Politique

Nouvelles Routes de la Soie (1/3) : Khorgos, la porte spatio-temporelle "made in China"

Le long de la nouvelle route de la Soie reliant la Chine à l'Europe via le Kazakhstan et la Russie (Gansu, Xinjiang, Région d’Almaty). (Crédits : Nicolas Sridi)
Le long de la nouvelle route de la Soie reliant la Chine à l'Europe via le Kazakhstan et la Russie (Gansu, Xinjiang, Région d’Almaty). (Crédits : Nicolas Sridi)
Voilà une dizaine de jours que nous parcourons l’ouest de la Chine depuis la mégapole ultra moderne de Chongqing en direction de la frontière avec le Kazakhstan. Dix jours à traverser les immensités semi-désertiques le long de la nouvelle route de la Soie. Une route qui depuis le Gansu sillonne d’oasis en oasis entre les contreforts du Tibet et le désert de Gobi pour rejoindre la province du Xinjiang. Le bandeau de bitume, lisse comme un billard, s’enfonce dans cet étonnant Far West chinois charriant une myriade de poids lourd qui alimentent le développement économique de toute la région. A intervalle régulier, notre voiture se fait doubler par le TGV local fonçant à 250km/h dans des conditions extrêmes vers la ville d’Urumqi et ses 3 millions d’habitants.

Contexte

Les « nouvelles routes de la Soie », c’est le projet phare du président chinois Xi Jinping. Un projet faramineux qui promet de changer les équilibres géopolitiques dans le monde à l’horizon 2049, pour les 100 ans de la République populaire. Aujourd’hui, ce remodelage planétaire se fonde avant tout sur la construction d’infrastructures de transports modernes qui doivent charrier à la fois les produits « made in China » vers de nouveaux marchés et l’influence de Pékin à l’international. Pour comprendre les enjeux de cette montée en puissance voulue par la Chine, il faut faire la route, se frotter à la dynamique insufflée par l’empire du Milieu, mais aussi aux limites qui pointent déjà à mesure que se déploie concrètement le fameux « rêve chinois » du Président Xi.

Nicolas Sridi est l’auteur avec Pierre Tiessen et Laurent Bouit du film documentaire Chine, à la conquête de l’Ouest, prochainement diffusé sur Arte. Il écrit pour Asialyst ses chroniques de la nouvelle route de la Soie. Un récit du terrain de l’Ouest chinois au Kazakhstan.

Regardez la vidéo « Sur la nouvelle route de la Soie : de l’Ouest chinois au Khazakstan » (image et montage Nicolas Sridi) :

Sous contrôle

Dans le grand projet des nouvelles routes de la Soie du président Xi Jinping, la capitale du Xinjiang a une place bien particulière. C’est elle qui doit s’imposer à long terme comme le centre de gravité économique d’une région qui comprend les pays d’Asie centrale, le Pakistan, l’Afghanistan voire même l’Iran.
Une ville qui se modernise rapidement donc, mais ce qui frappe le plus lors de notre passage à Urumqi, c’est l’imposant système de sécurité mis en place dans la cité. Portillons de détection métallique dans les restaurants, scanners obligatoires dans les hôtels et surtout, partout, des hommes en armes qui quadrillent la ville, surveillent le trafic routier, les espaces publics… L’ambiance est pesante.
Et les choses ne s’arrangent pas à mesure que nous approchons de la zone frontalière. A chaque sortie sur l’autoroute G312, l’unique voie de transport routier, des unités des forces spéciales sont présentes et contrôlent tous les véhicules. Un contrôle qui se répète ensuite à l’entrée des villes où les SWAT réservent à chaque visiteur un accueil des plus glacial. Après avoir passé une bonne quinzaine de checkpoints en à peine trois jours dans la région, face à des policiers lourdement armés, on se dit que finalement la propagande locale a raison : le Xinjiang est totalement, parfaitement, sous contrôle !

La frontière

C’est dans cette ambiance particulière, un brin hystérisante malgré la beauté des paysages naturels, que nous arrivons dans la petite ville de Khorgos où se trouve le poste frontière. Pour nous, cette étape est importante car nous y terminons notre « voyage au bout de la Chine », aux confins occidentaux du pays. Comme tout le long de cette nouvelle route de la Soie voulue par Pékin, les infrastructures les plus modernes poussent à Khorgos dont on sent bien néanmoins qu’il s’agissait d’une petite localité rurale il y a encore peu. L’avenir s’annonce cependant radieux pour la ville puisque la zone est vouée à devenir un point de transit stratégique entre la Chine et l’Asie centrale, en particulier avec le Kazakhstan.
Pour le moment, l’attraction la plus courue, c’est la toute récente zone « Duty Free » créée à la frontière. On y accède après avoir passé un ultime checkpoint tenu par des gardes armés de fusils à pompe et munitions apparentes. En tant que média étranger nous n’aurons malheureusement pas le droit d’entrer dans ce gigantesque centre commercial planté en pleine zone désertique. Manifestement, bon nombre de visiteurs viennent des pays voisins pour profiter des produits bon marché en tout genre qu’offre la Chine. Sur les écrans géants, les publicités vantent les avantages de la zone spéciale pour le commerce international, la renaissance glorieuse de la route de la Soie et même l’arrivée prochaine d’un casino. Khorgos, futur « Las Vegas » de l’Ouest chinois ? Pourquoi pas…
La construction la plus symbolique sur cette frontière atypique reste cependant l’imposante arche sous laquelle passera bientôt la nouvelle route de la Soie pour se connecter avec le réseau routier du Kazakhstan. Une porte ultra moderne qui vient marquer de manière ostentatoire à la fois la fin de l’empire du Milieu mais aussi ses ambitions, son ouverture à l’international.

Le passage

Pour l’heure, nous devrons nous contenter de passer par le vieux poste frontière pour sortir de Chine et basculer en Asie centrale. Nous prenons place dans un mini-van bondé qui nous permettra de traverser le no man’s land poussiéreux qui nous sépare du Kazakhstan. Dès cet instant, nous sentons que nous allons entrer dans un autre monde. Autour de nous, les visages, les habits ont déjà changé, le chauffeur ne parle que le russe et les regards qui se portent sur nous, occidentaux, ne sont pas vraiment les mêmes qu’en Chine. Nous nous observons un peu interloqués, sans rien dire, quand le véhicule démarre et ce silence profond perdurera jusqu’à ce que nous atteignions le poste de garde kazakh pour le contrôle des passeports. Voyant que nous ne savons pas où nous diriger, le chauffeur fait un effort et viens vers nous : « You go there, quick, come with me », lance-t-il en se dirigeant vers un des hangars. Une fois à l’intérieur, il récupère des formulaires en anglais d’un guichet de la douane puis, en nous les passant avec un sourire, nous explique : « You write, you go Kazakhstan ! » Et de retourner vers son parking.
Seuls dans ce vieux hangar, sous les regards indéchiffrables de trois douaniers kazakhs en uniformes soviétiques, un sentiment d’angoisse irrationnelle s’installe peu à peu. Nous remplissons chacun fébrilement nos formulaires que nous tendons à l’officier en face de nous. Il les prend sans décrocher un mot ni un regard. Après un long silence où le fonctionnaire étudie nos passeports, il demande : « Where you from ? », « What is this ? » en montrant nos volumineux bagages d’équipements vidéo, « Why you coming Kazakhstan ? » Nous lui expliquons que nous sommes une équipe de télévision française venue filmer un documentaire, que nous avons fait toutes les démarches avec l’ambassade de son pays à Paris pour obtenir les autorisations, que notre assistante Olga les a en sa possession de l’autre côté de la frontière. Visiblement plus amusé qu’intéressé par notre flot d’explications, il nous coupe soudainement en demandant : « You, cinema ? French cinema ? You D13 ? » en faisant semblant de tirer au pistolet avec ses doigts sur sa tempe.
Cette fois ça y est, la panique s’empare de nous ! Que signifie ce geste ? Que veut-il ? Peut-être pense-t-il que nous sommes une équipe de cinéma et que nous n’avons pas les bonnes autorisations. Il fallait sûrement apporter un document D13 que nous n’avons pas. Une seule solution, il faut appeler Olga au plus vite mais le réseau passe mal et elle nous répond par sms qu’elle vient de partir de chez elle, à plus de quatre heures de route…
Emportés dans une spirale de clichés dignes de Tintin au pays des Soviets, nous nous agitons, imaginant déjà un labyrinthe kafkaïen de procédures pour pouvoir entrer dans le pays. Étonné par notre réaction et notre stress visible, le douanier redemande : « You know D13 ? Jump, jump, good movie ! » A cet instant, c’est le flash, l’Eurêka. Il ne dit pas « D13 » mais « B13 » et avec « jump, jump, good movie », il fait référence aux célèbres Yamakasi et au film d’action produit par Luc Besson, Banlieue 13 ! Manifestement déçu de ne pas avoir réussi à socialiser avec nous, il nous rend nos passeports en ajoutant d’un ton un peu dépité : « You can go, welcome to Kazakhstan. »

Steppe in

Une fois à l’extérieur, nous constatons que nous n’avons toujours pas totalement franchi la frontière et, sans nouvelle de notre assistante, nous attendons à l’ombre avec nos lourds bagages. Soudain, un homme à la taille imposante qui discutait avec les gardes s’avance vers nous et, sans dire autre chose que : « Hello, I’m Ahmat », commence à prendre nos valises. A nouveau, l’angoisse remonte face à ce débonnaire géant kazakh qui nous intime de le suivre avec une partie de nos équipements dans les mains.
Obligé de l’accompagner, nous traversons un cours d’eau puis arrivons devant une Simca 1000 russe dont Ahmat emplit le coffre méthodiquement avec nos bagages. On se demande si la voiture arrivera à contenir ne serait-ce que son chauffeur, mais au final, nous voilà ingénieusement imbriqués à nos affaires et fin prêts pour le départ. En cet instant où nous nous apprêtons à partir vers l’inconnu le plus total, nous réussissons enfin à contacter Olga. Elle nous attend à quelques kilomètres de là car elle n’a pas pu rentrer plus près de la frontière. Le sms reçu au poste de garde ? Elle l’a envoyé la veille mais avec le réseau local, les messages se perdent souvent et arrivent plus tard… Et bien évidemment, c’est aussi elle qui a demandé à Ahmat de venir nous chercher vu qu’il est un habitué du poste frontière autorisé à faire le taxi dans la zone. D’ailleurs, les douaniers nous attendaient, briefés par leur hiérarchie depuis des jours sur l’arrivée d’une équipe française à laisser passer tranquillement…
La Simca 1000 s’engage doucement sur ce qui ressemble plus à une piste de gravier qu’à une route proprement dite. Après 15mn de trajet, la voiture nous dépose sur une aire de parking où nous retrouvons enfin Olga. Nous chargeons rapidement le van 4X4 Toyota qui nous accompagnera dans nos premiers pas en Asie centrale. Le comité d’accueil qui nous fait face, Ahmat le Ouïghour, Alex notre nouveau chauffeur d’origine ukrainienne et Olga, métisse russo-coréenne, est un condensé de l’incroyable mélange ethnique qui constitue le Kazakhstan. D’un coup, la Chine, pourtant toute proche, semble à des années-lumière. Sur la route, aucun signe du puissant voisin, pas un panneau en mandarin. Notre van navigue entre les Simca et des carrioles tirées par des ânes sur une route truffée de nids de poule. Autour de nous, la steppe immense et vide défile à l’infini.
En passant la frontière, nous avons fait instantanément un bond en arrière de trois heures dans le temps avec les fuseaux horaires. Nous sommes de fait entrés dans une autre réalité. Un autre espace-temps teinté de cyrillique qui s’étend vers l’Ouest depuis Khorgos et sur lequel Pékin et les élites de Zhongnanhai aimeraient bien accroître leur influence.
Demain, nous irons découvrir le port sec à une trentaine de kilomètres de la frontière. Un étonnant port perdu dans les dunes qui va accueillir les flux de marchandises et assurer le transfert des conteneurs entre les trains chinois et kazakhs qui circulent sur des rails de largeur différente. L’aventure continue !
Par Nicolas Sridi (texte et images)

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A propos de l'auteur
Co-fondateur de Asia Focus Production, journaliste accrédité à Pékin pour Sciences et Avenir depuis 2007, Nicolas a collaboré avec de nombreux média presse écrite et web français, notamment le groupe Test (01Net), lemonde.fr,… Il est également co-rédacteur en chef de l’ouvrage collectif « Le temps de la Chine » aux éditions Félix Torres (2013) en partenariat avec la CCIFC. Nicolas est par ailleurs cameraman et preneur de son et collabore à divers postes avec de nombreuses chaines comme Arte, ARD, France2, RCN,… ainsi que sur des productions corporate et institutionnelles.