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Quitter Hong Kong et perdre sa patrie

Vue nocturne de la ville de Hong Kong depuis le pic Victoria, le 17 avril 2017. (Crédits : Yu shenli / Imaginechina / via AFP)
Vue nocturne de la ville de Hong Kong depuis le pic Victoria, le 17 avril 2017. (Crédits : Yu shenli / Imaginechina / via AFP)
Après deux années de lutte marquées par une sévère dépression qui a manqué de lui ôter la vie, l’essayiste Evan Fowler écrit sur la rupture des liens et de la confiance, et sur le sentiment de perdre sa patrie, Hong Kong. Il interroge l’ancien chef de l’exécutif de la cité, CY Leung : où est la preuve maintes fois promise d’une interférence étrangère derrière la « révolution des parapluies » ? Et pourquoi la politique « un pays, deux systèmes » a-t-elle nourri un extrémisme patriotique et « localiste » qui s’est révélé raciste, xénophobe et agressif, et surtout, entièrement étranger à la cité où Evan Fowler est né ?
Pendant près de deux ans, ce fut le silence. Puis je me suis retiré du monde, plongeant dans un trou noir.
Cela commence toujours lentement. Invisible, la dépression s’accroche à nous sans crier gare. La confiance en soi se délite à chaque discours. Toute dispute ou acte inconsidéré n’est pas seulement vu et entendu, mais ressenti. Le « chien noir », comme l’appelait Churchill, se met à grogner. On a envie de se cacher.
L’année d’avant, tout a semblé se désagréger. D’un coup, ma famille a paru empoisonnée et divisée de façon irrévocable. Mes relations de travail se sont abîmées dans des promesses vides. Chaque caprice que je devais affronter s’est mit à me blesser, et chaque insulte m’a poignardé en plein cœur. Au moment où j’en avais le plus besoin, mes amis ont semblé trop distants pour en être dérangés. Chacun d’eux vivant très activement sa vie. Tous insensibles à la mienne.
Autour de moi, Hong Kong était devenu une tempête. Dehors sévissait un climat politique corrosif.
Ma ville natale était fondamentalement différente du Continent. Ce n’est pas seulement le développement, il y a aussi l’expérience, et donc les valeurs. L’identité chinoise de ma famille ne s’est pas définie par la politique ni par un siècle d’humiliation, mais par notre langue, nos traditions et nos racines. Comme beaucoup, nous avions une croyance : le meilleur atout de Hong Kong pour Pékin était d’incarner l’exemple d’une réforme politique et sociale sur le Continent, aidant ainsi à dépasser les divisions qui avaient si longtemps blessé la Chine, et le moment venu à permettre la réunification avec Taïwan. Tel est le « rêve chinois » que j’ai été éduqué à croire.
Édifiée sur le principe « un pays, deux système », la Loi fondamentale fut vendue au peuple comme « Hong Kong gouverné par les Hongkongais ». Elle servit de garantie constitutionnelle sur laquelle ma patrie, mon mode de vie et les valeurs et institutions dont ils dépendaient, seraient pérennisés jusqu’en 2047. Je faisais confiance à Pékin pour agir en vertu de la loi et des intérêts du peuple de Hong Kong : tout me portait à croire que ma patrie pouvait conserver ses différences tout en étant partie intégrante de la République populaire de Chine. D’ailleurs, la Loi fondamentale contenait des provisions suggérant une démocratisation, autorisant Hong Kong à se libérer enfin totalement des chaînes du colonialisme. Mais plus encore : de permettre au peuple d’avoir le sentiment d’appartenir à une nation.
Cependant, à partir de 2014, sinon avant, la Loi fondamentale a été régulièrement et ouvertement violée. Le Parti communiste chinois n’a cessé de saper les jugements de la Cour par sa (ré)interprétation de la constitution de la ville. Des libraires critiques du régime ont disparu. Pire encore, la nouvelle de leur disparition fut autorisée à faire la Une de la presse. Les voix pro-Pékin et la police n’ont pas manqué de défier l’indépendance de la justice. Les « juges étrangers » ont été exhibés dans la presse. Tout cela s’est produit sans guère d’opposition de la part du gouvernement.
Sans la Loi fondamentale, mon peuple perdit son unique plateforme raisonnable et légitime sur laquelle s’appuyer – non pas pour l’idéal démocratique, mais pour quelque chose de bien plus essentiel : la dignité d’être autorisé à définir sa patrie et sa propre identité comme chinoises. Après 2014, tout autour de moi est devenu politique. Et je parle d’une atmosphère politique déraisonnable, intolérante, agressive, raciste et xénophobe. Il s’agit, dans mon esprit, d’une politique du barbare – une politique de la haine. A l’opposé de la politique du Hong Kong où j’ai grandi.
Pour la première fois, j’ai remis en question ma confiance en la police. Je ne pouvais plus considérer les annonces du gouvernement comme politiquement neutres. Je ne me fondais pas sur des suspicions, mais sur ce que je voyais de mes propres yeux. L’effet de loin le plus dévastateur de ce climat politique empoisonné a rarement, sinon jamais, été observé et commenté. Il s’agit de la désintégration des relations personnelles et de la confiance. En tant qu’enfant de Hong Kong, je l’ai ressentie de façon aiguë, tandis que les gens avec qui j’avais grandi se détournaient. J’ai appris les limites des relations humaines. Et j’ai perdu ma confiance dans le peuple. J’ai compris que mon existence était devenue politique. Les « oncles » que j’avais connus toute ma vie me dirent soudain que ni moi ni ma famille n’avions notre notre place ici. Nous n’étions pas entièrement chinois. Nous étions trop proches des cercles d’expatriés. Nous n’avions pas la bonne apparence et nous pensions mal.
J’ai découvert à quel point mes amis refusaient de parler de ce qui se passait chez nous. Ils ne voulaient pas savoir, même si cela me causait une grande peine. J’ai découvert combien d’amitiés n’étaient pas fondées sur l’amour ou le respect mutuel, mais sur ma façon de jouer au tennis. J’étais un camarade de jeu. Derrière ce que j’avais considéré dans mon cœur comme des amitiés profondes et personnelles, j’ai découvert un visage inconnu, qui ne voulait pas me connaître. Un visage laid, intéressé et lâche. Le visage de l’hideux privilège.
Chaque jour offrait de nouvelles interactions et avec elles de nouvelles déceptions. Inconsciemment, mon imagination est devenu le théâtre de cauchemars. Contre plusieurs avis, je suis donc resté connecté. Les éditorialistes décrivaient un Hong Kong que je ne connaissais pas, injectant peu à peu un venin moralisateur. A son tour, le langage a changé. De plus en plus, les opinions étaient prononcées de façon définitive. Nous recevions des ordres. « Les jeunes de Hong Kong sont… », et « Hong Kong doit… »
J’avais brièvement rencontré CY Leung juste après son élection, et il m’avait accueilli avec tant de politesse. Soudain, il se mit à parler « d’interférences étrangères » derrière les troubles. Les journaux dénonçaient avec indignation un rassemblement sinistre, et une camarilla d’agents étrangers organisant et finançant l’opposition au gouvernement. Mes « oncles » grondaient de colère, et les langues s’aiguisaient et les comportements s’endurcissaient, prêts au tabassage. Je me suis rendu au rassemblement. Les prétendus agents étrangers étaient mes amis. Dans un reportage, je fus apparemment décrit comme un Américain. Quels mensonges. Mais ce qui me peinait davantage, c’était que les personnes à même de les réfuter, ces mensonges, ne voulaient rien savoir. Même la police.
Les paroles d’une juge résumèrent le sentiment partagé par ces gens mauvais et hideux. En regardant à la télévision les émeutes de Mong Kok, son visage se froissa de haine. « Tuez-les ! » cria-t-elle, « Tuez-les tous ! » Elle et ses amis ne se moquaient pas. Point de boutades. Juste le silence.
Puis, au début de l’année dernière, j’ai perdu le seul espoir qui m’aidait à surnager. J’appris que le Hong Kong Identity Project (HKIDP), après huit années d’entretiens, ne pourraient toujours pas être lancé. Encore un échec. Les promesses de financement ? Des mots vides. C’est mon mentor qui m’avait laissé tomber. Mais je su pourquoi, et je compris sa peur. Car la peur était partout.
J’ai couru. Le bus s’est arrêté. Le chauffeur a juré. Puis, dans mon esprit et dans mon cœur, tout s’est arrêté.
L’année dernière, j’ai tenté deux fois de me suicider. D’abord, je l’ai dit plus haut, lorsque le chien noir s’est mis à aboyer, j’ai commencé ma chute. La seconde fois lorsque je fus arraché au vide, j’affrontai de nouveau nez à nez le chien noir. Je fus retrouvé sans avoir bougé, mangé ni bu depuis plusieurs jours.
Aujourd’hui, je le sais : j’ai une forme de trouble unipolaire récurrent. C’est une pathologie dont je souffre depuis que j’ai neuf ou dix ans, lorsque je suis tombé la première fois en dépression. Cela a hanté ma vie, refaisant surface tous les cinq ou six ans sous forme d’humeur ou de sentiment. Mais jusqu’à l’année dernière, j’ai réussi à vivre avec. Je fais des mots-croisés cryptiques et logiques, et je lis. J’assouvis mon esprit dépendant en construisant des maquettes, chacune promettant un moment de satisfaction une fois terminée. Je cède encore davantage à mes impulsions autistiques de compter tout et de noter tous les modèles possibles. Je retourne en enfance.
En ce moment, je prends sept médicaments sur ordonnance, dont trois anti-dépresseurs. Je devrai prendre des médicaments pour le restant de mes jours. J’en avais besoin en 2014. Et je continuerai à en prendre s’il y a la moindre chance qu’ils tiennent le chien noir à l’écart. Mais le trou intérieur est resté. Je le sens tous les jours. Selon des recherches publiées l’an dernier dans le British Journal of Psychology, la dépression unipolaire n’est pas déclenchée par des facteurs indirects, comme la perte d’un emploi ou un changement de situation personnelle, mais par un trauma individuel profond. En général, une telle dépression est provoquée par la perte d’un être cher, ou par une rupture dans une relation particulièrement profonde et proche.
Plus tôt cette année, j’ai demandé à Larry Klassen, qui dirige une chaire de recherche à l’Eden Memorial Health Centre au Canada, si mon épisode dépressif avait été causé, non pas par la rupture d’une seule relation proche, mais par la lente désintégration de plusieurs relations psychologiques associées à la perte de la patrie. « Pourquoi pas, me répondit-il. Je n’ai connaissance d’aucune recherche qui s’est penchée en particulier sur la perte du sentiment d’appartenance à une patrie comme élément déclencheur, mais c’est une hypothèse tout à fait plausible dans votre cas. »
Je ne demanderai pas à mes « oncles » de reconnaître mon droit intime à appeler la ville où je suis né, comme mes grands-parents et mes arrières-grands-parents avant moi, ma patrie. Je vois désormais notre relation pour ce qu’elle est, et dans mon cœur, il n’y a désormais plus « d’oncles ». Je n’ai pas besoin d’être entièrement d’ethnie « chinoise » pour reconnaître et identifier mes racines chinoises. De même, je n’ai pas besoin d’assimiler l’identité chinoise et la Chine à un parti politique, à un récit politique ou à une idéologie. Dans le Hong Kong qui était ma patrie, le gouvernement n’avait pas à définir Hong Kong ou ce que signifiait être un Hongkongais à Hong Kong. Mais ce Hong Kong-là n’est plus. Andrew Solomon, un homme beau aux paroles belles, décrit la dépression comme l’opposé de la vitalité. C’est, dit-il, « la faille dans l’amour ».
J’ai une constitution fragile, une taille et une carrure insignifiantes. La compétition n’est pas pas mon moteur. Le combat n’est pas ma jouissance. Contrairement à la majorité des enfants d’expatriés, je n’ai pas grandi dans un cocon isolé, je ne fume pas, je ne bois et je n’ai pas de plaisir particulier à socialiser. Je lis, fais du sport et construit des maquettes d’avion. Si j’étais né dans un petit village, j’aurais été naturellement le garçon qui reste. J’aurais entretenu mes racines et trouvé de la beauté dans ce qui est petit. Ma patrie et son peuple représentent tout pour moi. Ce sont eux qui ont fait ce que je suis.
Alors Monsieur CY Leung, je vous le demande avec tout le respect et la politesse que je vous dois : où sont les preuves d’une interférence étrangère que vous avez dit détenir et promis de nous montrer ? Tous les gouvernements peuvent arranger la vérité, mais seul le pire, le plus autoritaire et le plus précaire, mentira. Pourquoi devons-nous désormais tremper dans la politique du mensonge ?
Par Evan Fowler
(Traduit par Joris Zylberman)
Ce texte écrit en anglais a été publié sous son titre original : « Coming back homeless » sur le site Hong Kong Free Press.

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A propos de l'auteur
Evan Fowler (方禮倫) est un écrivain hongkongais, essayiste et dramaturge d'origine eurasiatique. Il fut l'un des principaux auteurs dans "House News", l'un plus brillant site d'information en ligne à Hong Kong, avant sa fermeture inexpliquée en 2014. Il est co-fondateur du site anglophone Hong Kong Free Press.