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Japon : pourquoi une deuxième bombe à Nagasaki ?

La ville de Nagasaki peu après le bombardement le 9 août 1945.
La ville de Nagasaki peu après le bombardement le 9 août 1945. (Crédit : AFP).
La journée du 6 août 1945 est et restera unique. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, une bombe atomique fut utilisée pour tuer. Soixante-douze ans après, tout le monde connaît Hiroshima, les quelques images qui parvinrent à être conservées ont fait le tour de la planète, les artistes y ont puisé une imagination créatrice, et les commémorations solennelles chaque année sont devenues le symbole du feu nucléaire, notamment cher aux militants désireux d’accélérer une sortie de l’atome.
De son côté, la ville de Nagasaki, bombardée à son tour trois jours plus tard, n’apparaît que comme un événement de plus, la deuxième partie d’un épisode. Et pourtant, on peut considérer que le bombardement de Nagasaki fut encore moins justifié que celui d’Hiroshima, et apparait presque comme un acte gratuit, puisque la capitulation du Japon était certaine, ou presque, l’Empereur en ayant validé le principe. Petit rappel des journées à Tokyo entre les deux bombardements nucléaires, pour tenter de comprendre l’incompréhensible.
Le 8 août, le ministre japonais des Affaires étrangères Togo fut reçu par l’Empereur Hiro Hito dans son abri sous le palais impérial à Tokyo, afin de rendre compte des informations dont il disposait concernant la destruction d’Hiroshima, et des messages diffusés par les États-Unis à ce sujet. Togo raconta son entretien avec l’empereur, et le fait que tous deux se mirent d’accord sur l’inutilité de la poursuite des hostilités : « L’Empereur approuva ma manière de voir et me déclara en substance : « Nous ne pouvons plus continuer la lutte après l’emploi contre nous d’une arme aussi dévastatrice. Il faut donc en finir sans poursuivre des tentatives interminables pour obtenir des conditions plus favorables. Des tentatives de cette sorte n’ont plus aucune chance de réussir au stade actuel, il faut par conséquent envisager des mesures propres à assurer une fin rapide des hostilités. » Il ajouta que je devais communiquer ces désirs au Premier ministre. »
A la suite de cette rencontre, Togo se rendit immédiatement auprès du Premier ministre Suzuki afin de lui transmettre le désir de l’Empereur de mettre un terme aux hostilités sur la base de la déclaration de Postdam, et de réunir le Conseil suprême de la Guerre pour le saisir de la question. Suzuki n’y vit aucune objection, mais le Conseil, du fait de la difficulté à rassembler ses membres, ne put se réunir que le 9 août, soit le jour de la destruction de Nagasaki.
Ces éléments nous apportent trois enseignements précieux. Premièrement : la bombe atomique eut pour effet, comme cela était d’ailleurs souhaité par les autorités américaines, de mettre un terme aux hostilités, ou du moins d’accélérer la capitulation, le Japon décidant de se rendre après avoir pris connaissance de la nature de l’attaque. Secondement : l’Empereur fut le véritable instigateur, avec Togo, de la capitulation du Japon, et ce malgré les conditions de Postdam pourtant jugées inacceptables pour le trône. Et enfin, et ce point mérite d’être rappelé, la deuxième attaque nucléaire contre Nagasaki s’est avérée totalement inutile, du moins pour faire plier les autorités japonaises, puisque celles-ci avaient déjà décidé de se rendre. Toutefois, au matin du 9 août, les autorités américaines n’étaient pas encore informées de la décision prise à Tokyo, et par conséquent choisirent de prendre pour cible la deuxième ville japonaise dans un contexte encore marqué par le désir d’influencer les choix des dirigeants japonais.
La deuxième bombe atomique, inutile à bien des égards, aurait ainsi été « malheureusement » lancée trop tôt, la décision d’annuler la mission ayant pu être prise si les informations en provenance de Tokyo avaient été communiquées plus tôt. Pourtant, selon les sources militaires, et les différents témoignages des acteurs du processus décisionnel, la deuxième explosion nucléaire était programmée pour le 11 août. Quand on demanda au général Farrell (second du général Groves, chef du projet Manhattan) s’il avait reçu un ordre urgent de Washington ordonnant le lancement d’une seconde bombe, il répondit : « Je n’appellerais pas cela un ordre urgent mais une demande de renseignements tendant à savoir comment se poursuivaient nos préparatifs et à permettre au général Groves d’être informé dès que possible du moment où nous serions prêts. »
La date du 11 août avait été avancée en raison des prévisions météorologiques qui indiquaient qu’un deuxième bombardement prévu à cette date aurait été difficile. A ce sujet, le général Farrell a précisé que « nous avons essayé de précéder le mauvais temps. Mais, en second lieu, il y avait le sentiment général que plus tôt cette bombe serait lancée, mieux cela vaudrait pour l’effort de guerre. » Cette déclaration nous apporte un élément important : la date fixée pour la deuxième mission nucléaire ne fut pas choisie par les autorités politiques américaines, qui avaient opté pour le 11 août, mais semble avoir été arrêtée par les militaires chargés de l’opération. Rappelons d’ailleurs au passage que la date du bombardement de Hiroshima fut elle-même déplacée, et en l’occurrence reculée. Dans ces conditions, il serait précipité de considérer que la décision d’utiliser la bombe atomique une seconde fois, à Nagasaki, était un choix délibérément politique, mais plutôt un concours de circonstance dramatique, qui aurait pu être éviter si les informations avaient pu être transmises plus rapidement depuis Tokyo.
Cela signifierait-il que l’entrée en guerre de l’Union soviétique contre le Japon, le 8 août, ne fut pas l’élément ayant poussé le président américain Harry Truman à utiliser une deuxième bombe atomique dès le lendemain ?
Il convient d’apporter à cette question plusieurs éléments de réponse. Tout d’abord que l’entrée en guerre de l’Union soviétique contre le Japon ne fut pas décidée par Staline en dernière minute, ni après le bombardement de Hiroshima, ni même après la conférence de Postdam qui s’est tenue quelques jours plus tôt. Elle avait été décidée à l’occasion de la conférence de Yalta, en février 1945, et Moscou avait alors annoncé se joindre aux Alliés contre le Japon trois mois après la capitulation allemande. Celle-ci étant officielle le 8 mai, le 8 août comme date de l’entrée en guerre de l’Union soviétique était donc aussi prévisible que programmée.
De même, il va de soi que les importants mouvements de troupes soviétiques vers l’Extrême-Orient ne se sont pas faits en quelques jours (ce sont d’ailleurs ces mouvements qui justifièrent le délai de trois mois annoncé à Yalta). Et il serait étonnant que les États-Unis aient été pris sur le vif. Pas d’effet de surprise donc. Ainsi, autant on peut valider la thèse dite révisionniste selon laquelle Washington a cherché à utiliser la bombe atomique à Hiroshima au plus vite, afin de mettre un terme au conflit et empêcher Moscou de s’inviter à la table des négociations, autant l’idée selon laquelle c’est l’entrée en guerre de l’Union soviétique le 8 août qui a poussé les États-Unis à utiliser, dès le lendemain, une deuxième bombe atomique, est plus que discutable.
De nombreuses choses ont été écrites sur les véritables raisons qui ont incité les autorités américaines à utiliser la bombe atomique sur Hiroshima puis Nagasaki. Toutes ont cependant en commun le fait de reconnaître que cette arme offrait la possibilité de mettre instantanément un terme aux hostilités, là où personne ne souhaitait que la guerre s’enlise. Toutefois, il fallut attendre l’essai d’Alamogordo, et pour le grand public l’annonce de la destruction d’Hiroshima, pour que cette certitude se généralise. En fait, le bombardement de Nagasaki fut même l’occasion, par la présence de journalistes, de faire la démonstration de la puissance de la nouvelle arme, l’objectif étant bien de mettre en avant son caractère décisif, et le fait qu’elle soit en mesure de mettre un terme à la guerre. Dans ces conditions, nous pouvons considérer que Nagasaki permit de justifier Hiroshima, où les images et les témoignages de journalistes furent moins précis.

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A propos de l'auteur
Barthélémy Courmont est maître de conférences à l'Université Catholique de Lille, Directeur de recherche à l'IRIS où il est responsable du pôle Asie-Pacifique, il est l'auteur de nombreux ouvrages et articles sur les enjeux sécuritaires et les questions politiques en Asie orientale. Il vient de publier avec Éric Mottet, "L’Asie du Sud-Est contemporaine", aux Presses universitaires du Québec.