Taïwanais "de souche" ou "Continentaux", tous Taïwanais
C’est sur ces tensions que la Chine populaire a décidé de jouer afin de jeter le discrédit sur la gouvernance démocratique à Taïwan. Pékin s’applique ainsi à dénoncer un échec des autorités de Taipei à se poser en arbitre impartial pour les obliger à prendre des dispositions plus fermes dans le maintien de l’ordre et de la paix sociale. La priorité est donc aujourd’hui de renforcer l’unité de l’île afin de se protéger de telles pressions. Aussi des politiques de réconciliation nationale ont-elles été mises en œuvres. Objectif : poser un regard juste sur le passé de la République de Chine (RDC) et calmer les ressentiments.
Les différences entre les actuels Taïwanais descendants de Continentaux et ceux dits « de souche » ont été considérablement affaiblies par des décennies de vie commune. En réalité, l’écrasante majorité de la population de Taïwan se considère aujourd’hui liée par sa nationalité et le souhait généralisé de sauvegarder l’indépendance politique de l’île. Cette phrase est presque un lieu commun pour tout observateur basé à Taïwan mais sa portée est nettement moins évidente lorsqu’il s’agit de parler des « Continentaux » à qui l’on prête une volonté de s’unifier avec la Chine, bien supérieure à la réalité.
Pour mieux comprendre, revenons sur l’histoire de la relation entre les Continentaux et l’île de Taïwan, passée du statut de terre d’exil temporaire à celui de terre d’accueil. Cette histoire est celle d’un attachement progressif et d’une assimilation en marche rapide. Dans le cas de ces arrivants, on a souvent parlé de « taïwanisation », parfois de « créolisation ». Prendre conscience de ce processus d’assimilation permet de concevoir l’existence d’une histoire nationale, commune à toute la nation.
L’arrivée à Taïwan et la chimère d’y recréer une Chine de toutes pièces
Cette vision s’appuya pendant un temps sur les errements politiques de la République Populaire de Chine (RPC) mais se révéla un échec sur le long terme. Cette Chine véritable que les exilés du KMT pensaient avoir recréée à Taïwan s’est très tôt vidée de sa substance. Les nationalistes se sont longtemps persuadés que leur destin serait de revenir en Chine à la faveur d’une contre-offensive contre le régime communiste. Mais l’histoire devait leur donner tort et altérer leur propre rapport au continent.
L’altération des références culturelles continentales
Les différences entre les Continentaux et les Taïwanais de souche furent très visibles durant l’après-guerre à Taïwan. Elles furent même très aigües tout au long des années suivant la rétrocession de l’île du Japon à la RDC. En cause : l’arrivée extrêmement brutale des troupes nationalistes qui considéraient l’île comme un pays conquis et les Taïwanais comme des traîtres à la cause chinoise durant la Seconde Guerre mondiale. Jusque dans les années 1970, ces derniers se sont heurtés à un plafond de verre dès qu’il s’agissait d’accéder à des positions de haute responsabilité dans la bureaucratie ou dans les grandes industries détenues par l’État. Une discrimination qui amplifia d’autant les ressentiments interethniques et favorisa la montée du sentiment national taïwanais.
Pourtant, les frontières entre les deux groupes sociaux se sont rapidement érodées à la faveur de la prise de conscience du caractère définitif de cet exil. La montée logique des interactions sociales avec les natifs a donné lieu, par exemple, à de nombreux mariages intercommunautaires. Au fond, alors que le régime du KMT avait fait de la perpétuation de la tradition chinoise un point d’honneur, il fut incapable d’empêcher la « taïwanisation » de son administration et de la diaspora chinoise à Taïwan dans son ensemble.
Ce processus d’acculturation correspond également à ce qu’Édouard Glissant appelait la créolisation, un concept définissant l’altération imprévisible, dynamique et positive des cultures résultant de l’interaction de deux groupes sociaux aux origines géographiques et culturelles différentes. Édouard Glissant théorisa ce concept dans un contexte postcolonial, dont de nombreux aspects s’appliquent aussi à Taïwan.
Un nouveau foyer
Soigner le traumatisme identitaire et renforcer l’unité nationale
En attendant, et comme pour compenser la rapidité de ces changements pour les Continentaux, Taïwan continue de s’appeler officiellement la République de Chine. Cela comporte un avantage certain : celui d’épargner les Continentaux en leur permettant de sauver leur lien sensible à la Chine, tout en autorisant à tous les groupes sociaux l’identification à Taïwan telle que la nation se présente aujourd’hui. Ajoutons que le cadre de la RDC n’autorise pas plus l’unification avec la Chine.
La transition identitaire à Taïwan a mis fin à la division entre deux soi-disant camps unificateur ou indépendantiste – une dualité toujours entretenue par des observateurs moins à la page et souvent commentant hors de Taïwan. La réalité, c’est que la perspective unificatrice à court terme avec la Chine dans les conditions présentes, a aussi perdu son public auprès des descendants continentaux. A Taïwan, le consensus triomphant, c’est le souverainisme.
Cette plongée dans l’histoire nous aura en tous cas appris que le devoir de mémoire à Taïwan n’est pas seulement utile pour jeter la lumière sur les derniers secrets entourant la période de la Terreur Blanche. Renseigner les Taïwanais sur l’exil des Continentaux permet aussi d’apaiser les ressentiments à l’égard de cette population à l’identité traumatisée. Cela aide à comprendre leur attachement progressif à la terre, et leur souhait grandissant de participer à la construction nationale. Le temps est du côté de l’assimilation : bientôt, on ne parlera plus de Continentaux mais de Taïwanais comme les autres.
Soutenez-nous !
Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.
Faire un don