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Urbanisme à Taïwan (2/2) : comment Taipei expérimente la démocratie participative

Réunion publique de présentation des 3 projets d'aménagements de la presqu'île de Shezidao soumis au vote, à Taipei. (Source : Mairie de Taipei)
Réunion publique de présentation des 3 projets d'aménagements de la presqu'île de Shezidao soumis au vote, à Taipei. (Source : Mairie de Taipei)
Ces dernières décennies, l’urbanisation de la ville de Taipei se caractérise par un fort volontarisme politique, hormis certaines considérations structurelles (voir la première partie de cet article). Ce volontarisme s’observe d’ailleurs au niveau national, comme en témoigne la création dès 1980 d’un des premiers parcs scientifiques mondiaux à Hsinchu, suivant l’exemple de la Silicon Valley.
La capitale taïwanaise a subi une forte expansion vers l’Est avec la création ex nihilo du quartier de Xinyi dans les années 1990, devenu depuis son centre administratif, commercial et financier. Ce décentrement se poursuit encore aujourd’hui avec la création d’une nouvelle polarité commerciale et industrielle autour de la gare de Nangang (projet Nangang Eastern Gateway), avec en ligne de mire la constitution d’une métropole qui intégrerait Taipei, New Taipei ainsi que la ville portuaire de Keelung (Greater Taipei Region). Dans la lignée de ses prédécesseurs, le nouveau maire Ko Wen-je, élu en décembre 2014, poursuit une politique de grands projets tout en affichant de nouveaux objectifs démocratiques et sociaux.

Politique nationale de « Community Empowerment »

Impulsée à partir de 1995 par le gouvernement central de Taïwan, à l’initiative du ministère de la Culture, la politique dite de « Community Empowerment » a pour objectif de développer l’esprit civique des citoyens. En parallèle, la mairie de Taipei lance en 1999 le système des « Community Planners » (« urbanistes communautaires ») dans l’optique d’une plus large participation des professionnels et des habitants à la fabrication de la ville et de son espace public.
Cette approche qui tend à promouvoir une forme de gouvernance partagée s’inscrit dans la lignée de ce qui se fait en Angleterre sous l’expression de « Community Architecture », aux États-Unis dès les années 1960 avec les « Community Planning Groups » et le mouvement « Advocacy Planning » emmené par Paul Davidoff, ou encore au Japon sous le même vocable de « Community Empowerment ». Cette expression, qui peut se traduire par « capacitation citoyenne locale », désigne une approche bottom-up avec pour objectif affiché d’améliorer la qualité de vie des habitants. Chaque commune est dotée d’un budget alloué par le gouvernement central. Les projets sont sélectionnés et choisis par la collectivité locale puis soumis au ministère pour approbation.
L’objectif est d’accompagner chaque année les citoyens, qu’ils soient individuels, organisés en groupes informels ou en associations. Et cela sur une durée de 6 mois permettant la réalisation d’un projet de micro-aménagement de l’espace public. Les projets peuvent être proposés par les habitants et réalisés par une maîtrise d’œuvre externe, mais les résidents peuvent également avoir à réaliser eux-mêmes les aménagements. La collectivité est accompagnée par une agence d’architecture ou d’urbanisme, qui peut soit directement réaliser les projets, soit jouer un rôle de coordination et de facilitation des initiatives citoyennes (supporting groups). La ville de Keelung a par exemple décidé en 2015 d’associer directement les habitants à l’aménagement de parcs de proximité (pocket parks).
Autre conséquence, cette politique peut agir de manière indirecte sur la résilience territoriale par la mitigation des risques naturels. Par exemple, il est admis qu’en 1999 lors du passage du typhon Chi-Chi, le tissu social impulsé par cette politique a contribué à atténuer l’effet de l’aléa naturel. Par ailleurs, le Community Empowerment « à la taïwanaise » semble constituer un modèle en Asie. Ainsi, des associations et des fonctionnaires venus notamment de Chine continentale se sont formés à cette méthode qui répond aux attentes contemporaines de participation des habitants.

Une expérimentation de démocratie participative : la procédure de I-voting à Taipei

Si le maire actuel de Taipei, Ko Wen-Je, poursuit la plupart des projets lancés par son prédécesseur, il leur impulse systématiquement une nouvelle orientation. Ainsi, dans une volonté affichée de progressisme démocratique, de grandes réunions publiques portant sur les principaux projets d’aménagement urbain en cours ont été organisées en 2015 (Wanhua, Datong, Shezidao ou Nangang Eastern Gateway). Dans le cadre de l’élaboration de ces grands projets, la collectivité est souvent obligée de négocier avec des propriétaires privés ou semi-étatiques puisqu’elle ne possède que peu de foncier. Cela date en partie de l’arrivée au pouvoir du Kuomintang en 1949 qui a alors donné un grand nombre de terrains à des familles de militaires venues de Chine continentale pour bâtir des villages qui devaient alors rester provisoires. Ainsi, pour financer aujourd’hui la création de 50 000 nouveaux logements sur 8 ans, ce qui représente 5% de l’ensemble du parc de logement de la ville de Taipei, une politique vigoureuse a été engagée au profit d’une libération du foncier détenu par l’État ou les services publics (armée). L’objectif pour la mairie étant de confier ces terrain à des promoteurs immobiliers qui lui verseront une taxe d’occupation du sol pendant 40 ans.
Dans la perspective d’une plus forte implication des citoyens dans les décisions publiques, le projet d’aménagement de la presqu’île de Shezidao a fait l’objet d’une expérimentation de démocratie participative. Il s’agit de la procédure dite de « I-voting », c’est-à-dire de vote en ligne.
S’il n’existe pas de représentation citoyenne directement dans le comité, en revanche les habitants peuvent assister au débat public et prendre la parole. La commission de conception urbaine évalue des projets aussi bien privés que publics comme les règles de conception urbaine émises par le service lui-même. L’objectif pour le requérant étant de faire valider l’examen du projet et ainsi d’obtenir ultérieurement le permis de construire. Les remarques sont variables mais portent le plus souvent sur le dimensionnement de l’espace public.
Littéralement « île de Shezi », la presqu’île est située dans le district de Shilin, à la limite nord de la ville. Elle est concernée par un vaste et complexe projet de développement sur un site de 293 hectares. Comme aucun plan de développement n’a été officiellement validé depuis plus de 40 ans, la moitié des 11 000 habitants occupe un terrain de manière illégale. En outre, le raccordement aux réseaux d’électricité et d’eau potable n’est pas assuré par la collectivité.
Trois projets d’aménagement distincts ont été élaborées au cours de l’année 2015, dont deux au sein du département de Développement urbain à l’initiative du vice-maire et une troisième par le département de l’Aménagement du Territoire. Ces trois variantes ont été soumises à consultation publique par le biais de l’i-voting. Les habitants pouvant participer au scrutin sur Internet mais aussi physiquement dans les bureaux de vote. Les participants devaient être âgés de 18 ans ou plus, tandis que 80% des votants devaient être résidents de la presqu’île et 20% du reste de la ville.
Le vote n’est pas décisionnel mais simplement consultatif. Il s’agit d’une première à Taipei pour un projet de cette envergure. Une autre consultation a eu lieu précédemment à propos de la piétonisation d’une rue dans le quartier de Gonguang mais le projet a rejeté par les habitants. La procédure d’i-voting devait initialement se tenir en décembre 2015 mais la consultation a finalement eu lieu en février 2016. Elle a réuni 7260 votants. Le taux d’abstention a été de 65% parmi les habitants de la presqu’île. Le projet ayant reçu le plus de votes est le projet n°2 intitulé « Shezidao écologique » avec 60,4%.
Détail du projet "Shezidao écologique". (Source : Urban Development Department, 2016)
Détail du projet "Shezidao écologique" à Taipei. (Source : Urban Development Department, 2016)
Si la participation des habitants à la prise de décision est réelle, ce mécanisme de consultation directe ne leur a pas permis pour autant d’être associés à l’élaboration des propositions, ce qui relève de la collectivité. Hormis la possibilité pour les citoyens de se manifester à l’occasion des commissions de planification urbaine et des réunions publiques dans les « maisons du projet », la dimension participative de cette expérimentation démocratique reste dès lors assez limitée.

Une fabrication de la ville hybride entre acteurs publics et privés

La manière de faire la ville à Taïwan laisse une large place au secteur privé, que ce soit par nécessité (moindre maîtrise foncière) ou par volontarisme politique. Cela est dû notamment à la forte influence anglo-saxonne à la fois dans la philosophie d’administration du droit du sol que dans les initiatives législatives.
Au niveau structurel, la place des commissions est centrale dans le fonctionnement du département du Développement urbain et constitue un véritable outil de dialogue entre acteurs publics et société civile. L’apport des avis de chercheurs et de professeurs d’université permet dans une certaine mesure de contre-balancer l’accélération du temps de production de la ville imposé par le politique. Cette mise en dialogue entre secteur public et privé se retrouve également dans les actions de renouvellement urbain avec la mise en œuvre des Urban Regeneration Station qui jouent en faveur d’une prise de conscience de la valeur patrimoniale et d’usage du bâti ancien.
Du point de vue de la participation des habitants, le volontarisme politique se traduit notamment par la politique de Community Empowerment mise en place dès 1993 mais aussi par des initiatives récentes comme la procédure de I-Voting mise en œuvre dans le cadre du projet d’aménagement de la presqu’île de Shezidao. Si ces initiatives restent marginales à l’échelle de la planification urbaine, elles participent néanmoins de la consolidation d’une culture du dialogue et de la « co-construction » (voir notre article précédent).
Au cours de l’année 2016, la nomination au niveau national d’Audrey Tang, ancienne hackeuse et fervente avocate de la participation citoyenne, au poste de ministre du Numérique, ainsi que l’utilisation au niveau local des Civic Tech pour attribuer les logements sociaux à Taipei témoignent d’un mouvement d’ouverture des institutions taïwanaises vers la société civile.

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A propos de l'auteur
Quentin Lefèvre est consultant en aménagement de l'espace public et en cartographie sensible des territoires. Son parcours d'urbaniste et de designer l'a amené à collaborer avec des collectivités, des agences d'urbanisme, de paysage ou de design global en France et à l'étranger. Il a notamment travaillé auprès de la mairie de Taipei (Taïwan) sur des questions de design urbain et de planification durable. Consulter son site. Son compte Twitter : @qlefevre_design.