Histoire
Analyse

Inde : les émeutes du Gujarat, quinze ans d’une affaire d’État

Lors d'un hommage à Ahmedabad le 28 février 2011 aux victimes de la Gulbarg Society tuées dans les programs anti-musulmans qui ont suivi l'incendie du train de Godhra, neuf ans plus tôt en 2002. (Crédits : AFP PHOTO / Sam PANTHAKY)
Lors d'un hommage à Ahmedabad le 28 février 2011 aux victimes de la Gulbarg Society tuées dans les programs anti-musulmans qui ont suivi l'incendie du train de Godhra, neuf ans plus tôt en 2002. (Crédits : AFP PHOTO / Sam PANTHAKY)
C’est un massacre d’État qui ne dit pas son nom. Au printemps 2002, plus de 2000 personnes auraient trouvé la mort dans des pogroms anti-musulmans orchestrés par des extrémistes hindous dans une grande partie du Gujarat. Des émeutes meurtrières suite à ce qui fut appelé « l’incident de Godhra » : le 27 février la même année, des heurts entre hindous et musulmans à Godhra, petite bourgade située à une centaine de kilomètres d’Ahmedabad, avaient entrainé la mort de 59 personnes. En cause, l’incendie d’un train dont les coupables ont longtemps été pointés parmi les musulmans par une justice locale complaisante. Complaisante car la haine sanglante qui a suivi le drame a été allumée par Narendra Modi, alors ministre en chef du Gujarat. Ces violences marquent un tournant dans la carrière de celui qui deviendra Premier ministre de l’Inde en 2014. Quinze ans après les faits, retour sur les zones d’ombre de cet épisode à la fois dramatique et fondateur.

Contexte

Le Gujarat est un État de la côte ouest de l’Inde, bordant le Pakistan et ouvert sur la mer d’Oman grâce à plus de 1 600 km de littoral. Cette position géographique stratégique a fait de la région une plaque tournante du commerce entre l’Inde et le reste du monde, et ce depuis plusieurs millénaires. Les Gujaratis aiment en effet à rappeler les aventures marchandes de leurs aïeux pour expliquer la réussite économique de la province. Des marins gujaratis guidant Vasco de Gama sur les côtes indiennes aux premiers comptoirs coloniaux européens établis à Surat, le Gujarat s’est souvent trouvé sur le devant de la scène dès lors qu’il s’agissait de créer et faire fructifier des entreprises de négoce et autres réseaux commerciaux. C’est ainsi que l’on retrouve nombre de Gujaratis parmi les grandes familles industrielles indiennes, à l’instar des Ambanis, Godrej ou Birla, tandis que la diaspora gujaratie est présente sur tous les continents, de Durban à Londres.

Façonnée par des siècles d’échanges mondialisés, la prospérité du Gujarat est donc le produit d’une histoire au long court et lorsque Narendra Modi en devient le ministre-en-chef à l’automne 2001, il sait qu’il ne lui reste qu’à transformer l’essai. Le Gujarat est alors un État indien riche, auquel il ne manque plus qu’une image de marque. C’est ce à quoi va s’atteler « NaMo » durant une longue décennie d’exercice du pouvoir.

Au début de l’année 2002, Narendra Modi est à l’aube de sa carrière politique, puisqu’il vient de remplacer, à l’automne 2001, Keshubhai Patel au poste de ministre-en-chef du Gujarat pour le Bharatiya Janata Party (BJP, « parti du peuple indien »). Alors homme de main et de liaison plus que figure publique de premier plan, Modi doit encore asseoir sa légitimité populaire et politique, tout en comblant son déficit d’image et de notoriété.
Le 27 février, des heurts entre hindous et musulmans à Godhra, petite bourgade située à une centaine de kilomètres d’Ahmedabad, entraînent la mort de 59 personnes. Dès l’annonce de l’incident, Narendra Modi se rend sur place et fait montre de sa solidarité avec les victimes en décidant de ramener les corps à Ahmedabad pour une cérémonie publique. Surtout, il pointe du doigt les responsables, musulmans, en parlant d’un « acte prémédité et inhumain de violence collective« . Ce faisant, il désigne à la vindicte populaire une communauté religieuse dans son ensemble, tout en appelant les Gujaratis au calme et à l’harmonie. Las. Le lendemain, 28 février 2002, les organisations extrémistes hindoues, Vishva Hindu Parishad (VHP, « conseil hindou mondial ») et Bajrang Dal (« armée d’Hanuman ») en tête, décrètent une journée de manifestation (bandh) à travers l’État.
*Selon les sources gouvernementales, 790 musulmans et 254 hindous ont péri durant les violences, 223 personnes sont portées disparues. Les ONG, à l’instar de Citizens for Justice and Peace, contestent ces chiffres et revoient à la hausse le bilan, en se fondant sur des charniers retrouvés des années après les violences, tandis que des sites pouvant abriter des fosses communes restent à explorer (voir Christophe Jaffrelot, « Les victimes des violences de 2002 au Gujarat », in Politiques et religions en Asie du Sud, Purusartha, 2012).
Ce sera là le prétexte à un déferlement de violence sans précédent sur les terres du Mahatma Gandhi, où des semaines durant, les extrémistes hindous vont orchestrer des pogroms à l’encontre des populations musulmanes. Selon les ONG locales, plus de 2 000 personnes périront au cours de ces affrontements* et plus de 100 000 seront déplacées, forcées de trouver refuge dans des camps de fortune, parfois pour plusieurs années. Partant d’Ahmedabad et des grands centres urbains, les violences vont ensuite s’étendre à 151 agglomérations et 993 villages, touchant au total seize des vingt-quatre districts de l’État. Pendant ces longues semaines, l’appareil étatique montrera peu d’allant à porter secours aux victimes musulmanes, une passivité très vite assimilée à une complicité tacite envers les émeutiers.
Les événements de 2002 et le caractère d’épuration ethnique qui colore les massacres marquent un tournant dans la carrière de Narendra Modi. Sur la scène internationale, il sera longtemps traité en paria : pour avoir incité à la haine interreligieuse ; les États-Unis lui refuseront tout visa pendant près de dix ans, tandis que le Royaume-Uni coupera tout lien avec lui. Au sein de son propre camp, il se verra fortement contesté, le Premier ministre de l’époque, Attal Bihari Vajpayee, souhaitant même le démettre de ses fonctions. Pour l’opposition congressiste et la société civile, il incarnera la frange extrême du nationalisme hindou, « marchand de morts », selon Sonia Gandhi, dirigeante du Congrès à l’époque.
En couverture du magazine India Today du 29 avril 2002, Narendra Modi, alors ministre en chef du Gujarat, est accusé d'incitation à la haine et à la violence interreligieuses après l'incendie de Godhra et les émeutes anti-musulmanes. Il devient aussi le héros des nationalistes hindous. (Crédits : India Today)
En couverture du magazine India Today du 29 avril 2002, Narendra Modi, alors ministre en chef du Gujarat, est accusé d'incitation à la haine et à la violence interreligieuses après l'incendie de Godhra et les émeutes anti-musulmanes. Il devient aussi le héros des nationalistes hindous. (Crédits : India Today)
*Nombre d’assertions de fonctionnaires et de bureaucrates liés aux événements de 2002 sont à retrouver dans le livre-enquête de Rana Ayyub, Gujarat Files, publié au printemps 2016. Fruit d’une investigation de plusieurs mois, la journaliste a pu interviewer de nombreuses personnalités impliquées dans les émeutes de 2002, révélant au travers de ces témoignages l’implication de l’appareil d’État gujarati dans les pogroms.
Toutefois, pour des dizaines de millions de Gujaratis, Narendra Modi va devenir après les événements de Godhra l’hindu hriday samrat (« roi des cœurs hindous »), homme providentiel capable de redonner à la communauté majoritaire une fierté et un sentiment d’appartenance positif. Résumant l’atmosphère régnant alors, un fonctionnaire gujarati déclarera que « les musulmans tuaient des hindous depuis tant d’années, alors ce qui s’est passé en 2002 n’était que justes représailles pour toutes ces années où les hindous avaient été battus »*.
Les violences de 2002 peuvent alors être perçues comme l’un des points d’orgue de l’affirmation graduelle d’un hindouisme politique agressif et sectaire ; elles répondent à un désir populaire d’en finir avec une supposée victimisation pluriséculaire des hindous aux mains des musulmans. Modi exauce sans ambages cette volonté de revanche, devenant la nouvelle vitrine d’un BJP décomplexé et se muant graduellement en l’un des dirigeants les plus en vue du pays. Sa popularité lui permet de gagner par trois fois les élections générales du Gujarat (2002, 2007, 2012), avant de triompher aux élections législatives nationales de 2014. Aujourd’hui Premier ministre, Narendra Modi n’aime pourtant pas s’épancher sur cet épisode trouble de son parcours politique : il n’a jamais formulé d’excuses publiques ou de regrets et continue de rabrouer régulièrement les médias et journalistes trop curieux sur son rôle dans les événements de 2002.

Godhra, quel complot ?

*À cette époque, le BJP et les organisations nationalistes hindoues font campagne pour la construction d’un temple dédié au dieu Ram à Ayodhya, sa ville natale. Au terme de nombreuses confrontations avec les forces de l’ordre, et en contravention avec les directives de New Delhi, les extrémistes hindous démolissent, le 6 décembre 1992, la mosquée d’Ayodhya, prétendument construite sur l’emplacement d’un ancien temple de Ram. Cette démonstration de force est suivie dans tout le pays par des affrontements entre hindous et musulmans, notamment à Bombay, faisant au total plus de 2000 victimes, principalement musulmanes.
Aux origines du drame de 2002 se trouve l’incendie de Godhra, élément déclencheur dont les ressorts et modalités restent toujours problématiques. Ce 27 février, le Sabarmati Express ne transporte pas des voyageurs comme les autres : il est bondé de kar sevak, des volontaires nationalistes hindous du VHP, qui rentrent d’un pèlerinage à Ayodhya, ville sacrée pour les hindous, et épicentre des troubles intercommunautaires de 1992-93*. Lorsque ce cortège de plusieurs milliers de fidèles entre en gare de Godhra, des vendeurs ambulants musulmans sont pris à partie, provoqués par des éléments perturbateurs du VHP. La réaction en chaîne peut alors avoir lieu. Tout juste le train repart-il que plusieurs centaines de musulmans se massent sur les voies. Quelques instants plus tard, le signal d’alarme est tiré, par deux fois. Pendant ce temps, un bidon de liquide inflammable circule dans la voiture S6, dont les fenêtres sont fermées. Un feu se déclenche, consumant de l’intérieur la voiture ainsi que les voitures adjacentes et laissant cinquante-neuf victimes derrière lui.
L'incendie du Subarmati Express à Godhra le 27 février 2002.
L'incendie du Subarmati Express à Godhra le 27 février 2002. (Crédit : AP / Source : New York Times)
Les juges de la commission d’enquête mise en place dès mars 2002 pour faire la lumière sur Godhra concluent en 2008 à un complot de nature terroriste. Il est vrai qu’à peine l’incendie du Sabarmati Express éteint, l’appareil d’État s’est mis à l’œuvre pour étayer cette thèse. Le procès de Godhra commence en 2009, et le verdict est rendu en février 2011. Le juge conclut également à un complot, condamnant onze personnes à la peine de mort et vingt à la perpétuité. Les soixante-trois autres accusés sont acquittés. Parmi eux, les deux « cerveaux » de l’opération, ainsi que vingt-huit autres prévenus interpellés dès le lendemain du drame, leur arrestation ayant été arrangée par les services de police, sans aucune preuve. Des témoignages de membres du VHP retenus pour l’enquête ont été montés de toute pièce, certains des témoins n’étant pas sur les lieux lors de l’incident. Par ailleurs, selon la Cour, les musulmans seraient responsables de l’incendie et auraient aspergé la voiture S6 d’essence. Pourtant, aucun témoin n’a rapporté un tel acte, d’autant plus que les fenêtres et les portes de la voiture S6 étaient fermées. Quant au vendeur ayant fourni l’essence, il s’est ensuite avéré que son témoignage avait été fourni contre rémunération. La Cour a également retenu l’hypothèse selon laquelle le signal d’alarme avait été déclenché par des musulmans montés dans le train et non par l’un des passagers, alors même que les deux personnes accusées de cet acte ont évoqué des aveux obtenus sous la torture et des menaces de mort.
*Ensemble des organisations nationalistes hindoues, comprenant notamment le BJP, le RSS, le VHP, le Bajrang Dal.
Toutes ces failles et incohérences dans le procès de l’incendie du Sabarmati Express permettent de remettre en cause la version officielle des faits. D’autant plus qu’un récent rapport du laboratoire technique et scientifique du Gujarat pointe du doigt l’impossibilité d’allumer l’incendie depuis l’extérieur. Selon ce rapport, seule l’action délibérée d’un kar sevak depuis l’intérieur d’une voiture aurait pu déclencher la conflagration. Godhra serait alors effectivement une conspiration terroriste, émanant non pas de quelques musulmans agités, mais bien du sommet de l’appareil d’État gujarati, décidé à provoquer cet incident et les émeutes en retour. Par cette stratégie, le Sangh Parivar* et Narendra Modi en tête consolident leur emprise sur le pouvoir et cimentent leur attrait auprès des masses hindoues du pays, plaçant l’hindutva (hindouité) devant toute autre considération politique, économique ou sociale.
Couverture du magazine Outlook en mars 2002 : "Le Gujarat brûle" - l'Etat gouverné par Narendra Modi est en proie à des progroms anti-musulmans. (Crédits : Outlook)
Couverture du magazine Outlook en mars 2002 : "Le Gujarat brûle" - l'Etat gouverné par Narendra Modi est en proie à des progroms anti-musulmans. (Crédits : Outlook)

Un massacre d’État

La suite des événements confirme largement cette implication gouvernementale, laissant apparaître une planification précise et méthodique du pogrom par les cadres gujaratis du BJP et leurs supplétifs du Bajrang Dal et du VHP. Selon un rapport du Haut-Commissariat britannique en Inde, qui a filtré en avril 2002, « la violence a toutes les traces d’une épuration ethnique. […] Loin d’être un acte spontané, il s’agit d’une action planifiée, possiblement des mois en avance, et exécutée par une organisation extrémiste hindoue avec le soutien du gouvernement de l’État. »
En 2007, lors d’une enquête menée par le journaliste Ashish Khetan, Babu Bajrangi, un dirigeant du Bajrang Dal, avouera avoir participé aux violences : « Je n’ai épargné personne. [Les musulmans] ne devraient pas avoir le droit de se reproduire. […] Il n’y a rien d’autre à faire d’eux que de les découper, les écraser, les trancher, les brûler, ces bâtards. » Bajrangi déclarera ensuite avoir rencontré Narendra Modi lors des massacres dans des quartiers d’Ahmedabad, propos également tenus par un membre des milices hindoues, Suresh Richard. Le vice-président du Bajrang Dal, Haresh Bhatt, affirmera quant à lui avoir fabriqué des bombes et fait venir du Penjab des camions remplis d’épées destinées à être utilisées pour les massacres.
Plus récemment, une autre journaliste d’investigation, Rana Ayyub, révèle dans son ouvrage Gujarat Files l’implication directe de cadres du BJP, de la police, ainsi que de la bureaucratie de l’État dans la préparation et la planification des massacres. Les témoignages obtenus par la journaliste mettent directement en cause Narendra Modi et son homme de main Amit Shah — à l’époque ministre de l’Intérieur du Gujarat et aujourd’hui président du BJP — en faisant état d’une chaîne de commandement lâche, opérée par Modi et Shah à destination du VHP, mais également des forces de l’ordre.
Les fonctionnaires et policiers ayant tout fait pour empêcher les massacres ont par ailleurs vu leurs carrières stoppées nettes, à l’instar de Rahul Sharma, officier de police qui a récupéré des enregistrements téléphoniques montrant une coordination entre les forces de l’ordre et les milices du VHP dans l’organisation des tueries. Les milices de l’hindutva, grâce à leurs contacts au sein de l’appareil d’État et des institutions contrôlées par le BJP, avaient également pu se procurer des registres électoraux, universitaires et d’entreprises, afin d’établir des listes avec les noms et adresses des musulmans à attaquer lors des pogroms. Enfin, des membres du BJP et des ministres en poste ont également été des meneurs d’émeutes, notamment la ministre en charge des Droits des femmes et des enfants, Maya Kodnani, qui exhortait les assaillants à attaquer les musulmans dans le quartier de Naroda Patiya à Ahmedabad.

Le glaive de la justice rentre dans son fourreau

Devant l’ampleur de l’implication des organisations extrémistes hindoues et la complicité des autorités, d’aucuns auraient pu croire à la difficulté de soustraire ces actes de terrorisme étatique au glaive de la justice. C’était sans compter sur le noyautage de nombreuses institutions de l’État du Gujarat par la nébuleuse de l’hindutva. La commission mise en place dès mars 2002 pour enquêter sur Godhra et ses suites fut particulièrement complaisante dans son verdict sur les événements : le procureur général du Gujarat Arvind Pandya déclara à ce sujet que sur les deux juges de la commission, l’un était affidé au gouvernement, l’autre à sa solde.
Le chemin des victimes pour obtenir justice s’avérera long et compliqué. La police du Gujarat ne facilitant pas le dépôt de plaintes, sur les quelque 4 500 finalement déposées, moins de la moitié furent retenues. Dans les procès ouverts, de nombreux magistrats appartiennent alors au VHP ou sont proches du BJP, donnant lieu à des simulacres de justice, les accusés hindous étant remis en liberté pendant que les victimes étaient forcées de se rétracter ou de produire de faux témoignages en raison des menaces de mort dont elles faisaient l’objet. En outre, la police a fait preuve d’une négligence coupable, en « omettant » par exemple de geler les scènes de crime (les voitures du Sabarmati Express sont restées accessibles au public pendant deux mois après l’incendie).
[/asl-article-bulle]*Celui de la Best Bakery de Vadodara, dans lequel 14 personnes furent brûlées à la suite de l’incendie d’une boulangerie.[/asl-article-bulle]Face à ce dévoiement du processus judiciaire, la Cour Suprême s’est trouvée forcée d’intervenir. Dès 2004, elle ordonne ainsi le dépaysement d’un procès sensible* hors du Gujarat, afin qu’un réel travail de justice puisse avoir lieu, mettant en cause « un tribunal […] en connivence avec les accusés, donnant lieu à des simulacres d’affrontement qui ridiculisent le système pénal ». Allant plus loin, les juges de Delhi accuseront leurs collègues du Gujarat d’être des « Nérons modernes qui regardaient ailleurs quand […] des femmes et des enfants brûlaient, cherchant probablement à réfléchir à la façon dont les auteurs du crime pourraient être sauvés ou protégés ».
Alors que l’État de droit peine à régner au Gujarat, la Cour Suprême s’engage pleinement dans le traitement judiciaire des événements de 2002. Elle réexamine les 2 107 plaintes rejetées par la police, pour conclure que 1 594 d’entre elles étaient recevables et auraient dû être traitées. Cependant, devant l’obstruction systématique mise en œuvre par les tribunaux et le gouvernement gujarati, la Cour Suprême décide en 2008 de créer une Special Investigation Team (SIT) – fait inédit dans l’histoire du pays – chargée de concentrer ses enquêtes sur les neuf cas les plus graves.
*Elle fut libérée peu après pour raison de santé.
Près de dix ans après sa création, la mission de la SIT touche à son terme, puisqu’il ne reste plus qu’un seul procès en cours, dont l’issue devrait être connue d’ici à la fin de l’année. Force est de constater que l’intervention de la Cour Suprême a permis à la justice d’avancer, puisque sept cas ont déjà débouché sur des condamnations, un fait sans précédent dans la justice post-émeute en Inde. Au cours de ces procès, plus d’une centaine de condamnations ont pu être prononcées à l’encontre des auteurs des violences, y compris de figures de premier plan telles que Babu Bajrangi, condamné à la prison à vie, ou Maya Kodnani, condamnée à vingt-huit ans de prison*.
*Rahul Gandhi aura cet euphémisme imagé : « lorsqu’un arbre tombe, il est normal que la terre autour tremble. » **Une SIT similaire à celle du Gujarat a bien été créée sous la pression des associations de victimes, mais avec des résultats encore très minces.
Après plus de quinze années de combat, il apparaît donc que les victimes des violences de 2002 ont pu, dans une certaine mesure, obtenir justice. Pour les partisans de cette thèse, le Gujarat crée ainsi un précédent positif en matière de justice post-conflit, contrastant avec le mutisme judiciaire observé lors des autres épisodes de violence intercommunautaires qu’a connu l’Inde indépendante. C’est notamment le cas des violences anti-sikhes qui ont suivi l’assassinat d’Indira Gandhi à l’automne 1984. Encouragés par le parti du Congrès, y compris au plus haut niveau*, ces pogroms furent les plus meurtriers depuis la Partition et plus de trente ans après les faits, aucun responsable des forces de l’ordre, de l’armée ou des échelons dirigeants du Congrès n’a été inquiété**.
Malgré les avancées permises par la SIT, il convient également de nuancer la volonté de rendre une véritable justice. En ne choisissant qu’une dizaine de cas emblématiques, la SIT laissait de côté des milliers d’autres plaintes, qui devaient ensuite naviguer dans un système judiciaire gujarati hostile et partial. En outre, elle s’est rendue coupable de nombreuses négligences : manque de protection de certains témoins (au moins un a été abattu après avoir été menacé de mort), non utilisation de certaines pièces à conviction (notamment des enregistrements), liberté sous caution pour nombre d’accusés pouvant ensuite menacer les témoins.
*Juge institué par la Cour afin de l’aider dans ses investigations, de manière indépendante et impartiale.
Enfin, au-delà de ces manquements techniques, la SIT n’a surtout rien fait pour poursuivre sur la voie de la conspiration gouvernementale, ne montrant aucune appétence pour s’attaquer au sommet de l’appareil d’État gujarati, malgré les rappels de la Cour Suprême et particulièrement de l’Amicus Curiae*. Ce dernier estimait ainsi, en se fondant sur les rapports intermédiaires du SIT, que Narendra Modi aurait dû faire l’objet de poursuites pénales pour avoir provoqué des troubles religieux et délibérément enfreint la loi à des fins criminelles. Pour autant, la SIT ne donnera pas suite aux recommandations de l’Amicus Curiae, pas plus qu’elle ne considérera les requêtes de Zakia Jafri, femme d’un député assassiné lors des émeutes de 2002, pour que les événements soient reconnus comme une conspiration. Pourtant, à l’aune des documents, témoignages et autres preuves amassés depuis plus d’une décennie sur les protagonistes des violences de 2002, il ressort sans aucun doute de cela que ce qui s’est produit dans seize des vingt-quatre districts du Gujarat en février et mars 2002 relève bien d’une action préméditée et planifiée à grande échelle, opérée par des milices hindoues sous contrôle de l’appareil d’État gujarati.

« Modi » soient les vaincus

Qu’importe la vérité ? Narendra Modi peut sacrifier ses anciens lieutenants, Babu Bajrangi ou Maya Kodnani, livrer des petites frappes du VHP ou du Bajrang Dal aux poursuites judiciaires. Les apparences sont sauves, la société civile applaudit pendant que les médias indiens propagent l’image d’un dirigeant au passé lisse, blanchi par une justice aux ordres. Modi s’est brillamment émancipé des retombées négatives des massacres de 2002. Il a su faire oublier sa part d’ombre pour mieux mettre en avant le vikas purush (« homme du développement »). Ce qui lui a permis de lever les derniers obstacles à sa conquête du pouvoir et de devenir Premier ministre.
Cependant, les pogroms de 2002 restent essentiels pour comprendre les ramifications de l’hindouisme politique et son étreinte croissante sur la société indienne contemporaine. Pour comprendre aussi comment, dans l’Inde de 2017, un dirigeant du Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS, « organisation des volontaires nationaux ») peut déclarer dans une manifestation publique, qu’à Godhra « vous en avez tué cinquante-six, nous en avons envoyé deux mille au cimetière« , et que si aujourd’hui l’on manquait de respect aux hindous, alors le RSS offrirait à la déesse Bharat Mata un « collier de trois cent mille crânes » en retour. Il s’agit là de la première référence publique aux massacres de 2002 venant d’un cadre nationaliste du Sangh Parivar. Ce tabou brisé, la fissure menant à la vérité peut maintenant s’ouvrir.
Par Guillaume Gandelin

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A propos de l'auteur
Diplômé de l’Institut d’études politiques d’Aix-en-Provence, Guillaume Gandelin est spécialiste de l’Asie du Sud, avec une prédilection pour l’Inde où il a vécu et étudié. Chercheur au Laboratoire d’études prospectives et d’analyses cartographiques (Lépac) depuis 2012, il assure la préparation et le suivi scientifique de l’émission "Le Dessous des Cartes", diffusée chaque semaine sur Arte et participe au développement du projet de géopolitique prospective Les Futurs du Monde. Il est par ailleurs régulièrement sollicité pour intervenir dans le cadre de conférences, tables rondes et séminaires de formation, aussi bien en français qu’en anglais.