Culture
Kan - Voir

Chine : Les encres imaginaires de Wu Junyong

Serpent à sonnette. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
Serpent à sonnette. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
En Chine, la mode est au tatouage. Dans les villes et les campagnes, les corps se couvrent d’encre et de plus en plus de jeunes arborent toutes sortes de motifs, de la simple fleur à la « manchette » japonaise qui n’épargne pas un centimètre d’épiderme. Fini le temps où seuls les mauvais garçons osaient se tatouer un caractère « 忍 » (subir, supporter) en signe d’appartenance à un clan ou une triade cantonnaise. En moins de dix ans, le tatouage s’est incroyablement démocratisé et les salons de tatouage ont pignon sur rue. Inspiré par cette effervescence graphique, l’artiste Wu Junyong, plutôt connu jusqu’à présent pour ses animations, s’offre un nouveau médium pour créer : la peau des gens.
Pour visionner toutes les images en diaporama plein écran, cliquez sur l’une d’elles.

Du dessin à l’aiguille

Avant de manier l’aiguille et les encres stériles, Wu Junyong s’exprimait déjà au travers de nombreux media. Dessinateur, peintre, graveur et concepteur d’animation, ses petites silhouettes hantent depuis le début des années 2000 les grandes galeries et les centres d’art chinois. L’univers de Wu Junyong regorge de drôles de créatures : dragons, grues, bonshommes coiffés de bonnets d’âne, monstres sans tête. Dans ses dessins, sa peinture à l’huile ou ses vidéos, l’artiste convoque à la fois les figures des mythologies chinoises ou grecques et le petit peuple du quotidien.
Le tatoueur chinois Wu Junyong. (Copyright : Wu Junyong)
Le tatoueur chinois Wu Junyong. (Copyright : Wu Junyong)
Originaire de Putian, un petit village de la province du Fujian, une région de Chine où les vieilles croyances et le culte des ancêtres sont encore très vivaces, Wu s’est aiguisé l’oeil dans cette culture foisonnante. Idéalement situé dans une plaine au pied de quatre montagnes, la terre de Putian est riche : de fait, il ne s’agit pas d’un de ces villages désertés par la jeunesse partie chercher du travail en ville. Bien au contraire, les locaux, notamment les producteurs de bois y gagnent plutôt bien leur vie, et, fiers de leur argent, font bâtir toutes sortes d’édifices douteux qui abîment la vision bucolique de cette jolie région. « Mon village est plein de fous ! dit Wu Junyong en riant. Tous ces ruraux enrichis font plein de choses grotesques avec leur argent. » Cette douce folie moderne, mélangée à la vie de village, les rituels, l’art populaire et l’imagerie socialiste avec ses slogans de propagande déclinés sur fond rouge, voilà ce qui a formé l’univers singulier de Wu Junyong depuis sa plus tendre enfance.

Un oeil satirique

L’oeuvre de Wu grouille de personnages, comme dans une épopée ou une toile de Bruegel dont il reconnaît l’influence. Finement représentés à l’encre ou à l’aquarelle, ou encore découpés comme des marionnettes d’ombre, ils prennent forme et s’animent en vidéo dans de petites scénettes dont les mouvements saccadés font penser aux débuts du cinéma. On y trouve des clowns, des paysans, des animaux qui s’affairent à des rituels étranges, des dragons en chute libre dans des cieux incertains. Sous un style faussement naïf, Wu Junyong met en scène les vices et les folies de l’humanité, en particulier le pouvoir politique dont il aime exposer les dérives. C’est dans ses animations que la satyre politique jaillit le plus nettement. L’aspect répétitif des mouvements exécutés par les personnages, pauvres marionnettes nues et coiffées de bonnets d’âne, nous montre l’absurdité de l’action face à une sorte de « fatum » et les effets absurdes que le pouvoir exerce sur l’homme.
L'artiste chinois Wu Junyong en plein travail. (Crédits : Wu Junyong)
L'artiste chinois Wu Junyong en plein travail. (Crédits : Wu Junyong)

Le tatouage comme nouveau médium

Wu Junyong est venu au tatouage d’une manière aussi fortuite que naturelle. Devant la recrudescence des tatouages en Chine, ce « communicant » de nature a trouvé là une nouvelle manière de s’exprimer. « En Chine, tout le monde est tatoué maintenant. C’est comme les teintures de cheveux il y a quelques années. Mais il y a peu de créativité au niveau des tatouages en eux-mêmes. Les gens veulent affirmer leur individualité mais finalement ils restent très conformistes. »
Basé à Hangzhou où il a étudié auprès de Zhang Peili à l’Académie des Beaux Arts (un des patriarches de l’art vidéo en Chine), et où il enseigne aujourd’hui, Wu Junyong a beaucoup d’amis et une vie sociale amusante. C’est dans la galerie Laobaixing, ouverte par son ami peintre Zhou Yilun, un espace servant à la fois de bar, de salon de tatouage et d’espace d’exposition, que Wu a commencé à manier l’aiguille. « Au début, je comptais leur demander de m’apprendre sérieusement le tatouage parce que cela faisait longtemps que je m’interrogeais dessus. Pour moi, le tatouage fait partie d’une réflexion globale sur la communication. Dans mon travail artistique, je m’essaye à tous les media, d’Internet aux stickers et au graffiti. Chaque support est pour moi un nouveau sujet de recherche et un défi technique. Au final, il m’ont mis le pistolet dans les mains et j’ai commencé directement à tatouer la peau des gens ! »
En un an, Wu Junyong a tatoué des centaines de personnes. Son style singulier fait de nombreux adeptes. En effet, c’est tout son imaginaire touffu qui ressort dans ses créations tatoo. Des créatures fantastiques, à la fois belles et effrayantes, des gorgones, des poissons, des paysages. Ce bestiaire hors du commun évoque volontiers le Shan Hai Jing (« Livre des Monts et des Mers »), un recueil de légendes de l’antiquité chinoise qui aurait été composé à l’époque des Royaumes combattants. Véritable encyclopédie de l’imaginaire chinois, le Shan Hai Jing mentionne des contrées éloignées et peuplées d’êtres fantastiques. « En Chine, c’est une expression courante : pour parler de quelque chose d’un peu étrange ou baroque, on dit que cela sort du Livre des Monts et des Rivières. Mais ce que je fais en tatouage est encore différent. Disons que j’ai ma propre mythologie. Les dessins que je réalise sur la peau des gens sont fait en fonction de l’échange que j’ai avec eux. C’est seulement après une conversation, un verre ou deux ensemble que je sais quoi leur tatouer. »

Une histoire pour chaque tatouage

Wu junsong effectue un travail unique avec chacune des personnes qui viennent lui demander un tatouage. Chaque pièce est le fruit d’une sorte de maïeutique où les gens livrent des parties d’eux-mêmes et rencontrent l’imaginaire débordant de Wu qui associe avec talent un mot, une idée et les personnages mythiques qui peuplent le coeur de chaque homme jusque dans son inconscient. Voici un aperçu commenté par l’artiste de plusieurs de ses pièces.
La carpe bondissante. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
La carpe bondissante. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
Wu Junyong : « Le garçon pour qui j’ai fait ce tatouage s’appelle Zhang Bo. « Bo (波) », c’est « la vague », « Zhang (张) » c’est « ouvrir », donc j’ai imaginé par extension une carpe qui sautait là comme ça sur son bras et qui tient dans sa bouche un miroir. »
Les météorites. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
Les météorites. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
« Ici, ce sont des météorites qui tombent du ciel. Le garçon s’appelait Lei (磊), un caractère qui est constitué de trois pierres. J’ai donc dessiné trois météorites sur sa jambe, dont une pour cacher une cicatrice. »
Zhuangzi rêve de Kafka. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
Zhuangzi rêve de Kafka. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
« Ce tatouage est une référence au « Rêve du papillon » de Zhuangzi. Ici, Zhuangzi s’est métamorphosé en insecte comme dans la métamorphose de Kafka. »
Le dieu du tonnerre. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
Le Dieu du Tonnerre. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
« Ce tatouage s’appelle « Dieu du Tonnerre ». La personne qui est venue me voir ressemblait vraiment à une divinité bouddhiste ou taoïste : elle avait une figurine de Thor (Dieu du tonnerre et film de Hollywood) accrochée à sa clef de voiture, et puis elle m’a dit que le petit nom de sa fille était « Electre », alors j’ai inventé pour lui cette sorte de Dieu. »
Atlas. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
Atlas. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
« Ici, c’est Atlas. La personne qui se faisait tatouer voulait à tout prix une image de l’univers, alors j’ai pensé à Atlas qui dans la mythologie grecque porte la terre, tout en utilisant un tracé de style asiatique. »
Méduse. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
Méduse. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
« Il y avait un portrait de Méduse au mur quand cette personne est venue me voir. Elle ne savait pas ce qu’elle voulait, alors je lui ai fait ça. »
Serpent à sonnette. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
Serpent à sonnette. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
« J’ai fait ce tatouage pour une fille native du serpent, et puis j’ai rajouté un klaxon à la queue du serpent pour faire un vrai serpent à sonnette ! »
L'oiseau Peng et le poisson. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
L'oiseau Peng et le poisson. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
« Dans le « Traité sur la liberté absolue » (逍遥游), Zhuangzi décrit un énorme poisson et un énorme oiseau. Je les ai réunis en un seul animal dans ce tatouage. »
Le clown câblé. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
Le clown câblé. Tatouage de Wu Junyong. (Crédit : Wu Junyong)
« Ce garçon adorait les clowns, c’est aussi un de mes thèmes préférés. Arrivé à la moitié du tatouage, j’ai décidé d’inverser le sens de ses jambes dans le prolongement du corps. Cela rajoute à la farce. L’antenne parabolique signifie que ce « clown câblé » est à l’écoute du monde. »

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.