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Urbanisme à Taïwan (1/2) : la "co-construction" de la ville

La foule des passants dans l'un des carrefours du quartier de Ximending à Taipei le 17 octobre 2014. (Crédits : Jasper James / Cultura Creative / Via AFP)
La foule des passants dans l'un des carrefours du quartier de Ximending à Taipei le 17 octobre 2014. (Crédits : Jasper James / Cultura Creative / Via AFP)
Comment se fabrique la ville à Taïwan aujourd’hui ? Au regard de l’histoire de l’urbanisme français, cette fabrication est intrinsèquement participative : l’intérêt général et les intérêts particuliers s’y imbriquent avec plus de force. En effet, l’urbanisme taïwanais est largement influencé par la pensée anglo-saxonne qui tend à promouvoir une certaine souplesse et à privilégier le dialogue entre les parties prenantes. Ainsi les partenariats publics-privés ont par exemple été largement utilisés à Taïwan dans les années 1990 pour réaliser de grandes infrastructures comme le réseau de train à grande vitesse (High Speed Rail, HSR).

Une organisation administrative à l’influence anglo-saxonne

C’est en 1930 que les bases de la planification à Taïwan ont été posées. L’administration japonaise mettait alors en place un zoning, les premiers tracés régulateurs et le dessin de grands parcs urbains. Cette planification centralisée de type bureaucratique était elle-même en partie influencée par la pensée européenne et nord-américaine de la fin du XIXe siècle. Lorsque le Kuomintang s’installe au pouvoir en 1949, malgré les changements d’organisation administrative basés sur les principes constitutionnels imaginés par Sun Yat-sen, le parti nationaliste chinois poursuit les plans de développements mis en place par l’administration japonaise et contribue en même temps à structurer et à professionnaliser le système de planification urbaine. Les urbanistes de la ville de Taipei ont alors largement employé les grilles d’analyse spatiale fonctionnalistes. L’espace urbain est ainsi structuré par sa trame viaire orthonormée (axes Nord/Sud et Est/Ouest) et la division parcellaire associée.*
Carte de la ville de Taipei. (Source : Johomaps. 2016.)
Carte de la ville de Taipei. (Source : Johomaps. 2016.)
L’influence anglo-saxonne se traduit dans la terminologie et les modèles d’urbanisme utilisés à Taïwan. La planification à Taipei est ainsi aujourd’hui qualifiée de zoning, ou rational planning. Dans la foulée des grands changements sociétaux suivant la fin du régime militaire, 1993 est la date charnière dans l’administration contemporaine du droit du sol : cette année-là est votée à Taipei la Zoning Regulation (Regulation for Enforcement of Urban Planning law). Cette loi a été notamment influencée par des consultants nord-américains qui proposèrent d’appliquer des méthodes employées alors à la mairie de New York et permettant, entre autres, de générer de plus larges espaces publics. Ainsi, le coefficient d’emprise au sol est limité à 50% pour un usage d’habitations de quatre niveaux ou plus, tandis que la hauteur des bâtiments n’est plus soumise à restriction.
Extrait du Master Plan de la ville de Taipei. (Source : Department Of Urban Development, Urban Planning Division. 2015)
Extrait du Master Plan de la ville de Taipei. (Source : Department Of Urban Development, Urban Planning Division. 2015)
La pensée moderne nord-américaine a aussi influé sur l’organisation des départements urbains de la ville de Taipei.* Les principaux services municipaux d’aménagement sont nommés en mandarin ainsi qu’en anglais dans les termes suivants : Department of Urban Development, Department of Construction, Public Works Department, Land Use Department. Malgré une forte hiérarchisation de l’organisation administrative et la quantité relative de procédures induites par la division entre urban planning et urban design, il existe une forme de souplesse dans la manière d’aménager la ville à Taïwan, et en particulier à Taipei.
Les opérations de renouvellement urbain menées par l’Urban Regeneration Office (URO) furent ponctuelles et laissées à l’initiative privée. Autrement dit, elles furent lancées au gré des opportunités foncières, de la motivation des promoteurs immobiliers et de l’agrément des habitants. Sous l’impulsion du nouveau maire, l’approche évolue néanmoins et certains quartiers sont désignés comme prioritaires, comme l’ensemble de logements sociaux de première génération construits par le Kuomintang au sud du quartier historique de Wanhua.
L’URO mène une politique d’attractivité des secteurs patrimoniaux, notamment par la méthode des Urban Regeneration Station (URS) et promeut ainsi une forme de soft urbanism. Cette méthode de renouvellement urbain participative dite d’acupuncture urbaine prône une approche plus organique et évolutive de la ville*. L’objectif des URS est de montrer aux acteurs du secteur privé ce qu’il est possible de faire dans des bâtiments historiques souvent laissés à l’abandon, de les réintégrer dans la ville d’aujourd’hui et d’en tirer profit. De cette manière, ces sites servent de démonstrateurs à la collectivité. L’URO acquiert et rénove des bâtiments à valeur patrimoniale ou bien les loue à d’autres départements, comme c’est le cas pour l’URS de Wanhua qui est utilisée par le département des Affaires culturelles.
L’URO travaille également sur les perceptions des habitants et des acteurs économiques des quartiers de Datong et Wanhua. Ainsi, un travail de recherche a été réalisé par l’URO avec l’aide d’un partenaire extérieur, l’agence d’urbanisme The Urbanists Collaborative. Le projet qui s’intitule « Share Vision » a mis en œuvre une démarche d’urbanisme collaboratif incluant l’organisation de workshops avec Nick Wates, consultant britannique en Community Planning.
Carte du quartier historique de Datong à Taipei. En rouge, figurent les bâtiments relevant du patrimoine et en orange les alignements de bâtiments à valeur historique. Ainsi se (re)dessine une "géographie intime" constituée par le réseau de ruelles datant de la dynastie Qing qui semblait effacée par la trame orthonormée impulsée par l'administration coloniale japonaise. (Source : Department of Urban Development, Urban Regeneration Office. 2015)
Carte du quartier historique de Datong à Taipei. En rouge, figurent les bâtiments relevant du patrimoine et en orange les alignements de bâtiments à valeur historique. Ainsi se (re)dessine une "géographie intime" constituée par le réseau de ruelles datant de la dynastie Qing qui semblait effacée par la trame orthonormée impulsée par l'administration coloniale japonaise. (Source : Department of Urban Development, Urban Regeneration Office. 2015)

Les commissions, un outil dédié au dialogue avec les porteurs de projets

Il existe deux commissions principales au sein du département du Développement urbain qui décident de la future physionomie de la ville. La plus importante est la commission de planification urbaine (urban planning) qui concerne l’aménagement stratégique et l’attribution des droits à construire, présidée par le vice-maire. Ensuite vient la commission de conception urbaine (urban design) qui concerne l’aménagement opérationnel et la relation entre espace bâti et espace public, celle-ci présidée par le directeur du département.
Les commissions rythment la vie du département du développement urbain et imposent leur calendrier aux requérants, aussi bien publics que privés. Il s’agit dans les deux cas d’un espace-temps dédié au dialogue, à la négociation publique, entre la collectivité et les maîtres d’ouvrages. Dans les deux cas, ce sont des commissions mixtes, à la fois composées d’employés de la mairie issus de différents départements mais aussi d’experts qualifiés, souvent des professeurs d’université dans les domaines de l’architecture, de l’urbanisme ou de l’écologie. Elles ne participent pas directement à l’élaboration opérationnelle des projets et n’émettent que des avis a posteriori.
S’il n’existe pas de représentation citoyenne directement dans le comité, en revanche les habitants peuvent assister au débat public et prendre la parole. La commission de conception urbaine évalue des projets aussi bien privés que publics comme les règles de conception urbaine émises par le service lui-même. L’objectif pour le requérant étant de faire valider l’examen du projet et ainsi d’obtenir ultérieurement le permis de construire. Les remarques sont variables mais portent le plus souvent sur le dimensionnement de l’espace public.
La commission de planification urbaine est présidée par le vice-maire, actuellement Charles Lin. Gérée par un service dédié, elle a été officiellement créée dans les années 1950 mais existait déjà sous le régime japonais dès les années 1930, avec des professeurs invités à donner leur opinion sur les projets de développement de la ville. Elle statue principalement sur les grands projets d’aménagement en cours ou planifiés et aussi sur les règles de conception urbaine. Elle peut imposer certaines contraintes aux nouveaux bâtiments comme le raccordement au réseau de passerelles piétonnes au niveau au-dessus du rez-de-chaussée qui relie les bâtiments importants du quartier de Xinyi, ou le réseau de passages souterrains.

Un aménagement partagé de l’espace public

L’espace public à Taipei est majoritairement détenu par le privé. Il est géré par la municipalité mais son financement est assuré par les aménageurs. Ainsi, l’aménagement d’espaces publics sur une parcelle privée (Privately Owned Public Space, POPS) génère des droits à construire supplémentaires.
C’est le service de planification urbaine qui est chargé des règles de conception urbaines et du contrôle des projets soumis par le biais de la commission. Ces derniers concernent les constructions sur un site de plus de 6 000 m² et une surface utile construite de plus de 30 000 m², ou les ouvrages dits « spéciaux » (centre commercial, passerelle, rue ou monuments historiques).
Le quartier de Xinyi dispose de la règle de conception urbaine la plus aboutie et la plus précise de la ville de Taipei. Il représente le savoir-faire de la collectivité en la matière, avec une forte préoccupation affichée concernant l’espace public et récemment les modes de transports doux. Ce quartier est en effet le centre d’affaire de la ville, caractérisé par des immeubles de grande hauteur, dont la tour Taipei 101, et par de vastes espaces publics plantés réservés aux piétons. Si les fonctions du quartier sont diversifiées, les fonctions majoritaires restent les immeubles de bureau, les centres commerciaux, ainsi que les bâtiments administratifs dont la mairie.
(Suite et fin dans les jours prochains)

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A propos de l'auteur
Quentin Lefèvre est consultant en aménagement de l'espace public et en cartographie sensible des territoires. Son parcours d'urbaniste et de designer l'a amené à collaborer avec des collectivités, des agences d'urbanisme, de paysage ou de design global en France et à l'étranger. Il a notamment travaillé auprès de la mairie de Taipei (Taïwan) sur des questions de design urbain et de planification durable. Consulter son site. Son compte Twitter : @qlefevre_design.