On ne peut pas se permettre de faire perdre la face à la Chine. Si tel était le cas, notre rapprochement avec le Japon se retournerait contre nous car Pékin nous infligerait une punition mémorable à la place de Tokyo. En guise d’avertissement, les Chinois nous sanctionneraient au niveau commercial. Si Taïwan s’obstine, ils pourront aussi restreindre l’émission de documents de voyage. Environ deux millions de Taïwanais se rendent régulièrement en Chine. S’ils limitent soudainement ce nombre à 500 000, ceux restés à la porte d’embarquement se fâcheront et c’est le gouvernement taïwanais qui sera tenu responsable. Donc, à la place de prendre un tel risque, nous pouvons prendre davantage de mesures plus ambiguës, pensées pour rendre la Chine plus prudente avec nous, et non pas plus agressive.
A part quelques protestations d’ordre symbolique, la réaction de la Chine au rapprochement entre Taïwan et Japon est restée assez nuancée. Comment l’expliquez-vous ?
*Le nom de l’instance qui remplit la fonction d’ambassade de Taïwan au Japon est passée récemment de « Association of East Asian Relations (AEAR) » à « Association of Taiwan–Japan Relations ». Le nouveau nom réunit les noms de Taïwan et du Japon, une évolution significative que la Chine a interprétée comme un écart du Japon de sa « politique d’une seule Chine », qui implique qu’il ne saurait y avoir « deux Chines » ou « Une Chine, un Taïwan ».
Je pense que le Japon n’a jamais fait de secret à propos de ce rapprochement avec Taïwan. Les Chinois n’ont pas été pris par surprise. Si l’on prend par exemple le changement de nom du Bureau de Représentation de Taïwan au Japon*, la Chine a bien compris qu’il ne s’agit que d’un petit pas rendant compte du rapprochement actuel. En revanche, le timing de la décision est, lui, significatif. Il s’agit bien là d’un avertissement destiné à la Chine. Si je devais définir le rapprochement entre Taïwan et le Japon, je parlerai de
yang mou (陽謀), ce qui signifie en français « fausse conspiration ». Les Taïwanais et les Japonais ne se cachent pas et souhaitent au contraire que la Chine sache. Pékin n’a donc aucune raison de réagir trop fort ou trop tôt au rapprochement à l’œuvre. Une colère des Chinois pour si peu ne serait pas crédible. D’ailleurs ils épuiseraient ainsi toutes leurs options diplomatiques en un coup. Pour le moment, les Chinois sont bien obligés de tolérer ce qui se déroule. Le travail des Taïwanais et des Japonais maintenant, c’est de tester les limites de cette tolérance, et tout porte à croire que nous n’y sommes pas encore.
Est-ce que les Taïwanais comprennent bien les buts poursuivis par les Japonais à travers ce rapprochement ?
Je dirai que le Japon se montre proactif et se sert de l’atout taïwanais de façon très intelligente. Je ne peux pas en dire autant de Taïwan, et je m’en inquiète. J’ai l’impression que les stratèges taïwanais ne comprennent ni ce qui motive vraiment les Japonais, ni leurs véritables ambitions stratégiques. Ce qui est injuste et dangereux pour les Taïwanais. La plupart des gens ici sont très optimistes à l’idée de forger une amitié et un partenariat durable avec le Japon, mais cette perspective brouille leur lucidité. Il faut que les Taïwanais aient le courage de se poser deux questions. D’abord, est-ce que nous comprenons bien les buts poursuivis par le Japon ? Ensuite, comment Taïwan peut-il tirer avantage de son partenariat avec ce dernier ? Nous devons garder la tête froide, sinon nous courrons le risque d’être déçus.
Propos recueillis par Hugo Tierny