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De Modi en Inde à Prayuth en Thaïlande : trois ans de pouvoir

Le Premier ministre thaïlandais Prayuth Chan-ocha et son homologue indien Narendra Modi lors d'une rencontre à New Delhi le 17 juin 2016. (Crédits : AFP PHOTO / PRAKASH SINGH)
Le Premier ministre thaïlandais Prayuth Chan-ocha et son homologue indien Narendra Modi lors d'une rencontre à New Delhi le 17 juin 2016. (Crédits : AFP PHOTO / PRAKASH SINGH)
*Majorité des sièges à l’Assemblée nationale pour le BJP, une première pour un parti en Inde depuis trente ans. ** Gujarat, État de l’ouest de l’Inde (200 000 km² ; 60 millions d’habitants).
Le 26 mai 2014, l’Inde, la plus grande démocratie du monde, accueillait au lendemain d’un scrutin national remporté haut la main* le 14e Premier ministre de son histoire moderne : le très atypique Narendra Modi, précédemment ministre-en-chef du Gujarat** et portant haut la bannière d’un parti nationaliste hindou (BJP) jusqu’alors dans l’opposition. S’ouvrait un épisode politique nouveau, inédit, chargé d’attentes populaires fortes… et de quelque appréhension. Quatre jours plus tôt, le 22 mai 2014, à 3000 km de là en direction du Sud-Est, la capitale thaïlandaise vivait quant à elle des événements d’une autre gravité …nonobstant leur « familiarité ». Pour la 12e fois depuis l’instauration de la monarchie constitutionnelle en 1932, les militaires s’emparaient du pouvoir et formaient un Conseil National pour la Paix et l’Ordre (CNPO), avec à sa tête le chef des armées, le peu souriant général Prayuth Chan-ocha. Un trimestre plus tard (août 2014), ce dernier était nommé Premier ministre.
Dans le sous-continent indien comme dans le Sud-Est asiatique, plus de mille jours et trois ans ont passé depuis lors. Dans cette Asie-Pacifique fréquemment exposée à l’instabilité gouvernementale, New Delhi et Bangkok ont conservé à ce jour la même architecture du pouvoir. Les chefs de gouvernement Narendra Modi et Prayuth Chan-ocha demeurent aux commandes de l’Union indienne pour le premier, de la junte militaire du CNPO pour l’autre ; avec des bilans contrastés.

Narendra Modi, l’homme fort d’Asie méridionale

*Y compris son homologue pakistanais Nawaz Sharif.
Quand l’ancien Chief minister (2001-14) salué pour son prisme novateur (économie, développement régional, communications) reçoit à New Delhi – une première historique – l’ensemble de ses pairs du sous-continent* pour son entrée en fonction, la deuxième démographie de la planète contemple l’arrivée aux commandes de la nation d’un individu au profil détonnant parvenu, par la grâce d’une campagne électorale de rock star aboutie où l’on ne vit que lui (à l’inverse de son challenger du parti du Congrès), à susciter un intérêt populaire et des attentes peu communes, à des années lumières de l’administration éreintée sortante. Qu’en est-il trois ans plus tard ?
*A l’instar des Make in India, Start up India, Stand up India, Toilets before temples ou encore Together with all, Development for all. **Modi dispose en mai 2017 de près de deux fois plus d’intentions de vote favorables que son principal challenger, Rahul Gandhi du parti du Congrès. ***Cf. victoire électorale en février et mars 2017 en Uttar Pradesh, Uttarakhand, à Goa et au Manipur.
Au niveau domestique. Au printemps 2017, celui qui succéda au vénérable et accablé Premier ministre Manmohan Singh continue de jouir d’une aura populaire et d’un crédit important auprès de l’électorat ; le notoirement éprouvant maelstrom politique indien n’a pour l’heure par consumé ce fervent adepte du yoga et des slogans politiques imagés*. Sa côte de popularité reste confortable** ; son parti, le BJP, en a encore profité récemment, engrangeant quelques gains électoraux appréciables*** dans des États-clés de l’Union. A ceux qui voyaient dans son élection le signe précurseur d’inévitables tensions intercommunautaires exacerbées (entre extrémistes hindous et musulmans), celui qui certes s’engagea dès ses huit ans dans une organisation nationaliste hindoue à l’agenda pour le moins radical (RSS), renvoie le message d’un Premier ministre œuvrant sans relâche et avec une certaine réussite, sans défrayer la chronique ni multiplier les affaires, au profit de l’Inde de tous les Indiens ; pas seulement de la majorité hindoue (80% de la population totale indienne).
Enfin, porté par une économie toujours vigoureuse (croissance du PIB +7,6% en 2015 et 2016) et une image inhabituelle (dans la patrie de Nehru et Gandhi) de chef de gouvernement technophile et business friendly, ce dynamique et déterminé sexagénaire né trois ans après la douloureuse Partition du sous-continent indien (1947) rassure le milieu des affaires de la désormais 7e économie mondiale et produit un effet attractif assez remarquable sur les investisseurs étrangers.
*Tweet de Modi le 18 septembre 2016. **« India ‘bombs Pakistan army posts’ in Kashmir », BBC News du 23 mai 2017. « Indian anger over soldiers’ bodies mutilated by Pakistan », BBC News du 2 mai 2017.
Au niveau extérieur. Après trente-six mois d’activités, le natif du Gujarat n’apparaît pas encore comme celui qui parvint à impulser l’élan déterminant dans la navrante et périlleuse relation indo-pakistanaise ; on ne saurait lui jeter la pierre, tant le voisin de l’Ouest ne lui facilite guère la tâche, en s’employant notamment au Cachemire avec une intensité et une régularité préoccupante, lesquelles firent du reste dire au Premier ministre indien, au lendemain de l’attaque meurtrière (17 morts) contre une base de l’Indian army à Uri dans l’État indien du Jammu-et-Cachemire) : « Je peux assurer la nation que ceux qui se cachent derrière cette attaque méprisable ne resteront pas impunis »*. Les incidents** observés au printemps 2017 de part et d’autre de la volatile « ligne de contrôle » séparant les parties indienne et pakistanaise de l’ancienne principauté du Cachemire augurent de toute évidence un été tendu.
Fort heureusement pour la politique étrangère de cet ambitieux géant d’Asie méridionale, le charme de Narendra Modi joue semble-t-il avec plus de succès en dehors du sous-continent, où chacun de ses nombreux déplacements (États-Unis, Europe, Asie, Moyen-Orient, Afrique ou encore Australie) concoure à façonner une « MODIplomatie » à l’alchimie subtile, pétrie de partenariats politiques forts (cf. avec Washington et Tokyo) et balisée de contrats commerciaux substantiels.

Prayuth Chan-ocha, le général-Premier ministre qui voulait « redonner le sourire »

Sauf à délibérément vouloir embellir le cours politique (complexe et contraint) du « pays du sourire » des trois dernières années, on ne saurait confondre jusqu’alors l’empreinte que laisseront dans l’histoire de leur pays réciproque les administrations Modi et Prayuth. Si le Premier ministre indien arriva au sommet de l’État à la faveur d’un Himalaya de bulletins de vote favorables lors du scrutin de mai 2014, son moins charismatique homologue de l’ancien Siam se passa quant à lui des isoloirs et des campagnes électorales aux résultats aléatoires et préféra une arrivée plus tonitruante (forcément moins célébrée…) via un énième coup d’État militaire, huit ans à peine après le dernier (septembre 2006).
Au niveau intérieur. Dans un certain sens, les 68 millions de sujets du royaume thaïlandais n’ont pas tout à fait été pris au dépourvu. Lorsqu’une junte militaire déposait le 22 mai 2014 la plus élégante cheffe de gouvernement démocratiquement élue du concert des nations – la charmante Yingluck Shinawatra -, la seule évocation du nom de la nouvelle administration martiale donnait le ton et de ses ambitions véritables et d’une probable limite de capacités. En instituant un Conseil National pour la Paix et l’Ordre (CNPO) avec à sa tête le chef des armées royales, le général Prayuth Chan-ocha, la feuille de route était toute tracée. Et tant pis pour l’image extérieure du royaume – déjà écornée par une crise politique sans fin et une gouvernance sujette à caution. Plus encore pour les dizaines de millions de Thaïlandais épris de démocratie et dont les formations politiques les plus à l’écoute de la Thaïlande d’en bas ont remporté tous les scrutins organisés depuis 2001…
*Un royaliste convaincu notoirement très réservé à l’endroit des leaders populistes et de leurs projets de société.
Mille jours après son arrivée sévère au sommet du pouvoir exécutif, alors que la population aspirait dans sa majorité avant tout au retour d’une certaine normalité après une décennie* ininterrompue de crises politiques diverses et variées, que le royaume perdait son souverain vénéré (Rama IX) – en octobre 2016 – et que sa succession présentait quelques signes d’incertitude, on ne saurait reprocher au Premier ministre* d’avoir failli à sa feuille de route, ou, à tout le moins, à son ADN : il ne fait guère de doute que « l’ordre public » a globalement été rétabli. Mais à quel prix… Restrictions multiples aux libertés publiques et aux formations politiques, liberté d’expression des plus encadrées et limitées, pression sur les opposants et la société civile ; et l’on en passe. Quant à la « paix » et à la réconciliation nationale, bien sûr, il s’agira de se montrer encore un brin patient, comme pour l’organisation du prochain scrutin législatif national, repoussé au plus tôt désormais à 2018, si les conditions (ordre public, sécurité) le permettent alors.
L’attentat du 22 mai 2017 – jour du 3e anniversaire du coup d’État du général Prayuth – dans le principal hôpital militaire de Bangkok (une vingtaine de blessés) atteste d’un malaise qui perdure, tout comme s’éternise (depuis 2004) dans les provinces méridionales musulmanes (de culture malaise) une violente insurrection séparatiste sur laquelle les autorités militaires du moment n’ont guère plus de prise que leurs homologues civiles précédentes. Enfin, positive bien qu’en retrait des attentes (PIB à +2,3% en moyenne annuelle ces trois dernières années), la timide reprise économique ne semble pas magnifier par l’expertise limitée en la matière de l’administration martiale du moment.
*Prayuth avait également été reçu par le président Obama en Californie en février 2016 (sommet États-Unis/ASEAN).
Sur le plan extérieur. Tout en réussite pour ce qui est de ramener l’ordre public dans le royaume, le CNPO du peu souriant général-Premier ministre peine à convaincre de ses aptitudes les grands argentiers et investisseurs internationaux. Certes, au niveau diplomatique, l’invitation adressée le 1er mai 2017 par l’actuel locataire de la Maison-Blanche à venir échanger sur le territoire américain* est éventuellement de nature à rehausser un prestige domestique et extérieur quelque peu érodé. Un déplacement en Chine en décembre 2014, un autre au Japon en février 2015, quelques visites officielles dans la périphérie immédiate du royaume (la Birmanie en octobre 2014 ou les Philippines en avril 2017) ne sont guère parvenus jusqu’alors à adoucir – aux yeux des Européens tout particulièrement – les traits martiaux du régime actuel incarné par le grave ancien chef des armées.
*Celles notamment mettant sous séquestre le fonctionnement de la démocratie. **Dans les rangs des Chemises Rouges ou du Pheu Thai Party (clan Shinawatra) par exemple…
S’employer dans l’organisation – libre, honnête et équitable – du prochain scrutin législatif national, rétablir les libertés publiques foulées aux pieds par la botte des hommes en uniforme, apporter quelques retouches au projet de future Constitution, enfin, mettre un terme à la chasse aux sorcières dont sont victimes les opposants… Autant de mesures qui pourraient en l’espèce constituer quelques pistes crédibles susceptibles, à défaut de rédemption, de contribuer à une meilleure perception interne et extérieure de cette administration ad hoc et de son ombrageux porte-drapeau.

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A propos de l'auteur
Spécialiste de l'Asie, chercheur au CERIAS (Université du Québec à Montréal), chercheur associé à l’Institut d’Etudes de Géopolitique Appliquée, le Dr Olivier Guillard est notamment l'auteur du livre "Que faire avec la Corée ? Subir, honnir ou punir ? » (NUVIS, 2019) et co-auteur de "Géopolitique du XXIe siècle" (chapitre Afghanistan, Ellipses, Paris, 2024). Entre autres régions d’Asie, il a abondamment voyagé en Inde, en Corée du sud, en Afghanistan, en Birmanie, au Sri Lanka, au Pakistan, en Chine, en Thaïlande, en Indonésie, au Népal, au Cambodge ou encore au Bangladesh. Titulaire d’un Doctorat en droit international public de l’Université de Paris XI, il est aussi directeur de l’information de la société Crisis24 (GARDAWORLD), un cabinet de conseil et d’ingénierie spécialisé dans l’analyse et la gestion des risques internationaux.