Histoire
Tribune

Taïwanais "de souche" ou "Continentaux", tous Taïwanais

Un militant pro-unification avec la Chine s'oppose à deux activistes pro-indépendance lors des commémorations du 70ème anniversaire de la répression du 27 février 1947, devant le mémorial Chiang Kai-shek à Taipei, le 28 février 2017. (Crédits : AFP PHOTO / Sam YEH)
Un militant pro-unification avec la Chine s'oppose à deux activistes pro-indépendance lors des commémorations du 70ème anniversaire de la répression du 27 février 1947, devant le mémorial Chiang Kai-shek à Taipei, le 28 février 2017. (Crédits : AFP PHOTO / Sam YEH)
*Chiffres de 1992, les dernières statistiques ethniques disponibles. Prendre désormais en compte le décès progressif des arrivants de première génération, le nombre de couples intercommunautaires et la diffusion du sentiment national chez les Taïwanais d’origine continentale.
C’est l’un des débats majeurs sur l’identité taïwanaise. Survivants ou descendants de la seconde vague d’immigration chinoise à Taïwan, ils sont encore souvent désignés par les Taïwanais « de souche » comme les « Continentaux » (waishengren en mandarin, Goa-send-land en taïwanais). Ils formeraient aujourd’hui 15% de la population.* Comment expliquer à la fois les causes et les conséquences de leur assimilation actuelle ?
La cicatrice n’a pas disparu. Depuis quelques temps, le gouvernement de Taïwan est en prise avec des groupes pro-Pékin dont les actions cherchent à endommager l’unité nationale en propageant un esprit de division politique et communautaire sur l’Île. Dernier exemple en date : des groupes violents s’en sont pris à des manifestants lors des commémorations de « l’Incident du 28 février 1947 » (voir notre article), un événement très polarisant de l’histoire taïwanaise. Ce type d’action a pour effet de raviver des blessures datant de la dictature du Kuomintang (KMT) durant laquelle une ségrégation tacite était opérée dans la hiérarchie sociale entre Taïwanais « de souche » et Continentaux arrivés après 1945. Il existe toujours une colère enfouie chez une minorité de Taïwanais à l’égard des Continentaux, perçus hier comme des colonisateurs, aujourd’hui comme des indésirables à la solde de Pékin.

C’est sur ces tensions que la Chine populaire a décidé de jouer afin de jeter le discrédit sur la gouvernance démocratique à Taïwan. Pékin s’applique ainsi à dénoncer un échec des autorités de Taipei à se poser en arbitre impartial pour les obliger à prendre des dispositions plus fermes dans le maintien de l’ordre et de la paix sociale. La priorité est donc aujourd’hui de renforcer l’unité de l’île afin de se protéger de telles pressions. Aussi des politiques de réconciliation nationale ont-elles été mises en œuvres. Objectif : poser un regard juste sur le passé de la République de Chine (RDC) et calmer les ressentiments.

Les différences entre les actuels Taïwanais descendants de Continentaux et ceux dits « de souche » ont été considérablement affaiblies par des décennies de vie commune. En réalité, l’écrasante majorité de la population de Taïwan se considère aujourd’hui liée par sa nationalité et le souhait généralisé de sauvegarder l’indépendance politique de l’île. Cette phrase est presque un lieu commun pour tout observateur basé à Taïwan mais sa portée est nettement moins évidente lorsqu’il s’agit de parler des « Continentaux » à qui l’on prête une volonté de s’unifier avec la Chine, bien supérieure à la réalité.

Pour mieux comprendre, revenons sur l’histoire de la relation entre les Continentaux et l’île de Taïwan, passée du statut de terre d’exil temporaire à celui de terre d’accueil. Cette histoire est celle d’un attachement progressif et d’une assimilation en marche rapide. Dans le cas de ces arrivants, on a souvent parlé de « taïwanisation », parfois de « créolisation ». Prendre conscience de ce processus d’assimilation permet de concevoir l’existence d’une histoire nationale, commune à toute la nation.

L’arrivée à Taïwan et la chimère d’y recréer une Chine de toutes pièces

*Lire Lee Teng-hui, « Establishing a Taiwan centered identity », in Lee Shyu-tu, Jack.F Williams, Taiwan’s struggle – Voices of the Taiwanese, Rowman and Littlefield, Plymouth UK, page 92.
Vers la fin de 1949, les nationalistes chinois furent défaits militairement par les communistes de Mao Zedong. Leur chef, Chiang Kai-shek, dut se résoudre à déménager à Taïwan l’administration de la République de Chine, ainsi que son armée et un grand nombre de réfugiés. Le parti nationaliste (KMT) s’établit donc à Taipei avec l’objectif premier de faire de l’île un tremplin pour libérer le continent des « bandits communistes ». Entre-temps, la priorité de la République de Chine en exil était de recréer et de perpétuer à Taïwan la Chine millénaire, dont la disparition était crainte à la suite de la débâcle sur le continent. C’est que les cadres du parti voyaient la RDC comme le seul pouvoir légitime sur la Chine et craignaient de voir les communistes détruire cet héritage ancestral*. Il fallait donc que Taïwan soit, selon l’expression de Stéphane Corcuff, un « conservatoire de la culture chinoise », en interdisant toute influence culturelle néfaste. Il fallait aussi que la RDC prouve sa légitimité au monde entier en se montrant comme la seule et unique Chine valable à l’inverse de celle « volée » par les communistes.

Cette vision s’appuya pendant un temps sur les errements politiques de la République Populaire de Chine (RPC) mais se révéla un échec sur le long terme. Cette Chine véritable que les exilés du KMT pensaient avoir recréée à Taïwan s’est très tôt vidée de sa substance. Les nationalistes se sont longtemps persuadés que leur destin serait de revenir en Chine à la faveur d’une contre-offensive contre le régime communiste. Mais l’histoire devait leur donner tort et altérer leur propre rapport au continent.

*Taïwanais de souche, Lee Teng-hui parle japonais. Il revendique actuellement l’indépendance de jure de Taïwan vis-à-vis de la RPC en déclarant l’existence de la République de Taïwan, bien que ce n’était pas le cas en 1996. Il est largement vu comme un traître par le KMT, plus favorable au scénario unificateur.
L’acquisition par l’Armée Populaire de Libération (APL) de l’arme nucléaire en 1964 a ouvert une sérieuse brèche dans la certitude des Continentaux sur le caractère temporaire de leur exil. Cet événement fut suivi par l’expulsion de la RDC par la RPC à l’ONU en 1971 puis, quinze années plus tard, la démocratisation obligea le KMT à partager le pouvoir avec les Taïwanais de souche. Enfin, l’élection en 1996 de Lee Teng-hui à la présidence de la République* et la montée du sentiment national taïwanais écartèrent d’autant plus la perspective d’une unification avec le continent alors même qu’un rapprochement structurel entre KMT et PCC se cimentait.

L’altération des références culturelles continentales

L’arrivée en 1945 d’une minorité chinoise à Taïwan, après cinquante ans de colonisation japonaise, a révélé l’existence de deux sociétés devenues largement étrangères. Pourtant, l’immigration chinoise dans l’île est ancienne et les Hans forment depuis longtemps la majorité de la population. Mais cet exil a toujours eu une forme définitive et les immigrants prenaient racine à Taïwan. Les Chinois nationalistes ne feront pas exception.

Les différences entre les Continentaux et les Taïwanais de souche furent très visibles durant l’après-guerre à Taïwan. Elles furent même très aigües tout au long des années suivant la rétrocession de l’île du Japon à la RDC. En cause : l’arrivée extrêmement brutale des troupes nationalistes qui considéraient l’île comme un pays conquis et les Taïwanais comme des traîtres à la cause chinoise durant la Seconde Guerre mondiale. Jusque dans les années 1970, ces derniers se sont heurtés à un plafond de verre dès qu’il s’agissait d’accéder à des positions de haute responsabilité dans la bureaucratie ou dans les grandes industries détenues par l’État. Une discrimination qui amplifia d’autant les ressentiments interethniques et favorisa la montée du sentiment national taïwanais.

Pourtant, les frontières entre les deux groupes sociaux se sont rapidement érodées à la faveur de la prise de conscience du caractère définitif de cet exil. La montée logique des interactions sociales avec les natifs a donné lieu, par exemple, à de nombreux mariages intercommunautaires. Au fond, alors que le régime du KMT avait fait de la perpétuation de la tradition chinoise un point d’honneur, il fut incapable d’empêcher la « taïwanisation » de son administration et de la diaspora chinoise à Taïwan dans son ensemble.

*Cf. Extrait traduit par l’auteur. Lire la version originale en anglais dans Stéphane Corcuff, Liminality and Taiwan tropism in a postcolonial context – schemes of national identification among Taiwan’s mainlanders on the eve of Kuomintang’s return to power, 2011, p. 20.
Selon Stéphane Corcuff, la taïwanisation des Continentaux peut être définie comme le processus « par lequel les Continentaux se sont acculturés, consciemment ou inconsciemment, en adoptant les usages et les expressions linguistiques (…) qui étaient originellement ceux des Taïwanais de souche. Il s’agit d’un processus par lequel les Continentaux, consciemment ou inconsciemment, ont commencé à concevoir Taïwan comme un objet d’identification, un objet de nature pré-nationale, quasi-nationale ou nationale. »*

Ce processus d’acculturation correspond également à ce qu’Édouard Glissant appelait la créolisation, un concept définissant l’altération imprévisible, dynamique et positive des cultures résultant de l’interaction de deux groupes sociaux aux origines géographiques et culturelles différentes. Édouard Glissant théorisa ce concept dans un contexte postcolonial, dont de nombreux aspects s’appliquent aussi à Taïwan.

Un nouveau foyer

*Lire Sandrine Marchand, « Le sentiment nostalgique dans la littérature des écrivains continentaux à Taïwan », in Taiwan – Île de mémoires, Samia Ferhat et Sandrine Marchand (dir.), éditions Tigre de Papier, Paris, 2011. **Lee Shyu-tu, Jack.F Williams, op. cit., p. 4. ***Stéphane Corcuff, op. cit., p. 22.
L’attachement progressif des Continentaux à leur nouvelle terre a été nourri par le développement d’un sentiment d’éloignement à l’égard de la Chine. Lorsque les voyages particuliers à destination du Continent furent à nouveau autorisés à la fin des années 1980, de nombreux Continentaux eurent enfin l’occasion de revoir les membres de leurs familles restés en Chine à l’issue de la guerre civile. Mais leurs souvenirs magnifiés de la mère-patrie, nourris d’une grande nostalgie*, entraient souvent en confrontation avec la réalité d’un pays appauvri économiquement qui ne ressemblait en rien ni à Taïwan ni à la mémoire entretenue par les intéressés. En fait, les Continentaux se rendirent compte que la Chine telle qu’ils s’en souvenaient avait disparu, et que Taïwan et le Continent avaient évolué de façons totalement différentes**. Acculés, ils durent remettre en question leur rapport à Taïwan. Désormais, qu’est-ce que cette île signifiait pour eux ? Après tout, n’était-ce pas leur nouveau foyer ? Étaient-ils seulement encore chinois ?***
*Stéphane Corcuff, op. cit., p. 10.
Sans aucun doute et depuis lors, Taiwan était passé du statut de terre d’exil à celui de résidence permanente. Leur citoyenneté les avait toujours liés à la République de Chine, mais il était de plus en plus aisé de détacher cette dernière du continent pour la lier à Taiwan. L’Île dégageait une sensation de familiarité alors que la Chine, assimilée à la République Populaire de Chine (RPC), provoquait un sentiment d’aliénation. Il ne s’agissait pas encore de dire que la RDC avait perdu son caractère chinois mais certainement qu’il s’agissait d’une autre Chine et d’un Etat souverain dont les caractéristiques étaient propres à Taiwan. Ce changement de perception devait également affecter la façon par laquelle les Continentaux considéraient leur identité chinoise. Pour Stéphane Corcuff, les Continentaux firent désormais la différence entre la Chine politique, incarnée par la RPC et de laquelle ils se sentaient aliénés, et une Chine culturelle, dont l’identité était plus résiliente et rémanente de génération en génération, ce qui autorisait la subsistance d’un sentiment d’appartenance . Et puis le caractère très sinisé de Taiwan aidait lui aussi. Ainsi se sont réunies les conditions pour permettre aux Continentaux de vivre à Taiwan tout en sauvegardant leur identité chinoise.
*Jean-Pierre Cabestan, Tanguy Le Pesant, L’esprit de défense de Taiwan face à la Chine. La jeunesse taïwanaise face à la tentation de la Chine, L’Harmattan, Paris, 2009, page 110. Ce sentiment de rejet existe même si la plupart des personnes d’origine continentale ne partagent souhaitent pas proclamer une République de Taïwan, casus belli avec la RPC.
Avec la taïwanisation de la vie politique, de Lee Teng-hui, président de 1988 à 2000, à Tsai Ing-wen, des doutes sur la faisabilité et le caractère désirable d’une unification entre la RPC et la RDC ont commencé à émerger parmi les Continentaux et leurs descendants. Actuellement, la plupart des jeunes Taïwanais issus de familles originaires du Continent soutiennent sans réserve les institutions démocratiques de l’île et rejettent en bloc le modèle politique autoritaire promu par Pékin*. De même, ils n’entretiennent qu’un lien distant avec la Chine et cet héritage se dissipe au fur et à mesure des générations. Les familles se sont de toute façon métissées pour la plupart avec des membres aborigènes et taïwanais de souche, confondus du fait des mariages intercommunautaires.
*Shelley Rigger, Why Taiwan matters. Small island, global powerhouse (updated edition), Rowman and Littlefield Publishers, Lanham, Maryland, 2014, p. 37.
Parmi les personnalités politiques, seules quelques voix isolées au sein du KMT ou du Premier Parti du Peuple (PFP) soutiennent que Taïwan et la Chine devraient s’unifier. La génération politique actuelle a d’ailleurs compris l’extrême impopularité du rapprochement politique avec Pékin, ou du moins, elle en tire les conséquences. Par exemple, l’ancien président Ma Ying-jeou (2008-2016) avait pris le parti de défendre la souveraineté de Taïwan pour faciliter son élection, avant d’être sanctionné par l’opinion publique pour avoir pris le chemin inverse une fois au pouvoir. Ce discours était pour le moins nouveau pour un membre du KMT, Lee Teng-hui mis à part*.

Soigner le traumatisme identitaire et renforcer l’unité nationale

L’État taïwanais tente actuellement de favoriser la cohabitation et la réconciliation entre descendants de Continentaux et Taïwanais de souche. Cette entente est toujours fragile à cause des douloureux souvenirs datant de la dictature du KMT durant laquelle toute remise en question de l’identité chinoise de Taïwan était punie très sévèrement. Depuis la démocratisation dans les années 1990, les Taïwanais sont devenus libres de discuter de leur identité sans risque de répression. Par ailleurs, les jeunes ont saisi le sujet à bras le corps et s’embarrasse moins d’autocensure que la génération de leurs parents. Tout cela a produit un renforcement structurel de la conscience nationale taïwanaise à laquelle les descendants des Continentaux n’échappent pas. Résultat, une communauté nationale consistante s’est formée, pour laquelle les valeurs de démocratie et de tolérance envers le multiculturalisme sont devenues des catalyseurs puissants et positifs.

En attendant, et comme pour compenser la rapidité de ces changements pour les Continentaux, Taïwan continue de s’appeler officiellement la République de Chine. Cela comporte un avantage certain : celui d’épargner les Continentaux en leur permettant de sauver leur lien sensible à la Chine, tout en autorisant à tous les groupes sociaux l’identification à Taïwan telle que la nation se présente aujourd’hui. Ajoutons que le cadre de la RDC n’autorise pas plus l’unification avec la Chine.

La transition identitaire à Taïwan a mis fin à la division entre deux soi-disant camps unificateur ou indépendantiste – une dualité toujours entretenue par des observateurs moins à la page et souvent commentant hors de Taïwan. La réalité, c’est que la perspective unificatrice à court terme avec la Chine dans les conditions présentes, a aussi perdu son public auprès des descendants continentaux. A Taïwan, le consensus triomphant, c’est le souverainisme.

Cette plongée dans l’histoire nous aura en tous cas appris que le devoir de mémoire à Taïwan n’est pas seulement utile pour jeter la lumière sur les derniers secrets entourant la période de la Terreur Blanche. Renseigner les Taïwanais sur l’exil des Continentaux permet aussi d’apaiser les ressentiments à l’égard de cette population à l’identité traumatisée. Cela aide à comprendre leur attachement progressif à la terre, et leur souhait grandissant de participer à la construction nationale. Le temps est du côté de l’assimilation : bientôt, on ne parlera plus de Continentaux mais de Taïwanais comme les autres.

Par Hugo Tierny
Cet article est une adaptation de la de la version originellement publiée dans le magazine en ligne Taiwan Sentinel. Il a été traduit de l’anglais par son auteur, qui remercie chaleureusement Didier Lesaffre pour sa relecture sérieuse et méthodique.

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A propos de l'auteur
Hugo Tierny est doctorant en cotutelle à l’Institut Catholique de Paris (ICP) et l’Ecole Pratique des Hautes Etudes (EPHE). Il a vécu quatre années à Taipei (Taïwan) et s’intéresse aux questions d’influence politique chinoise et aux relations entre Taïwan et la Chine.