Société
Entretien

Cao Huaqin : "Si c’est moi le gros poisson de la mafia chinoise, les vrais bandits doivent se marrer"

Cao Huaqin devant les bureaux de l'IGPN à Paris le 28 mars 2017 (Crédits : SL)
Il commence à pleuvoir place de la République et Cao Huaqin ne veut pas perdre la face : « Deng yixia, deng yixia ! Tamen kuai dao le ! » – « Attendez, attendez ! Ils vont arriver ! » répète en mandarin et avec insistance ce vendredi 31 mars, celui qui s’est reconnu la veille dans la note de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI), révélée par le journal le Parisien. Selon les renseignements intérieurs français, « des individus défavorablement connus des services de police », tenteraient d’infiltrer les rassemblements de la communauté chinoise à « l’insu de la famille du quinquagénaire décédé », dimanche 26 mars lors d’une intervention de police. Parmi eux : un « gros poisson d’Aubervilliers connu des affaires de jeux et de proxénétisme. »
Voilà en effet cinq jours déjà que cette silhouette imposante suit les déplacements de la famille de Liu Shaoyao. Cao Huaqin est peut-être un « gros poisson », il est surtout connu comme le loup blanc au sein de la communauté chinoise et notamment parmi les responsables d’associations. Celui que les réseaux sociaux surnomment « le gros » a ainsi été la première personne appelée par les filles de la victime suite à la mort de leur père. C’est encore lui, qui ce vendredi, a demandé à « des amis » de venir se rassembler pour rendre hommage au ressortissant chinois tué. L’appel envoyé sur le réseau WeChat a eu visiblement peu d’écho. Il est 21 heures et après une heure et demie d’attente, seule une trentaine de personnes tentent de réveiller la flamme des bougies disposées en forme de cœur devant la statue de la place de la République.
Ancien repris de justice, Cao Huaqin n’a visiblement pas l’influence qu’on lui accorde, même s’il martelait encore ce dimanche 2 avril sur les réseaux sociaux : « Nous sommes en guerre, jusqu’à la fin ! » Le président de « l’Association de l’Amitié chinoise en France », comme l’indique sa carte de visite, organise depuis près d’un an des « patrouilles citoyennes » dans son quartier des Quatre Chemins à Aubervilliers pour « protéger » les Français d’origine chinoise qui se plaignent d’agressions répétées. Son association couvre-t-elle une entreprise mafieuse ? Nous lui avons posé la question.
Est-ce vous le « gros poisson » de la mafia mentionné dans la note de la DGSI révélée par le Parisien ?
Cao Huaqin : Il semblerait que oui et c’est totalement ridicule ! Ils me rendent responsable des manifestations, et pourtant ces derniers jours, je n’ai fait qu’accompagner la famille de la victime. Si à chaque fois, la police française me vise parce que je suis une cible facile, ils ne sont pas prêts de trouver les vrais criminels. Je suis en colère, mais en même temps je trouve cela risible encore une fois. Si c’est moi le gros poisson de la mafia chinoise, alors les vrais bandits doivent bien rigoler ! Moi, ce que je sais, c’est que dans les manifestions organisées par la communauté chinoise, il n’y a pas de mafia. Pour les manifestations organisées par les Français en revanche, je n’en sais rien !

Contexte

Les fantasmes sur les asiatiques ont la vie dure, l’un des plus récurrents étant peut-être celui qui associe la vie d’une communauté aux activités de bandes criminelles.

Quelle est ici la part du fantasme et de la réalité ? L’idée que la mafia chinoise, telle une pieuvre, viendrait s’infiltrer dans toutes les activités des Français d’origine chinoise ou même des migrants chinois d’Ile-de-France fait en tous cas sourire Chuang Yahan : « Lors de mes enquêtes, je n’ai jamais entendu parler de personnes manipulées par les mafias, affirme cette docteur en sociologie de l’Université Paris-Sorbonne qui depuis six ans étudie la communauté chinoise. Il faut rester très prudent avec ce type de cliché qui est facilement utilisé pour tenter de délégitimer des mobilisations spontanées. »

Que vient faire la mafia dans ce drame ? Selon les avocats de la famille de la victime, ce n’est pas la première fois que des informations issues de notes des renseignements intérieurs apparaissent dans la presse alors qu’une enquête est en cours. « A chaque fois qu’il y a une probable bavure policière, affirme Maître Calvin Job, on est confronté à ce genre de contre-feux. C’était le cas déjà lors de l’affaire Théo ou pour Adama Traoré. On découvre par voie de presse, des éléments sur les victimes ou leurs soutiens qui ne concernent pas directement les faits incriminés. »

La note des renseignements intérieurs citée par le Parisien et le Monde indique que les mafias chercheraient à influencer l’actuel mouvement de contestation pour récupérer le « marché de la sécurité ». La mafia chinoise peut-elle manipuler les manifestants chinois qui réclament justice depuis une semaine ? Et si on arrêtait un peu « les clichés », demande olivier Wang, l’adjoint au maire du 19ème arrondissement dans le Nouvel Obs. « Le terme mafia revient à chaque fois que l’on évoque la communauté chinoise, » constate également Martin Shi. « Les médias français en sont très friands, cela permet de mieux vendre les histoires » poursuit l’auteur d’une composition parodique sur la « mafia chinoise de Belleville » en 2012 :

Cette caricature d’une communauté est-elle liée à l’angoisse sécuritaire des Franco-Chinois ? Sachant que la demande de policiers supplémentaires n’a pas eu de retour immédiat, différentes initiatives ont été prises par les migrants chinois des quartiers populaires, note encore Chuang Yahan : « Certains commerçants ont voulu s’associer pour installer des caméras de surveillance, précise la sociologue. On voit aussi qu’aujourd’hui ils embauchent de nombreux agents de gardiennages qui ne sont pas d’origine chinoise. Et puis, des patrouilles organisées par les habitants eux-mêmes ont été mises en place dans les zones résidentielles. »

Ces gros bras « citoyens » ont-ils été confondus avec les mafias ? Une chose est sûre, le regard sur la police française a aujourd’hui changé. « Pendant longtemps, la communauté chinoise pensait que police était synonyme de protection, ajoute Chuang Yahan. L’affaire Théo a contribué à nuancer cette image. Toute la mobilisation autour de cette affaire a fourni un exemple pour ces jeunes Chinois qui connaissent de mieux en mieux les formes d’actions collectives dans la société française. Ces jeunes disposent désormais d’un véritable savoir-faire en matière de contestation. Ils sont sensibles politiquement, ce qui leur permet de se mobiliser contre le racisme et les violences institutionnelles à chaque fois que nécessaire. »

Ce qui frappe dans le récit de la famille Liu, c’est la peur qu’il disent ressentir lorsque des « hommes habillés en civils et armés » viennent frapper à leur porte. La communauté chinoise est-elle victime de psychose ? « Je ne connais pas l’histoire familiale de Monsieur Liu, indique Chuang Yahan. Mais pour beaucoup de migrants chinois qui débarquent à Paris sans maîtriser bien la langue française, l’interaction avec les policiers se révèle souvent une expérience assez humiliante. Elle laisse une empreinte de peur durable chez ces personnes qui préfèrent se cacher plutôt que de se retrouver à nouveau confrontées à l’administration française. »

Est-ce la première fois que vous êtes ainsi directement pointé du doigt par les services de renseignements ?
Cao Huaqin : Non ce n’est pas la première fois, mais à chaque fois ils se ridiculisent en le faisant. Depuis plus d’un an, je passe l’intégralité de mon temps à faire de l’accompagnement pour les victimes d’agression. A chaque fois, ils m’accusent alors que je n’ai même pas le temps de faire des affaires.
Cet « accompagnement des victimes », comme vous l’appelez, est-il bénévole ?
Bien sûr que je fais cela bénévolement, je n’ai jamais touché un centimes pour nos actions.
Pourquoi faites-vous cela ?
Je fais ça pour mes enfants, car j’aimerais qu’ils vivent dans de meilleures conditions. On ne peut pas accepter de vivre dans la peur et l’insécurité. Avec d’autres parents, on entend améliorer les conditions de sécurité de notre résidence et du quartier où nous vivons à Aubervilliers. Comme vous le savez, la communauté chinoise est fréquemment victime d’agressions. Nous avons manifesté contre l’insécurité après la mort de Monsieur Zhang Chaolin [La mort de ce couturier chinois d’Aubervilliers suite à un vol avec violences avait déclenché une forte mobilisation de la communauté dans les rues de Paris en septembre 2016, NDLR]. Nous nous sommes aussi organisés entre parents pour renforcer la sécurité autour des lieux où nous vivons.
Cao Huaqin devant la statue de la place de la République. 31 mars 2017 (Crédits: SL)
Peut-on comparer cette organisation aux « grands frères » dans les quartiers populaires ?
On joue peut-être un peu ce rôle effectivement, mais vous savez, on m’appelle aussi « président » car je suis président d’une association. On me surnomme également « le gros », c’est à cause de mon tour de taille… C’est gentil, c’est juste une question de physionomie, cela n’a rien à voir avec le « gros poisson »
Pouvez-vous nous parler de votre passé judiciaire ?
Je n’ai rien à cacher là-dessus non plus. J’ai fait deux ans de prison pour proxénétisme et trafic de drogue. J’étais patron d’un karaoké à Aubervilliers. J’étais le plus grand actionnaire, mais ce sont mes associés qui se sont lancés dans les trafics. Moi, je n’ai rien fait !
Vous avez pourtant été condamné et vous avez effectué un séjour en prison…
Oui et ça m’a bien changé d’ailleurs. Depuis ma sortie de prison, j’ai compris que je devais transformer ma vie. J’ai aujourd’hui 46 ans, je veux vivre une vie normale avec mes trois enfants et surtout je veux améliorer la situation sécuritaire du quartier pour mes enfants. Faire de la prison ne fait pas de vous un mafieux à vie heureusement.
Appel au rassemblement lancé par Cao Huaqin sur WeChat le 31 mars 2017 (Crédits : SL)
Quels sont vos sources de revenus aujourd’hui ?
Je touche un salaire au niveau du smic en tant que président de mon association.
La note de la DGSI parle d’une lutte d’influence entre les mafias et le régime de Pékin…
Je n’en sais rien, vous commencez à m’énerver… Je ne sais pas du tout ce que font les communistes, je ne sais même pas qui ils sont ! La presse raconte vraiment n’importe quoi !
Est-ce que vous avez été la première personne appelée par la famille Liu le soir du drame ?
C’est exact. Je suis maintenant assez connu dans la communauté et on sait qu’en cas d’agression, on peut m’appeler à tout moment. Je viens immédiatement au secours des victimes. Donc les filles de Monsieur Liu m’ont téléphoné…
Qu’avez-vous découvert en arrivant sur place ?
La première chose dont je me souvienne, c’est cette image des filles de Monsieur Liu en chemise de nuit. Elles m’attendaient en grelottant de froid, en pleurant, dans le bas de leur immeuble. Elles pleuraient, personne n’avait de mouchoir. J’étais complétement désemparé… Même moi j’ai pleuré.
Les filles n’étaient-elles pas enfermées dans leur chambre sous surveillance de l’un des agents ?
Oui, mais c’était plus de deux heures après la mort de leur père. A ce moment-là, elles ont pu sortir. Elles n’ont même pas pensé à prendre un manteau. Elles avaient tellement froid qu’elles tremblaient dans la rue en m’attendant…
Il était quelle heure environ ?
La police était toujours là, il était environ 22h40. J’ai consolé les enfants de Monsieur Liu, on a ramassé leurs affaires et je les ai emmenés à l’hôtel.
Les manifestants place de la République vendredi 31 mars, beaucoup moins nombreux que lors de l'hommage rendu à Liu Shaoyao ce dimanche 2 avril (Crédits : SL).
Que faut-il faire pour améliorer le sort de la communauté franco-chinoise selon vous ? Qu’attendez-vous des candidats à la présidentielle ?
Je pense qu’au fond, les hommes politiques n’ont pas vraiment la volonté d’améliorer notre situation. Ils travaillent souvent avec des personnes qui ne connaissent pas les problèmes de la communauté chinoise. Il faut donc que nous nous prenions en main. On le voit avec ce qui est arrivé à Monsieur Liu Shaoyao : les violences et les agressions continuent. Pour l’instant, on est toujours dans l’impasse.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde, avec Tamara Lui (traduction)

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.