Politique
Entretien

Japon-Taïwan : quel avenir pour le partenariat stratégique ?

La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen lors de son arrivée à la base navale de Tsoying à Kaohsiung, dans le sud de Taïwan, le 21 mars 2017. (Crédits : AFP PHOTO / SAM YEH)
La présidente taïwanaise Tsai Ing-wen lors de son arrivée à la base navale de Tsoying à Kaohsiung, dans le sud de Taïwan, le 21 mars 2017. (Crédits : AFP PHOTO / SAM YEH)
Comment briser l’isolement diplomatique grandissant de Taïwan ? Après la rupture récente des relations diplomatiques avec le Panama qui a préféré Pékin, Taipei a reçu avec plaisir des signaux venus de Tokyo, confirmant un rapprochement nippo-taïwanais. Le 22 juin dernier, Yasuaki Tanizaki, le nouveau directeur de la Japan-Taiwan Exchange Association (nouveau nom plus explicite de l’ex-Association of East Asian Relations), a rencontré Frank Hsieh, le représentant de Taipei au Japon. Les deux pays ont des intérêts communs en matière de sécurité ou d’industrie militaire qui doivent pouvoir déboucher sur un partenariat stratégique solide. Mais pour l’instant, il faut encore établir des canaux communication qui fonctionnent, précise le Dr Kuo Yujen de L’Université nationale Sun Yat-sen à Kaohsiung. Et surtout, éviter de froisser la Chine. Entretien.

Entretien

Le Docteur Kuo Yujen est un universitaire taïwanais. Directeur exécutif de l’Institute for National Policy Research (INPR) à Taipei, il est également professeur associé à l’Institut d’étude de la Chine et de l’Asie-Pacifique à l’Université Nationale Sun Yat-sen à Kaohsiung. Les domaines d’expertise du Docteur Kuo comprennent la politique étrangère du Japon, les relations entre le Japon et les États-Unis ainsi que les alliances militaires et enjeux de défense en Asie du Nord-Est.

Le chercheur taïwanais Yujen Kuo, directeur exécutif de l’Institute for National Policy Research (INPR) à Taipei. (Crédit : DR)
Le chercheur taïwanais Yujen Kuo, directeur exécutif de l’Institute for National Policy Research (INPR) à Taipei. (Crédit : DR)
Quel est l’état actuel du partenariat stratégique entre le Japon et Taïwan ?
Kuo Yujen : Vu les défis posés par la Chine, les liens sécuritaires entre Taïwan et le Japon sont pour le moment assez faibles. Par exemple, Tokyo et Taipei pourraient et devraient profiter d’une solide coopération dans les domaines de la sécurité maritime ; or, ce n’est pas le cas. Ils pourraient et devraient aussi avoir atteint un certain niveau d’échange de renseignements ; ce n’est pas le cas non plus. En outre, et puisque certaines îles japonaises sont si proches de Taïwan, nous devrions pouvoir nous entraider au niveau logistique, et ce n’est toujours pas le cas. Enfin, même si les industries taïwanaises et japonaises bénéficient de liens solides, cette coopération reste inexistante en termes d’industrie militaire.
Actuellement, nos deux gouvernements tentent de rentrer en contact afin de favoriser de tels domaines de coopération. Un des aspects positifs est que le Premier Ministre nippon Shinzo Abe se montre très favorable à l’élargissement des liens entre Taïwan et le Japon. L’aspect négatif est représenté par la bureaucratie japonaise, dont la vision de l’intérêt national inclut moins Taïwan que la Chine. Heureusement pour Taipei, Shinzo Abe profite actuellement d’une solidité et d’un pouvoir inédits pour un chef du gouvernement nippon. Les chances sont donc réelles qu’il réussisse à imposer ses vues à la bureaucratie et donc que le rapprochement Taïwan–Japon s’accélère.
Quelles sont les prochaines étapes d’un tel rapprochement ?
Pour le moment, les deux administrations travaillent à l’amélioration de la coopération entre nos gardes-côtes autour des îles Diaoyutai/Senkaku. Pour ne pas brûler les étapes, nous commençons par des choses aussi basiques que le maintien de l’ordre et la réglementation de nos quotas de pêche respectifs. Cette coopération devrait logiquement s’étendre à la sécurité maritime puis à l’aide humanitaire et aux secours en cas de catastrophe [Humanitarian Assistance and Disaster Relief, HADR]. Le but est de favoriser la confiance entre les deux pays en entraînant nos administrations à travailler ensemble. Plus nous coopérerons, plus nous nous connaîtrons et plus nous nous ferons mutuellement confiance. Après cela, nous pourrons aller de l’avant.
Les Japonais nous traitent déjà comme des alliés fiables et nous appellent officiellement « partenaires spéciaux », ce qui est significatif pour un pays aussi particulier que le mien ! Le Premier Ministre Abe, qui est si favorable à Taïwan, sera au pouvoir jusqu’en 2021 au moins. Cela nous donne du temps pour travailler sur tous ces chantiers. Comme je viens de le mentionner, je suis optimiste sur le fait que l’influence d’Abe devrait bientôt dépasser celle de la bureaucratie. Les choses vont donc s’accélérer pour nous à Taïwan. Nous obtenons aussi un coup de pouce de la part des Américains, qui ne voient que des avantages au rapprochement entre Taïwan et le Japon. Les États-Unis sont très favorables à cette idée de même qu’ils favorisent aujourd’hui l’élargissement de la coopération entre Corée du Sud et Japon sur le dossier nord-coréen. Ce scénario est valide tant que le triangle stratégique en question partage des intérêts et enjeux sécuritaires communs.
Quel serait l’impact le plus probable du rapprochement entre le Japon et Taïwan sur l’attitude de la Chine ?
Je pense que la Chine va adopter deux attitudes. D’abord, elle va augmenter la pression sur la mer de Chine orientale. Ensuite, et si la communication est possible, les Chinois essayeront d’engager le dialogue avec Taïwan. Si la communication est impossible comme c’est le cas aujourd’hui, la Chine punira Taïwan à la place du Japon. C’est ce qu’ils font d’habitude. Cependant, il sera difficile pour les Chinois d’empêcher le rapprochement entre Taïwan et le Japon car nos deux archipels ont trop d’intérêts stratégiques communs pour reculer. La réalité, c’est que les Chinois n’ont pas les moyens de nous empêcher de nous rapprocher du Japon. Mais cela ne les empêchera pas de se montrer prudents à propos de certains domaines de coopération entre Tokyo et Taipei, en particulier ce qui concerne les sous-marins.
Le Japon pourrait-il accepter de vendre des armes à Taïwan ?
Cette question est difficile car elle comporte plusieurs niveaux de réponse. En fait, deux enjeux sont vraiment importants aujourd’hui. Premièrement, les Japonais n’ont pas vraiment d’expérience en termes d’exportation d’armement. Ce qui veut dire qu’il n’existe pas de service ou d’institution au Japon en charge de vendre des armes à l’étranger. Deuxièmement, Taïwan reste un enjeu diplomatique sensible pour le Japon, surtout pour leur bureaucratie. Nous ne disposons même pas d’une plateforme un tant soit peu établie pour se parler. Franchement, parler d’achats d’armements au Japon viendra une fois que l’on aura établi ces fameux canaux de communication. Et c’est ce à quoi nous sommes occupés maintenant.
Penser armement tout de suite, c’est passer à côté du véritable enjeu. C’est la construction d’une confiance réciproque qui est la partie la plus compliquée et la plus significative. Une fois que l’on aura éprouvé nos nouveaux canaux de communication, alors seulement nos deux pays pourront graver dans le marbre leur consensus sur les questions de défense. Si je devais vous donner une estimation, je dirais que mettre en place un niveau de dialogue acceptable nous prendra encore un ou deux ans. Pendant ce temps, les gens apprendront à se connaître et chercheront de part et d’autre les meilleurs interlocuteurs. Taïwan reste une question sensible pour les Japonais, voilà pourquoi cela prend autant de temps. Une fois que ce sera fait, alors tout sera plus simple. On pourra envisager par exemple l’établissement de commissions en charge de transferts technologiques et pourquoi pas d’import-export d’armement.
A long terme, pensez-vous que le Japon et Taïwan seraient susceptibles d’élever leur partenariat stratégique à un niveau plus formel ?
Certainement pas dans un futur proche. Les Japonais jouent de leur relation avec Taïwan pour augmenter l’incertitude des stratèges chinois. Certes, ils veulent que les Chinois fassent plus attention, mais ils n’ont nullement l’intention de les fâcher. Si nous contraignons la Chine à sortir de ses gonds, nous serons tous perdants. Par conséquent, je ne vois pas au nom de quoi le Premier Ministre Abe prendrait une décision aussi risquée que créer une version nippone du Taiwan Relations Act américain. Une décision de cet acabit créerait un casus belli avec la Chine, soyez-en sûrs. La question ne serait pas de se demander quel avantage nous pourrions tirer de la signature d’un quelconque traité, mais plutôt quel en serait le coût sur le plan politique. Personnellement, je pense que nous pouvons nous passer, pour le moment, d’un tel projet.
On ne peut pas se permettre de faire perdre la face à la Chine. Si tel était le cas, notre rapprochement avec le Japon se retournerait contre nous car Pékin nous infligerait une punition mémorable à la place de Tokyo. En guise d’avertissement, les Chinois nous sanctionneraient au niveau commercial. Si Taïwan s’obstine, ils pourront aussi restreindre l’émission de documents de voyage. Environ deux millions de Taïwanais se rendent régulièrement en Chine. S’ils limitent soudainement ce nombre à 500 000, ceux restés à la porte d’embarquement se fâcheront et c’est le gouvernement taïwanais qui sera tenu responsable. Donc, à la place de prendre un tel risque, nous pouvons prendre davantage de mesures plus ambiguës, pensées pour rendre la Chine plus prudente avec nous, et non pas plus agressive.
A part quelques protestations d’ordre symbolique, la réaction de la Chine au rapprochement entre Taïwan et Japon est restée assez nuancée. Comment l’expliquez-vous ?
*Le nom de l’instance qui remplit la fonction d’ambassade de Taïwan au Japon est passée récemment de « Association of East Asian Relations (AEAR) » à « Association of Taiwan–Japan Relations ». Le nouveau nom réunit les noms de Taïwan et du Japon, une évolution significative que la Chine a interprétée comme un écart du Japon de sa « politique d’une seule Chine », qui implique qu’il ne saurait y avoir « deux Chines » ou « Une Chine, un Taïwan ».
Je pense que le Japon n’a jamais fait de secret à propos de ce rapprochement avec Taïwan. Les Chinois n’ont pas été pris par surprise. Si l’on prend par exemple le changement de nom du Bureau de Représentation de Taïwan au Japon*, la Chine a bien compris qu’il ne s’agit que d’un petit pas rendant compte du rapprochement actuel. En revanche, le timing de la décision est, lui, significatif. Il s’agit bien là d’un avertissement destiné à la Chine. Si je devais définir le rapprochement entre Taïwan et le Japon, je parlerai de yang mou (陽謀), ce qui signifie en français « fausse conspiration ». Les Taïwanais et les Japonais ne se cachent pas et souhaitent au contraire que la Chine sache. Pékin n’a donc aucune raison de réagir trop fort ou trop tôt au rapprochement à l’œuvre. Une colère des Chinois pour si peu ne serait pas crédible. D’ailleurs ils épuiseraient ainsi toutes leurs options diplomatiques en un coup. Pour le moment, les Chinois sont bien obligés de tolérer ce qui se déroule. Le travail des Taïwanais et des Japonais maintenant, c’est de tester les limites de cette tolérance, et tout porte à croire que nous n’y sommes pas encore.
Est-ce que les Taïwanais comprennent bien les buts poursuivis par les Japonais à travers ce rapprochement ?
Je dirai que le Japon se montre proactif et se sert de l’atout taïwanais de façon très intelligente. Je ne peux pas en dire autant de Taïwan, et je m’en inquiète. J’ai l’impression que les stratèges taïwanais ne comprennent ni ce qui motive vraiment les Japonais, ni leurs véritables ambitions stratégiques. Ce qui est injuste et dangereux pour les Taïwanais. La plupart des gens ici sont très optimistes à l’idée de forger une amitié et un partenariat durable avec le Japon, mais cette perspective brouille leur lucidité. Il faut que les Taïwanais aient le courage de se poser deux questions. D’abord, est-ce que nous comprenons bien les buts poursuivis par le Japon ? Ensuite, comment Taïwan peut-il tirer avantage de son partenariat avec ce dernier ? Nous devons garder la tête froide, sinon nous courrons le risque d’être déçus.
Propos recueillis par Hugo Tierny
Cet article est une adaptation de la version originellement publiée par le magazine en ligne Taiwan Sentinel et a été traduit de l’anglais par son auteur, Hugo Tierny.

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A propos de l'auteur
Hugo Tierny est doctorant en cotutelle à l’Institut Catholique de Paris (ICP) et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Il a vécu quatre années à Taipei (Taïwan) et s’intéresse aux questions d’influence politique chinoise et aux relations entre Taïwan et la Chine.