Politique

Nouvelles Routes de la Soie (2/3) : vers Almaty, phare des steppes

Le fleuve Ili, passage historique de l'ancienne et de la nouvelle route de la Soie au Kazakhstan. Un court d'eau qui prend sa source en Chine dans les montagnes Tian Shan. (Copyright : Nicolas Sridi)
Le fleuve Ili, passage historique de l'ancienne et de la nouvelle route de la Soie au Kazakhstan. Un court d'eau qui prend sa source en Chine dans les montagnes Tian Shan. (Copyright : Nicolas Sridi)
La frontière chinoise est passée. Comme prévu, nous retrouvons dans la matinée notre puissant minibus Toyota tout terrain pour nous rendre au port sec de Khorgos, au Kazakhstan. Littéralement perdue dans un océan de dunes désertiques, l’immense zone de transit logistique paraît surréaliste avec ses tronçons de routes flambants neufs donnant sur le néant, sa liaison autoroutière vers une gare fantôme sans voyageurs et ses terrains vagues destinés à accueillir des entreprises internationales.

Contexte

Les « nouvelles routes de la Soie », c’est le projet phare du président chinois Xi Jinping. Un projet faramineux qui promet de changer les équilibres géopolitiques dans le monde à l’horizon 2049, pour les 100 ans de la République populaire. Aujourd’hui, ce remodelage planétaire se fonde avant tout sur la construction d’infrastructures de transports modernes qui doivent charrier à la fois les produits « made in China » vers de nouveaux marchés et l’influence de Pékin à l’international. Pour comprendre les enjeux de cette montée en puissance voulue par la Chine, il faut faire la route, se frotter à la dynamique insufflée par l’empire du Milieu, mais aussi aux limites qui pointent déjà à mesure que se déploie concrètement le fameux « rêve chinois » du Président Xi.

Nicolas Sridi est l’auteur avec Pierre Tiessen et Laurent Bouit du film documentaire Chine, à la conquête de l’Ouest, prochainement diffusé sur Arte. Il écrit pour Asialyst ses chroniques des nouvelles routes de la Soie. Un récit du terrain de l’Ouest chinois au Kazakhstan.

« Comme vous le voyez, nous sommes ici au centre de la renaissance de la route de la Soie car idéalement placé entre la Russie, la Chine, le Kazakhstan, le Kirghizistan et l’Ouzbékistan, note avec optimisme Hicham Belmaachi, le directeur de la Zone Economique Spéciale de Khorgos (ZES). Pour le moment, notre priorité est d’assurer le transit ferroviaire des containers entre les trains chinois et les trains kazakhs qui roulent sur des rails de largeurs différentes. Nous sommes capable d’effectuer ce transfert et les formalité de douanes en un temps record de 50 minutes pour un train classique d’une quarantaine de containers. » Des trains de fret qui traverseront l’Asie Centrale et la Russie avant d’atteindre leur destination huit à dix jours plus tard à Duisburg en Allemagne, chargés de produits à haute valeur ajoutée made in China, comme ceux du géant informatique HP.
A terme, Khorgos voit grand : la ZES se rêve en une sorte de Shenzhen du désert, avec ses zones de production manufacturière, ses plateformes logistiques routières et ferroviaires et ses installations pour les flux de passagers. Derrière ces ambitions qui peuvent sembler démesurées, se trouve pourtant un poids lourd de la logistique mondiale, DP World, qui depuis Dubaï contrôle parmi les plus grandes installations portuaires de la planète. Si l’Émirat a choisi d’investir à Khorgos, c’est bien sûr dans la perspective de la nouvelle route de la Soie et des marchés à venir en Asie Centrale. Mais c’est aussi pour se positionner favorablement avec le gouvernement kazakh sur les installations du port d’Aktau. Situé sur la mer Caspienne à des milliers de kilomètres à l’ouest de Khorgos, ce port concentre les appétits internationaux depuis la découverte de gigantesques réserves énergétiques offshore.
En attendant la fin des travaux et l’interconnexion avec l’autoroute chinoise, la ZES de Khorgos reste pour le moment un centre régional quasi-virtuel. Mais les infrastructures lourdes sont là, l’impulsion est donnée. Alors que nous nous apprêtons à quitter les lieux, l’assistante de Hicham Belmaachi, une jeune kazakhe fraîchement diplômée, nous glisse les yeux brillants d’envie : « Vous allez à Almaty, vous verrez la-bas c’est très différent, il y a même des cafés Starbucks ! »

Jarkent, royaume du container

Mais avant de pouvoir retrouver les plaisirs globalisés d’un café acre et acidulé, nous nous arrêtons à une trentaine de kilomètres dans la petite ville de Jarkent. Avec ses 30 000 habitants, c’est la première agglomération digne de ce nom depuis la frontière avec la Chine, même si elle ne paye vraiment pas de mine. Ici point de barre d’immeubles modernes, pas encore de route neuve ni de rutilants 4X4 comme du coté chinois. Place à un Kazakhstan authentique avec ses hommes à cheval sur la voie centrale, ses calèches paysannes tirées par des ânes, ses maisonnettes en préfabriqués à l’allure vaguement russe, à mi-chemin entre yourte et Datcha, le charme en moins.
A Jarkent, à première vue rien ne vient signaler la proximité du puissant voisin chinois ni l’arrivée de la nouvelle route de la Soie pourtant censée bouleverser en profondeur le quotidien des habitants. Mais à y regarder de plus prêt, l’empire du Milieu est bien présent, sous une forme inattendue. Les containers « China Shipping », manifestement prisés, ont été réaménagés en micro-échoppes, garages à bois, extensions des habitations voire logements de fortune. Le marché local est même un véritable labyrinthe de boxes rectangulaires où se négocient les produits chinois low cost. Textile, produits pour la vie courante, jouets ou petit électroménager, tout vient de l’autre coté de la frontière.
La nouvelle voie rapide, la ligne de chemin de fer ou la zone économique spéciale, les badauds locaux en ont entendu parlé. Les plus jeunes en espèrent des emplois et des débouchés économiques, les commerçants un coup d’accélérateur pour leurs ventes, mais on est à des années lumières de l’engouement perceptible en Chine. De manière général, le Kazakh n’est pas des plus bavards en public et nous comprenons petit à petit que le marché est truffé de policiers en civil, d’informateurs locaux qui suivent de près nos conversations.
Après la traversée du Xinjiang et ses forces armées jusqu’aux dents visibles partout, l’absence de présence policière nous avait pour un temps fait oublié que nous étions, ici aussi, dans un pays au régime « dur ». Gentiment réorientés vers la directrice du marché et après vérification de nos autorisations délivrées par Astana, la fonctionnaire nous accorde un entretien fort lisse. A travers les réponses lapidaires, il apparaît que tous ces nouveaux projets sont par définition positifs car voulus et soutenus par Noursoultan Nazarbaïev, le président du pays depuis 25 ans.
« Tout le monde aime « Papa » ! nous explique sans ironie Olga, notre guide francophone locale. Il a réussi à fédérer le peuple kazakh qui est composé de nombreux clans et minorités. Il est fort et sait bien négocier avec la Chine et la Russie. » Si physiquement Olga est plutôt de type asiatique avec ses origines coréennes, elle se sent surtout russe comme sa mère. « Moi, la Chine me fait assez peur. J’imagine un dragon rouge qui viendrait envahir le Kazakhstan et aspirer tout notre pétrole, mais heureusement notre grand-frère russe est là et n’acceptera jamais ça. » D’une certaine manière, Nazarbaïev suit un peu la même logique et joue, pour l’instant avec succès, les équilibristes entre les deux superpuissances pour en tirer un maximum d’avantages.
« Pour nous, plus que l’argent, les maisons et les voitures, le plus précieux, c’est de pouvoir galoper dans la steppe infinie et ressentir pleinement le sentiment de liberté qui s’en dégage, rappelle Olga. D’ailleurs à l’origine, le mot « kazakh » signifie « homme libre » en langue turque. » Il est vrai que ce sentiment de liberté personnel s’exprime sans doute mieux loin des zones urbaines et des grandes oreilles diffuses du « Sultan de la lumière » d’Astana…

Ili, rivière de la « concorde nécessaire »

De la steppe vide à contempler, le Kazakhstan n’en manque résolument pas ! Nous en traversons des dizaines de kilomètres en direction de la rivière Ili sur la mauvaise route qu’il faut encore emprunter depuis Jarkent en attendant que la nouvelle route de la Soie soit terminée jusqu’à Almaty. Les paysages sont souvent saisissants mais s’installe aussi une certaine monotonie de l’immensité. Au gré de la météo, l’ambiance passe de quasi féérique sous le soleil à noire et menaçante avec les averses d’orages. Par à-coup, nous retrouvons des portions de la voie express jusqu’au pont qui traverse le cours d’eau venu des monts Tian Shan en Chine.
Si l’infrastructure n’a pas les dimensions de ce que nous avons pu voir en Chine, elle est à la fois indispensable pour renforcer le trafic routier et symbolique. La rivière Ili prend sa source en Chine pour se jeter 1400 kilomètres plus loin dans le lac Balkhach au nord-ouest d’Almaty. C’est une ressource stratégique pour les deux pays avec des accords de partage en principe équitable et une gestion concertée sur le long terme. Mais dans les faits, la politique d’expansion économique rapide menée par Pékin au Xinjiang engouffre des milliers de mètres cubes d’eau injectés dans les cultures intensives (coton, sorgho ou autres) et l’exploitation des ressources énergétiques locales. Une consommation accrue qui entraîne déjà une baisse spectaculaire du niveau du lac Balkhach et rappelle la catastrophe écologique de la quasi disparition de la mer d’Aral à l’ouest du Kazakstan, évaporée dans les tentatives de production de masse de coton de l’ère soviétique.
Pour que la nouvelle route de la Soie de Xi Jinping soit un succès dans la région, il est indispensable que les flots d’eau que nous traversons sur la 4 voies en construction ne deviennent pas l’épicentre d’une crise écologique et géopolitique. Cette nouvelle interdépendance entre la Chine et ses voisins d’Asie centrale montre bien que le grand projet du président Xi implique aussi un véritable remodelage de la politique extérieure chinoise. Pékin ne peut plus se penser isolé et totalement libre de ses actions à la périphérie de son immense territoire.
Après le pont, la route continue dans une steppe marécageuse avec ses hautes herbes et ses cavaliers-éleveurs qui trottent dans le soleil couchant vers les fermes alentour. Plongés dans ces scènes hypnotiques, véritables remakes orientaux de fins de westerns hollywoodiens, nous traçons en ligne droite vers la ville de Chundzha où nous passerons la nuit. Demain, nous traverserons le parc Charyn et ses forêts préhistoriques pour ensuite accélérer le mouvement sur des routes de meilleures qualité, et atteindre enfin Almaty.
(A suivre)
Par Nicolas Sridi (texte et images)

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A propos de l'auteur
Co-fondateur de Asia Focus Production, journaliste accrédité à Pékin pour Sciences et Avenir depuis 2007, Nicolas a collaboré avec de nombreux média presse écrite et web français, notamment le groupe Test (01Net), lemonde.fr,… Il est également co-rédacteur en chef de l’ouvrage collectif « Le temps de la Chine » aux éditions Félix Torres (2013) en partenariat avec la CCIFC. Nicolas est par ailleurs cameraman et preneur de son et collabore à divers postes avec de nombreuses chaines comme Arte, ARD, France2, RCN,… ainsi que sur des productions corporate et institutionnelles.