Société
Analyse

Japon : les seniors entre solitude et précarité

Des résidents seniors se reposent près d'un temple à Tokyo durant la Journée du respect pour les personnes âgées, le 15 septembre 2014. (Crédits : AFP PHOTO / Yoshikazu TSUNO / AFP PHOTO / YOSHIKAZU TSUNO)
Des résidents seniors se reposent près d'un temple à Tokyo durant la Journée du respect pour les personnes âgées, le 15 septembre 2014. (Crédits : AFP PHOTO / Yoshikazu TSUNO / AFP PHOTO / YOSHIKAZU TSUNO)
Comment prendre soin des plus de 65 ans lorsqu’ils représentent 25% de la population ? C’est l’équation de plus en plus dur à résoudre pour le Japon d’aujourd’hui. « Les personnes âgées ont besoin de maisons de retraite et d’institutions sûres où elles pourraient vivre pour pas cher. Mais comme les pouvoirs publics ne s’occupent pas suffisamment de cette question, un certain nombre d’acteurs privés en profitent. » Pour Takanori Fujita, président de l’ONG « Hot Plus » spécialisée dans l’aide aux plus démunis, le constat est sans appel : les seniors meurent de plus en plus seuls et pauvres. D’après le ministère nippon de la Santé, entre six et sept millions de personnes âgées vivraient avec moins de 120 000 yens (1035 euros) par mois. Ainsi, 25,4 % des plus de 75 ans vivent en dessous du seuil de pauvreté, contre 16,1 % pour la moyenne des pays de l’OCDE (10,6 % pour la France). Une tendance qui n’est « pas prête de s’améliorer », alerte Takanori Fujita.

Contexte

Parmi les 803 298 ménages recevant des aides sociales, 90,4% sont des foyers à une seule personne. Elles n’ont souvent que leur pension pour subvenir à leurs besoins. Une maladie ou un accident peuvent les faire basculer dans la pauvreté et l’abandon. Mourir dans la solitude, sans que personne ne s’en aperçoive, ce triste phénomène de société porte un nom au Japon : le « kodokushi », décrit dans un article de La Croix par Yuta Yagishita. « On enregistre chaque année 30 000 cas [de « kodokushi »] au niveau national, et 3 000 pour Tokyo. Cela représente 70 % d’augmentation par rapport à 2005, et la tendance va s’accélérer, selon de nombreux experts. D’après les statistiques sur le vieillissement de la population au Japon, un Japonais sur trois aura plus de 65 ans en 2035. Or, avec le nombre de mariages à la baisse et celui des divorces à la hausse, pas moins de 7,5 millions de personnes vivront seules à cet horizon. »

Même pour les seniors entourés, le nombre de funérailles en petit comité ne cesse de croître depuis 15 ans. Cela est dû au fait que les gens meurent de plus en plus vieux. Sur l’ensemble des décès recensés en 2015, 61,3% concernaient des personnes de plus de 80 ans. Aujourd’hui, un défunt sur quatre a plus de 90 ans. Cela signifie que la famille est plus âgée, avec la probabilité que les proches et les amis du défunt soient eux aussi décédés.

Une pauvreté montante

1,22 million de yens (10 350 euros), c’est le niveau de revenu annuel en dessous duquel on est considéré comme pauvre au Japon. Dans une enquête de 2013 réalisée par le ministère nippon de la Santé et consacrée à la vie quotidienne, il apparaît que 16,1% de la population, soit environ 20 millions de Japonais, ont un revenu inférieur à ce montant. Cette part est plus importante dans les foyers de personnes âgées et ceux des mères célibataires.
De nombreuses personnes âgées vivent avec uniquement la pension de la Caisse nationale des retraites, dont le montant est souvent inférieur à celui du revenu minimum public. Ces personnes sont obligées de travailler pour survivre. Elles prennent alors des petits boulots, du ménage dans des bureaux ou du gardiennage de travaux publics, payés 1000 yens (8,6 euros) de l’heure ou moins. Beaucoup travaillent dans la décontamination à Fukushima, où peu de jeunes postulent. Les entreprises se tournent alors vers des travailleurs plus âgés pour la main-d’œuvre. Il en est de même sur les chantiers de préparation des infrastructures des jeux olympiques de 2020 qui se tiendront dans la capitale.
Certains acteurs du privé offrent des logements à ces bénéficiaires de l’aide sociale. Or les conditions désastreuses de ces résidences avaient déjà provoqué un scandale en 2008 et aujourd’hui, elles posent de nouveau des problèmes. Un reportage du magazine du Shukan Asahi en 2015 citait notamment un établissement insalubre fournissant une place dans un lit superposé pour 102 500 yens (884 euros) par mois, repas compris. Les repas étaient pointés comme peu diététiques et difficiles à manger pour des personnes âgées.

Vieillissement des journaliers et seniors indésirables dans les entreprises

Les zones de Kotobukicho à Yokohama, de Yamatani à Tokyo et de Kamagasaki à Osaka paraissent être les vestiges de la croissance économique du Japon. Tous ces quartiers sont aujourd’hui peuplés de personnes âgées et démunies : les anciens travailleurs journaliers. Ils sont en effet nombreux à vivre de l’aide sociale publique. A Yokohama par exemple, sur les quelque 6 300 habitants, environ 70% ont plus de 60 ans. Il s’agit dans leur grande majorité d’hommes célibataires. 85% d’entre eux touchent ce minimum vital.
Du côté des employés en contrat à durée indéterminée, la situation n’est parfois pas meilleure. Tandis que certaines entreprises cherchent à valoriser l’expérience de ces seniors, d’autres les considèrent comme indésirables. Elles cherchent alors à se débarrasser de leurs « gros salaires », quitte à les forcer à démissionner ou à les précariser en réduisant leur revenu. En général, passé 60 ans, les Japonais touchent un salaire environ 30% inférieur à leur rémunération la plus élevée. Ainsi, de nombreux travailleurs âgés changent de métier dans la même entreprise et continuent à travailler jusqu’à l’âge de 65 ans, parfois même davantage, ce qui augmente en même temps considérablement la part des emplois non réguliers dans la population active salariée en 2015 dans l’Archipel. Ces emplois précaires concernent déjà 40 % des actifs en 2015 contre 16 % en 1984, pour une augmentation des intérimaires d’1 million entre 2000 et 2007. Cette vague de précarité touche donc de plein fouet les seniors.
Dans un contexte où l’emploi à vie restait un principe pour les salariés qui en bénéficiaient, les entreprises ont cherché à mettre en place une politique de gestion des effectifs seniors soucieuse de limiter, dans la mesure du possible, les licenciements. Ainsi certaines entreprises proposent à l’employé des avantages financiers en échange d’un départ volontaire à la retraite. Il s’agit de sommes pouvant représenter plusieurs mois, voire plusieurs années de salaire, ainsi qu’une réévaluation avantageuse du pécule de départ. Selon une étude publique de ministère du travail parue en 2015, il apparaît que cette pratique était utilisée en moyenne, en 1980, dans 3,2 % des entreprises, toutes tailles confondues. Aujourd’hui, ces chiffres étaient respectivement de 6,4 % pour la moyenne des entreprises, 40,4 % pour les grandes et 59,3 % pour les très grandes. Ainsi le taux exceptionnel d’emploi des seniors au Japon l’a été au prix d’une précarisation de cette main-d’œuvre, réembauchée à salaires réduits sur des contrats non permanents. Les travailleurs en fin de carrière rejoignent alors la masse croissante des travailleurs non permanents qui servent de variable d’ajustement aux entreprises.
Par Agnès Redon, à Tokyo

Soutenez-nous !

Asialyst est conçu par une équipe composée à 100 % de bénévoles et grâce à un réseau de contributeurs en Asie ou ailleurs, journalistes, experts, universitaires, consultants ou anciens diplomates... Notre seul but : partager la connaissance de l'Asie au plus large public.

Faire un don
A propos de l'auteur
Journaliste résidant à Tokyo, Agnès Redon a effectué la plus grande partie de son parcours professionnel au Japon. D’abord reporter de terrain en presse magazine à Paris, au Liban et au Japon, elle se tourne ensuite vers la presse spécialisée (actualité sociale en France, politiques de l’emploi et formation) et travaille à temps plein pour l’agence de presse AEF (Agence emploi éducation formation) en 2012. Depuis début 2013, elle s’installe plus durablement à Tokyo et devient correspondante pour Asalyst, Japon Infos et une émission de Radio Canada ("Les samedis du monde"). Elle collabore ponctuellement avec TV5 Monde, Madame Figaro, Grazia, Néon, Le Parisien magazine et Géo. Elle est également l’auteur d’un livre recueillant les témoignages des survivants du massacre du 28 février 1947 à Taïwan, intitulé Témoignages du silence.