolante a pansé les vieilles lunes qui me hantaient, et fait jaillir de nouvelles étincelles intérieures.
Grâce à ces personnes, j’ai appris ce qu’était le courage, l’élégance, la persévérance et la saine ambition.
J’ai décidé que je ne voudrai plus rien faire d’autre que servir l’endroit où la vie aura l’humeur de porter mes pas.
C’est un peu ce que j’essaie de faire, en mettant un point final à ce texte.

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A propos de l'auteur
Aujourd’hui journaliste et chargé de communication pour la Fondation Paul Gérin-Lajoie à Montréal, Matthieu Delaunay vient de passer quatre années au sein du magazine Asie reportages édité par l’ONG Enfants du Mékong. Ce magazine de photo-reportages traite de la réalité que vivent les enfants et leurs familles en Asie du Sud-Est. De ces huit mois de terrain, Matthieu a tiré un livre, « Un parfum de Mousson », recueil de nouvelles du Sud-Est asiatique paru à la fin de l’année 2016 aux éditions Transboréal.