Société
Entretien

Chine : quand enseigner le français signifie aussi entreprendre

En plein cours avec ses élèves, Hugo Coffart, fondateur et directeur de l'école de français Hugo Fayu à Canton, continue d'assurer un volume de cours à part égale avec ses employés. (Copyright : Thibaud Mougin)
En plein cours avec ses élèves, Hugo Coffart, fondateur et directeur de l'école de français Hugo Fayu à Canton, continue d'assurer un volume de cours à part égale avec ses employés. (Copyright : Thibaud Mougin)
C’est un samedi matin pluvieux et moite, typique du début de la saison des pluies dans le sud de la Chine. Alors que beaucoup d’étudiants profitent d’une grasse matinée certainement bien méritée, d’autres ont choisi de s’inscrire à un cours de français. Ils sont une quinzaine ce matin à attendre patiemment le début de leur leçon, dans les locaux d’une école installée au centre-ville de Canton. Hugo Coffart, créateur du centre de langues Hugo Français (Hugo法语), n’est pas le premier à avoir ouvert une école de ce genre en Chine. Il est cependant un des seuls à se maintenir depuis plus de dix ans sur un marché particulièrement instable, où la réputation des centres privés souffre du manque de professionnalisme de nombreuses agences qui défraient régulièrement la chronique locale.
Sur quoi repose la croissance d’un centre de langues développé depuis plus de dix ans ? Pourquoi cet engouement pour l’enseignement du français en Chine ? Hugo Coffart apporte quelques éléments de réponse dans cet entretien, alors qu’il lancera en septembre 2017 un programme de formation au français des affaires, en partenariat avec la Chambre de commerce et d’industrie française en Chine (CCIFC).

Contexte

Installé depuis 2005 à Canton, Hugo Coffart est diplômé de l’EDHEC Business School. Après des études de chinois à l’Université Normale de Chine du Sud, il a fondé le centre de formation Hugo Français (Hugo Fayu 法语), qui dispense des cours de français à des apprenants de tous les niveaux et les accompagne dans leur projet d’études en France. Il est également président du Club Entrepreneurs de la chambre de commerce et d’industrie française en Chine pour la Chine du Sud, où il organise des activités d’échanges et d’entraide à destination des entreprises et entrepreneurs membres.

Pourquoi s’être installé à Canton en 2005 ?
Au risque d’écorner le mythe de l’expatrié fasciné par la calligraphie et les arts martiaux, je ne me suis pas installé à Canton parce que j’étais passionné de culture chinoise ! Je terminais, à l’époque, mon cycle de formation à l’EDHEC. Entre la 3e et la 4e année, j’avais effectué un volontariat en Corée du Sud en tant qu’animateur dans un camp de vacances. Cette première expérience en Asie m’avait beaucoup marqué, bluffé que j’avais été, à l’époque, par l’hyper-modernité de Séoul. De retour en France, je devais valider ma dernière année par un stage à l’étranger. Devant choisir entre Londres et Canton, mon choix s’est automatiquement porté sur la Chine car je tenais, avant tout, à retourner dans une métropole asiatique. Honnêtement, lors de mon arrivée ici en 2005, je n’ai pas retrouvé la modernité de Séoul, mais j’ai senti que d’ici 10 ans, Canton pourrait se hisser au niveau de la Corée, et c’est bien ce qui s’est passé !
Que s’est-il passé ensuite ?
Six mois après mon arrivée, j’ai pris des cours de chinois à l’université, par curiosité essentiellement, car cela m’avait surpris et amusé de découvrir que des facs chinoises donnaient des cours de mandarin à des étrangers. Puis, en parallèle à mon stage et aux leçons de chinois, j’ai commencé à donner des cours de français pour m’occuper et gagner un peu d’argent. Après l’obtention de mon diplôme, j’ai intégré en 2006-2007 le service marketing d’une boîte chinoise qui fabriquait des sacs. Bosser dans un environnement chinois m’a permis de pratiquer et d’améliorer mon niveau de langue. Dans le même temps, j’ai continué à donner des cours de français le soir et le week-end, à l’Alliance Française, dans d’autres centres privés ou chez moi. A l’époque, je donnais des cours tout simplement parce que cela me plaisait : je n’envisageais pas de devenir professeur à temps plein. J’étais jeune diplômé ; j’entamais ma vie professionnelle dans un pays que je découvrais ; je mettais donc du cœur dans tout ce que je faisais. Et puis, au bout d’un moment, j’en ai eu marre de mon « véritable » boulot et, comme les cours de français marchaient vraiment bien, j’ai tout simplement quitté ma boîte pour donner des cours à temps plein.
Il existe en Chine une forte demande pour l’enseignement du français, ainsi que pour la plupart des langues européennes, considérées ici comme des « langues rares ». Comment expliquez-vous cet engouement depuis une décennie ?
Toute la décennie 2000 a été marquée par un vif engouement pour le français. La vague a démarré en 2001, avec une explosion sur la période 2008-2011. Les cercles francophones de Canton étaient en ébullition, et les salles de classe de l’Alliance française pleines à craquer, surtout les week-end. Ces trois années ont représenté, à mes yeux, le pic du mouvement des étudiants chinois qui partaient étudier en France. Par exemple, lorsque mon épouse et moi avons lancé notre école, nous étions très sollicités pour donner des cours individuels de préparation aux entretiens de Campus France.
C’est donc la recherche d’opportunités pour étudier à l’étranger qui expliquerait cette passion pour le français, et, par là-même, le succès de votre école ?
Oui, d’autant plus que nous avons été rapidement amenés à développer une offre en ligne. A partir de 2008-2009, nous étions déjà bien connus sur Canton, quand, un jour, ma femme me dit qu’une étudiante du Fujian souhaiterait prendre des cours par Skype. J’étais très sceptique, l’idée me paraissait ridicule, mais nous avons tout de même fait un test. Étrangement, cela a marché. Peut-être parce que je parlais déjà chinois, ce n’était donc pas un problème pour moi de former des étudiants débutant en français. Cet épisode a alimenté le buzz autour d’Hugo Fayu, quand survint « l’appel du Québec ».
« L’appel du Québec » ?
Pour mieux comprendre, précisons que le Québec a une procédure d’immigration différenciée de celle du Canada fédéral. En 2008, l’État fédéral avait reçu une trop grande quantité de demandes d’immigration et en avait « rejetéées » un nombre important. Une partie des personnes déboutées s’est donc reportée sur la « filière québécoise » ; ce qui a provoqué une arrivée assez importante d’apprenants désireux d’immigrer au Québec. Parmi les modalités de sélection, figurait notamment une « entrevue », comme ils disent, en français, afin d’obtenir le précieux Certificat de Sélection pour le Québec (CSQ). En plus de former des étudiants voulant partir en France, j’ai donc commencé à donner des cours pour des professionnels préparant leur expatriation au Canada. La vague ne semblait donc jamais vouloir redescendre. C’est à ce moment-là que se produisit un épisode que je considère aujourd’hui comme notre « mythe fondateur ».
En quoi consiste ce « mythe fondateur » ?
Le Québec marchait déjà très bien pour nous, quand, un beau jour, une étudiante de Wuhan réserva 40 heures de cours et prit l’avion pour préparer avec moi son entrevue. Elle l’a réussie, si bien que cet événement a déclenché notre nationalisation ! (Rires) Le mot s’est en effet répandu très rapidement. Soudain, de plus en plus de Chinois voulant immigrer au Québec ont commencé à réserver des cours. Un déferlement incroyable, porté par l’essor d’Internet en Chine. Wechat n’existait pas encore, les gens se passaient donc le mot via QQ et les forums BBS. Nous avons donc augmenté le volume des cours en ligne, si bien que je donnais des leçons à des gens basés dans toute la Chine, tandis que d’autres faisaient le déplacement depuis Shanghai, Pékin, ou le Gansu. De la même manière, je me suis retrouvé à donner des cours sur Internet à des Chinois installés aux États-Unis, en Nouvelle-Zélande, en Irlande et même… en France ! Après la nationalisation, nous étions sur le point de devenir une multinationale ! (Rires) C’est aussi pendant cette période que j’ai pu faire de gros progrès en chinois… en côtoyant des professionnels du domaine du génie civil, des biotechnologies ou de l’informatique, j’ai appris à dire en chinois des concepts que je ne connaissais même pas en français… la mécanique des fluides, la chromatographie, la programmation orientée-objets… ça a été une période fondatrice pour le centre, et très enrichissante pour moi !
Une telle explosion de votre volume de cours, des sessions en ligne impliquant des décalages horaires très forts… Comment avez-vous fait pour gérer une telle demande avec des effectifs réduits ?
J’ai toujours travaillé en binôme avec mon épouse, en lui déléguant la partie commerciale, les tarifs, la comptabilité… Bref, toutes ces choses qui ne m’ont jamais intéressé, afin de me concentrer sur la didactique. Je considère ce modèle plus sain : en tant que professeur, je serais mal à l’aise d’encaisser directement l’argent auprès de mes élèves. Jusqu’en 2009, nous n’avons ainsi eu que deux salles de classe, où j’étais le seul enseignant ! Je n’étais pas certain, à l’époque, de garder l’école ou de la monter sur un modèle durable. Je n’avais pas de vision carriériste ni le projet préconçu de créer une entreprise. Disons seulement que j’étais très touché de recevoir des appels des quatre coins de la Chine, venant d’inconnus recommandés par d’anciens élèves : « Je souhaite prendre des cours avec vous car je ne trouve pas de bons professeurs à Pékin. » C’était complètement grisant. Ayant toujours enseigné dans des centres privés de langue, je n’étais pas surpris par ces pratiques. Je ne me rendais pas compte de cette folie douce qui consistait à enchaîner autant de cours. Parce que cela marchait et que les élèves étaient contents, je me sentais obligé d’assurer une qualité de service irréprochable, si bien que je me suis retrouvé, un jour, à donner des cours de 7h du matin jusqu’à minuit.
Précisons aussi que j’étais totalement déconnecté de la communauté française de Canton, je n’avais que des amis chinois. Graviter dans une communauté française m’aurait certainement ramené à la réalité, mais aussi coupé dans mon élan : « Comment Hugo ? Tu vas travailler le dimanche ? Tu es fou ou quoi ? » (Rires) Nous étions seuls, ma femme et moi, si bien que, tout ce que nous avions à faire, c’était de saisir ces opportunités qui s’offraient à nous. Il y avait une énergie fantastique dans nos locaux. Nous avions même créé un dortoir, un grand appartement, situé dans ma résidence, où, pendant trois ans, nous avons logé nos étudiants venus de toute la Chine. On a été obligés d’arrêter car c’était un cirque pas possible à gérer. Il n’empêche, l’ambiance était géniale !
Votre croissance tient à la rencontre de plusieurs tendances de fond : l’émergence d’une génération d’étudiants nés au début des années 1990 et en quête de débouchés universitaires et professionnels, conjuguée au développement des technologies de l’information en Chine…
Oui. A y regarder de plus près, je pense que ce rapide succès est également à mettre sur le compte de notre position géographique. Les entrevues pour le CSQ, le certificat pour le Québec, se déroulaient en effet à Hong Kong. Canton n’étant qu’à deux heures de la cité, Hugo Fayu est devenu la première halte dans ce que de nombreux candidats percevaient comme un pèlerinage vers le Canada. Les gens prenaient d’abord des cours en ligne deux mois à l’avance, puis s’arrêtaient 2-3 jours pour « voir Saint-Hugo » (Rires), me demandaient de vérifier leurs documents, puis partaient à Hong Kong avec ma bénédiction ! (Rires) Aujourd’hui, cette vague est retombée car le Québec a modifié à plusieurs reprises son programme d’immigration qualifiée et met en avant d’autres programmes qui ne nécessitent pas l’apprentissage du français en Chine, tels que le Programme de l’Expérience Québécoise (PEQ). Cependant, cette politique a insufflé un élan incroyable au développement de notre école pendant 4 ans, de 2009 à 2012. Toute entreprise a besoin d’un récit pour asseoir sa légitimité. C’est très important pour partager sa vision, faire comprendre au public l’âme de son projet. En Chine comme en France, tant de projets sont si industrialisés qu’ils n’ont pas d’âme. Les gens ont donc recours à un banal storytelling pour justifier la création de leur société. Au contraire, je considère ces quatre années intenses comme le socle fondateur de notre école.
Au cours pour débutants à l'école Hugo Fayu. (Copyright : Thibaud Mougin)
Au cours pour débutants à l'école Hugo Fayu. (Copyright : Thibaud Mougin)
Aujourd’hui, après dix ans de présence à Canton, où en est le développement d’Hugo Français (Hugo法语) ?
Ayant dépassé le stade de la survie, nous entrons dans une nouvelle phase, plus stable, où nous commençons à récolter les fruits d’une légitimité et d’une réputation acquises en dix ans de travail. Je prends également le temps de porter un regard plus réflexif sur mon parcours. Subissant moins de pression financière, je réfléchis à notre valeur ajoutée : en quoi faisons-nous la différence par rapport à ces nombreux centres de langues qui se multiplient en Chine ?
Depuis quelques années, je conçois moins mes cours dans une simple visée commerciale – bien travailler pour avoir plus de clients – mais davantage en terme de responsabilité sociale. Nous cherchons constamment à prendre des décisions dans l’intérêt des étudiants, là où la plupart des entreprises chinoises érigent la sauvegarde de leurs intérêts financiers en priorité dans chacune de leurs décisions. Récemment, une étudiante est venue se renseigner pour prendre des cours chez nous, en vue d’étudier la mode en France. Dans la discussion, elle m’a appris que nous lui avions été recommandés par sa professeur de stylisme, qui avait été mon élève huit années plus tôt… Pour moi, un tel bouche-à-oreille est significatif de cette démarche de qualité que je m’efforce de maintenir. Autre exemple, celui des ateliers, que nous avons ouverts cette année. Le principe est simple : un professionnel anime chez nous une activité pour y présenter son métier. Ainsi, un chef français est récemment venu ici pour apprendre aux étudiants à faire des verrines, et nous nous préparons à accueillir une comédienne qui devrait mettre en scènes des planches de BD avec les élèves. A l’inverse d’une démarche commerciale où nous aurions simplement rémunéré l’intervenant pour sa participation, nous ne touchons quasiment rien : c’est l’intervenant qui fixe son prix et qui touche la majeure partie des sommes récoltées. Sur ce type d’atelier, il s’agit avant tout de souder une communauté de personnes autour du noyau de l’école, que nous cultivons depuis des années, et de permettre aux apprenants d’utiliser le français en dehors des cours, dans des situations réelles et pratiques.
Vous maintenez un volume intense de cours et d’activités, que vous continuez d’ailleurs d’assurer à part égale avec ce noyau de professeurs chinois et français. Combien de personnes employez-vous aujourd’hui ? Si la réputation d’Hugo Français (Hugo法语) est aussi solidement ancrée, pourquoi ne pas s’étendre en recrutant par exemple plus de personnel et en ouvrant des annexes ?
J’emploie aujourd’hui quinze personnes, responsable commercial, professeurs et secrétaires compris. Je souhaite maintenir cette échelle « familiale » pour conserver une chaîne de responsabilités intégrée du début à la fin. Ce modèle est à contre-courant du schéma économique actuel, où l’on assiste à une décomposition de la chaîne entre le client et les différents services d’un groupe. Parce que nous sommes petits et offrons différents services, nous sommes beaucoup plus impliqués que dans une Alliance française, où, en cas de problème, tu viens te plaindre à un responsable pédagogique ou à une secrétaire qui, cinq minutes après, aura déjà oublié ton nom. Ici, au contraire, si nous pouvons accompagner nos étudiants de leur premier cours jusqu’à leur arrivée en France, c’est parce que nous fonctionnons comme un atelier, c’est-à-dire que l’ensemble de notre équipe est intégré sur toute la ligne. Maîtriser cette chaîne fait que chaque maillon veut s’assurer de satisfaire les gens en donnant des bons cours et en offrant de bons services. Je considère qu’en France, nous avons cette culture de l’artisanat, qui consiste à privilégier la qualité du produit plutôt que l’échelle de production. J’aimerais rappeler que les créateurs des marques de luxe – Louis Vuitton, Hermès, Chanel – qui se vendent si bien ici, étaient avant tout des artisans, des gens qui travaillaient avec leurs mains, tout comme un fromager, pour satisfaire une clientèle avec laquelle ils étaient en contact direct.
Dans les locaux de l'école Hugo Fayu à Canton. (Copyright : Thibaud Mougin)
Dans les locaux de l'école Hugo Fayu à Canton. (Copyright : Thibaud Mougin)
Autrement dit, vous considérez avoir atteint la taille optimale de votre école ? Hugo Français (Hugo法语), c’est donc aujourd’hui un « atelier » qui tourne à plein régime ?
Oui, exactement ! Nous souhaitons maintenir ce statut en refusant de passer au niveau industriel. C’est la raison pour laquelle j’ai toujours rejeté les offres de développer mon centre en ouvrant des succursales dans toutes les grandes villes de Chine. Je ne suis pas certain que les Chinois aient acquis cette philosophie de l’atelier, puisque, dans ce pays, tout ce qui est beau doit être gros. Si tu n’es pas gros, c’est que tu n’es pas bon et, donc, tu n’es pas respecté. Cela me prend beaucoup de temps et d’efforts pour faire comprendre à certains parents d’élèves que nous ne sommes pas le Wall Street Institute et que nous ne souhaitons pas le devenir.
Quels sont vos projets ?
Parce que nous commençons à percevoir un début de reconnaissance, je prends également le temps de raccrocher les wagons avec la communauté française de Canton et la Chambre de commerce et d’industrie française en Chine (CCIFC). Nous allons ainsi ouvrir en septembre 2017 un programme de formation au français des affaires, en partenariat avec la CCIFC Chine du Sud.
En quoi consistera ce programme ?
J’ai proposé à la CCIFC de former pendant un an, le week-end, des étudiants inscrits en licence 4 de français. Outre des cours de français des affaires, le programme inclura des interventions de professionnels, ainsi qu’un stage de 6 mois dans une entreprise membre de la CCIFC. J’avais cette idée en tête depuis trois ou quatre ans. Cela a maturé dans mon esprit après m’être entretenu avec une étudiante de l’université de Xiamen, une université du sud de la Chine qui propose un excellent cursus de français. Elle m’a ainsi confié que très peu de ses camarades de promotion, après leur remise de diplôme, trouvaient un emploi en relation avec le français. Soit ils poursuivent des études à l’étranger – Angleterre ou Nouvelle-Zélande -, soit ils entrent sur le marché de l’emploi mais sans lien avec leur formation. De même, la directrice du département de français de l’université Sun Yat-Sen m’a appris que seulement 25% de ses étudiants trouvaient un travail en relation avec le français en sortant de l’école, et cinq années après le diplôme, 0% des élèves utilisaient le français au travail. Selon elle, ces très faibles taux s’expliquent aussi par le fait que les entreprises françaises présentes en Chine ne « joueraient pas le jeu » en ne considérant pas la maîtrise du français comme un atout significatif lors d’un recrutement.
Encore une fois, j’ai l’impression d’un fossé creusé par le milieu académique chinois (même si ce problème n’est pas spécifique à la Chine !) qui propose des licences de « français pur », sans applications professionnelles et sans liens avec le monde du travail. Les étudiants que je reçois, sont pour la plupart issus des très bonnes universités du pays (notamment l’université Sun Yat-Sen, l’université Normale de Chine, l’université de Xiamen) ; mais ils sont dépourvus de connaissances techniques et de qualités interpersonnelles, les fameuses « soft skills », censées les rendre aptes à travailler en entreprise. Mon itinéraire personnel – un diplômé d’une école de commerce devenu enseignant – m’a fait prendre conscience de l’écart entre ces deux mondes qui n’arrivent pas à se parler. Le programme tentera donc de les rapprocher pour mieux mettre en valeur ce potentiel de ressources humaines qui est pour l’instant gaspillé. La Chambre de Commerce est séduite par cette idée car beaucoup de ses entreprises membres sont victimes du drame du turn-over [rotation de l’emploi, NDLR]. Selon les responsables que je rencontre, un employé non francophone reste en moyenne de 2 à 3 ans dans une société française, tandis qu’un employé francophone reste de 7 à 8 ans, tout simplement parce qu’il éprouve plus de liens avec son employeur.
Comment vous considérez-vous aujourd’hui ? Comme un professeur devenu chef d’entreprise ?
Lorsque je me présente, je commence toujours par : « Bonjour, je suis professeur de français », et non pas : « J’ai fondé une école de français », ce qui me paraîtrait étrange. Malheureusement, je continue de cette manière à m’attirer des sourires condescendants, le métier d’enseignant étant très dévalorisé dans notre culture française, mais aussi dans les communautés expatriées. Pour beaucoup, « le prof », c’est en effet celui qui est arrivé avec son sac à dos et qui, n’ayant rien d’autre à faire de ses dix doigts, est devenu enseignant faute d’une réelle qualification. Lorsque je précise ensuite que je suis directeur d’une école qui emploie 15 personnes et que nous allons créer un programme avec la CCIFC, les gens s’exclament : « Ah ouais ! Quand même… » (rires)
Que dîtes-vous à vos étudiants souhaitant réussir leur parcours entre la France et la Chine ?
J’encourage mes étudiants à avoir deux spécialisations, deux facettes, et à toujours essayer de combiner ce qu’ils ont fait avant avec leur projet actuel, afin de cultiver une personnalité atypique, différente des autres. J’ai vu trop d’étudiants me dire qu’ils n’avaient pas aimé leur formation en Chine, et qu’ils envisageaient de laisser tomber cet aspect de leur parcours pour se spécialiser dans un autre domaine. Pourquoi pas, mais je considère que tout ce qu’on fait dans une vie est constitutif de notre parcours, et qu’il faut chercher à utiliser – et à combiner – au mieux ses ressources, plutôt que de faire table rase du passé pour repartir de zéro.
Enfin, et c’est un conseil qui s’adresse aux étudiants chinois qui veulent se rendre à l’étranger tout comme aux francophones qui souhaitent venir en Asie : soyez prêts, en arrivant, à vous ouvrir à une culture différente, à remettre en cause vos idées reçues et à vous adapter au contexte local. Et coupez-vous un minimum de votre communauté d’origine. Vous apprendrez alors énormément, en vous détachant de vos préjugés nationaux, et c’est à cette condition que vous bénéficierez au maximum de votre séjour à l’étranger.
Propos recueillis à Canton par Thibaud Mougin

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A propos de l'auteur
Thibaud Mougin est photojournaliste indépendant installé à Bangkok, où il collabore avec l’agence SOPA Images. Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique (IFG), il a d'abord travaillé comme consultant junior pour le cabinet CEIS, à Paris, puis a enseigné le français à l’université Sun Yat Sen, à Zhuhai, au sud de la Chine.