Société
Entretien

Documentaire : "Revenir à Fukushima" ou le choix angoissé des familles japonaises

Une rue déserte de la ville de Tomioka, dans la zone hautement radioactive de la préfecture de Fukushima à quelques kilomètres de la centrale, le 22 mai 2016. (Crédits : LAFFORGUE Eric / hemis.fr / via AFP)
Une rue déserte de la ville de Tomioka, dans la zone hautement radioactive de la préfecture de Fukushima à quelques kilomètres de la centrale, le 22 mai 2016. (Crédits : LAFFORGUE Eric / hemis.fr / via AFP)
Comment revenir dans cette zone « lunaire » qu’est devenue Fukushima le 11 mars 2011 ? Comment être sûr du succès de la décontamination, six ans après la catastrophe nucléaire provoquée par un tremblement de terre suivi d’un tsunami ? N’est-ce pas irresponsable pour la santé des anciens habitants de la « zone interdite » ? Ces questions hantent le documentaire plein de sensibilité de Marie Linton, « Revenir à Fukushima », diffusé ce jeudi 16 mars à 15h35 sur France 5. La journaliste française basée à Tokyo depuis l’année du désastre en a vécu le choc brutal. Mais pour aller plus loin que ses nombreux reportages sur l’accident nucléaire, elle a voulu comprendre et « rendre » à l’écran les sentiments contradictoires des anciens résidents de cette préfecture. Le film est un portrait croisé de trois familles qui « reviennent » : un couple de personnes âgées, une mère de famille, une femme, son mari médecin et leur enfant. A leur manière, ils oscillent entre attachement à leur ancien domicile, angoisses et culpabilité. La caméra de Guillaume Bression saisit avec virtuosité leur regard chargé de questions face au volontarisme des autorités japonaises. Entre le 31 mars et le 1er avril, quatre villes de la préfecture de Fukushima auront rouvert leurs portes, au moins en partie. Ce sera la plus grosse vague de réouverture depuis la catastrophe.

Entretien

Journaliste et auteur-réalisatrice, Marie Linton habite au Japon depuis six ans. Formée à Sciences Po et au Centre de Formation des Journalistes (CFJ) à Paris, elle a couvert la catastrophe du 11 mars 2011 dès le premier jour, notamment pour France 24, La Croix et Sciences et Avenir où son article de huit pages sur les « réfugiés du nucléaire » a été récompensé du prix de la fondation Varenne de la publication scientifique. Marie Linton a en outre réalisé les documentaires « Retour en zone rouge » en 2012 (Sciences et Vie TV), « Des robots au cœur de l’enfer de Fukushima » (RMC Découvertes) sur la question du démantèlement de la centrale. Outre son travail sur Fukushima, elle a réalisé un documentaire de 26 minutes sur « Le village des poupées » pour la télévision japonaise NHK World et un autre de 80 minutes pour RMC Découverte sur « La chute du Japon impérial ».

« Revenir à Fukushima » est diffusé ce jeudi 16 mars à 15h45 heure française sur France 5. Il sera disponible en replay pendant une semaine gratuitement sur le site de France 5.

La journaliste et auteur-réalisatrice Marie Linton. (Crédits : DR)
La journaliste et auteur-réalisatrice Marie Linton. (Crédits : DR)
A voir, la bande annonce du documentaire « Revenir à Fukushima » par Marie Linton :

Trailer – Revenir à Fukushima from kamiproductions on Vimeo.

Comment est venue l’idée de ce documentaire ?
Marie Linton : J’ai une longue histoire avec Fukushima et la zone interdite autour de la centrale. J’y suis allée pour la première fois le 28 mars 2011, soit deux semaines après l’accident nucléaire. Ce fut le choc de ma vie. Nous y sommes allés en voiture avec un homme qui organisait des patrouilles citoyennes dans la zone. C’était une zone de non droit et la patrouille voulait empêcher les pillages. Sur la route, on a croisé des barrières, des policiers, des personnes masquées partout… A l’intérieur de la zone, un monsieur en combinaison de protection radiologique était en panique : il n’arrivait pas à réparer sa voiture, il courait partout, tout le monde était paniqué… Par hasard, nous sommes arrivés dans une étable où un éleveur nourrissait ses derniers chevaux vivants au milieu des autres chevaux morts. Les bêtes étaient restées sans boire et sans manger, affamées… C’était horrible. Depuis, j’ai été hantée par cette zone interdite. Je ne croyais pas du tout les autorités qui disaient : « Nous allons rouvrir cette zone, nous rouvrirons ces villes. » Après ce que j’avais vu, ce n’était pas possible que les villes rouvrent. C’était une zone lunaire ; ce n’était plus la Terre ; ce n’était plus un endroit normal. En fin de compte, les autorités se sont fixées un agenda systématique et elles ont rouvert la zone. Je trouve cela juste incroyable !
Par la suite, j’ai été influencée par le photographe Guillaume Bression qui est aussi le chef opérateur du film, et qui a réalisé un projet au long cours pendant cinq ans sur les conséquences de l’accident nucléaire : une série photo nommée « Retrace our steps » avec Carlos Ayesta. Il faisait revenir les habitants dans leur maison à l’intérieur de la zone interdite. Les gens se comportaient normalement dans leur maison complètement défoncées. J’ai réfléchi à ce titre « Revenir sur ses pas », et je me suis dit : si on en faisait un projet plus vaste sur la question du retour. Je voulais parler de ce thème d’un point vue plus journalistique, raconter l’histoire de ces gens-là. Pourquoi ne pas en faire un documentaire sur plusieurs sur plusieurs familles ? Notre film s’ouvre ainsi sur trois scènes de retour dans la préfecture de Fukushima, comme les Takahashi revenant dans leur appartement saccagé.
Ce que fait ressortir votre documentaire, ce sont des personnages qui oscillent entre nostalgie, angoisse et culpabilité…
L’idée c’était qu’il n’y avait pas de réponse uniforme à cette catastrophe, mais des réponses uniques à chaque réfugié. Parmi les personnes qui ont vu le film en France, certaines m’ont fait remarquer : « Je ne comprends pas cette dame qui revient chez elle, c’est irresponsable ! » Je voulais susciter ce questionnement : des personnes devant la catastrophe, comment réagissent-elles ? Eh bien les gens sont dans le brouillard. C’est pas comme si un camion leur était passé dessus. Ils ne savent pas s’ils ont le cancer. Ce n’est jamais 100 % sûr. La menace reste incertaine, invisible, à long terme. D’où des réactions différentes. Je ne les juge pas dans le film.
Quelles ont été les réactions à votre film au Japon ?
Certains ont été marqués par Madame Moribatsu avec son mari médecin : tout le monde l’a trouvée très touchante. On sent qu’elle est sincèrement inquiète pour ses enfants. Aux yeux de certains, elle projette sans doute trop son stress sur ses enfants – une angoisse qui serait pire que la radioactivité. L’autre famille filmée, Les Takahashi, ont vu le film et l’ont beaucoup aimé. Ils ont apprécié l’absence de réponse simpliste, en noir ou en blanc, alors que la réalité est grise. Ils ont apprécié que je comprenne qu’il y a des gens qui partent et d’autres qui restent : c’est une décision individuelle, compliquée certes, mais ces choix prennent du sens lorsqu’on passe un peu de temps avec les familles et qu’on fait l’effort de comprendre leur logique.
Vous évoquez tout le long du film le débat sur le seuil de dangerosité du taux de radioactivité. Un débat très complexe lui aussi…
C’est au cœur de la controverse. Deux théories s’affrontent. Selon une partie des chercheurs, en terme réglementaire, toute exposition à des rayonnements ionisants et à de la radioactivité est mauvaise. D’où cette norme internationale qui pose le taux de radioactivité dangereux à partir d’1 millisievert par an en plus de la radioactivité naturelle. D’autres considèrent que ce ne sont que des normes réglementaires et non sanitaires, et que les études peinent à prouver des effets dangereux en dessous de 100 millisievert par an. C’est notamment le résultat des études sur les effets des bombardements à Hiroshima et Nagasaki, et qui ne constatent pas de cancer en dessous de ce seuil.

Tout cela est extrêmement compliqué. Je ne suis pas épidémiologiste mais dans ce flou de débats d’experts, il existe différentes réponses et tout le monde ne va pas réagir pareil. Contrairement à la France où domine une discours catastrophiste, les réponses au Japon sont différenciées. Sur le terrain, après quelques années, on connait mieux les niveaux de dose de rayonnements radioactifs dans la région de Fukushima. Face à cela, les gens réagiront selon leur niveau d’attachement à leur terre natale, leur aversion au risque, le fait qu’ils aient des jeunes enfants, leur âge, leur sexe.

Est-ce que les familles qui sont amenées à revenir à Fukushima ont vraiment le choix ? Le film montre un volontarisme fort des autorités qui offrent même un tour en bus pour les cerisiers en fleur dans les zones radioactives, par exemple…
Il y a une volonté politique sidérante pour réparer les traces de la catastrophe nucléaire et faire revenir les habitants. Cela se traduit par une grande énergie déployée par les responsables politiques locaux et nationaux, mais aussi par un volontarisme financier : la décontamination représente 40 milliards d’euros et emploie des milliers de travailleurs. Cela se traduit aussi par une campagne d’opinion intense, allant des nombreuses visites de ministres dans la zone pour promouvoir cette politique du retour jusqu’aux spots publicitaires pour manger les produits de la région. Sans oublier l’arrêt progressif des indemnités aux habitants des zones sinistrées après la réouverture des villes. Donc cela peut inciter à revenir même si les gens demeurent très bien indemnisés. Après, les habitants ont le choix : c’est quand même une démocratie. Le taux de retour est très faible. Par exemple, à Naraha, seuls 10% des 7 400 habitants sont revenus. Pour Odaka, les autorités s’attendent à 20% de retour. Bien sûr, le taux est variable : plus les villes sont grandes et plus le taux de retour est bas car la communauté est faible. Le furusato, la « terre natale », c’est extrêmement important dans ces régions. Les toutes petites communautés peuvent décider de revenir ensemble. Mais globalement, le taux reste peu élevé, ce qui est la meilleure preuve que les gens ont le choix.
Quel est l’objectif final de cette politique d’encouragement au retour ?
C’est officiellement parce que le pays est petit, donc le Japon – qui ne représente que les deux tiers de la superficie de la France pour une population double – ne peut pas faire non plus comme la Russie après Tchernobyl et laisser vacantes des zones résidentielles entières. Mais cette explication n’est pas tout à fait satisfaisante parce que c’est une région vieillissante et rurale et donc pas stratégique dans l’économie japonaise. Une autre explication de cette politique, c’est « l’esprit samouraï » des Japonais : quand on a commis une erreur, il faut la réparer, il faut se relever, effacer les traces de la catastrophe.

Mais il y a un troisième explication : la volonté de protéger la filière nucléaire. Cela dit, le programme de décontamination a commencé dès le gouvernement de gauche de Naoto Kan à partir d’août 2011. Kan est par la suite devenu un ardent anti-nucléaire. Pour sa part, l’actuel gouvernement de Shinzo Abe, au pouvoir depuis décembre 2012, a d’emblée déclaré qu’il voulait redémarrer la filière nucléaire. Dès son discours de soutien à la candidature de Tokyo pour les Jeux Olympiques de 2020, il a assuré que la situation à la centrale de Fukushima était « sous contrôle ». Cette politique du retour et de la réouverture des villes touchées participe de cette volonté de montrer qu’on maîtrise la situation, qu’on peut réparer une catastrophe nucléaire et qu’on peut donc redémarrer les réacteurs.

Le documentaire aborde très directement la question du stockage des déchets radioactifs avec une séquence impressionnante tournée au drone : les vastes zones où sont entassés les sacs de déchets se trouvent parfois sous les fenêtres des résidents…
C’est vraiment un problème majeur. En voulant nettoyer la zone, ils la peuplent de déchets. C’est impressionnant pour les gens qui reviennent chez eux. Dans un premier temps, les sacs de déchets contaminés – il s’agit de terre contaminée et non pas des déchets nucléaires des réacteurs – sont placés un peu n’importe où, donc c’est déstabilisant. Cela rappelle tous les jours la catastrophe nucléaire aux gens qui vivent là. Il y a beaucoup de retard dans la décontamination car personne ne voulait avoir un centre de stockage près de chez soi. Il a fallu beaucoup de temps pour trouver des lieux de stockage. Les autorités passent leur temps à déplacer les sacs dans la zone, d’un lieu à l’autre. A long terme, l’idée est de les regrouper dans un immense centre de stockage à construire près de la centrale qui servirait à entreposer les déchets pendant 30 ans. C’est une solution à moyen terme.
Dans le fonds, comment savoir l’efficacité de la décontamination ?
Le taux d’efficacité est très variable en fonction des endroits et de la radioactivité initiale. Il se situe en moyenne autour de 50%. Ce qui ne réduit pas totalement la radioactivité. Au bout du compte, c’est très complexe à évaluer. Faire baisser la radioactivité, c’est bien pour les personnes âgées, mais ce n’est pas un taux acceptable pour les enfants et donc pour les mères de famille. Par ailleurs, il faut considérer qu’une écrasante majorité des anciens habitants des villes touchées a plus de 65 ans. La renaissance sera donc toute relative : ce sont peut-être des villages qui vont péricliter.

Si l’on veut créer une dynamique nouvelle, il conviendrait de faire de Fukushima un pôle d’excellence dans le démantèlement nucléaire. Les autorités ont permis l’ouverture de trois instituts de recherche de la Japan Atomic Energy Association (JAEA) à l’intérieur de la zone interdite. Un premier a déjà ouvert, un deuxième va ouvrir le 23 avril prochain à Tomioka et le troisième dans quelques années à Okuma. Pour l’instant, parmi les habitants, on le voit bien, il n’y a que les personnes âgées qui reviennent. Cela ne va pas du tout !

Est-ce que les habitants ont toujours le sentiment que le gouvernement leur ment ou les manipule ?
Le maire de Minamisoma a avoué qu’il n’avait pas réussi à faire baisser le taux de millisievert. Ce n’est pas courant d’entendre ce genre d’aveu. Dans le film, on sent que M. Takahashi n’est pas dupe quand il dit : « Les politiques veulent nous faire revenir car ils veulent conserver leur poste, sinon ils n’auront plus de travail ! » Il soupçonne les intentions derrière. L’intéressant, c’est que M. Takahashi n’est pas un anti-nucléaire. Il dit que c’est compliqué, que le nucléaire a permis de faire tourner l’économie japonaise. Au début de la crise, il y a eu énormément de mensonges – cela continue encore. Le plus gros mensonge des autorités est d’avoir mis autant de temps à dire que le cœur du réacteur avait fondu. L’IRSN [Institut de radioprotection et de sûreté nucléaire, NDLR] l’avait dit bien avant. L’autre grand mensonge c’est d’avoir si longtemps tardé à publier la carte du panache radioactif, c’est-à-dire les zones où s’est diffusée la radioactivité. Conséquence, certains habitants ont fui dans des régions encore plus contaminées ! Aujourd’hui, on dispose d’une foule d’informations : TEPCO [la compagnie d’électricité opératrice de la centrale de Fukushima, NDLR] publie des bulletins tous les jours, et on peut connaître les taux de radioactivité partout en simultané. Mais la question reste compliquée pour moi.
*Il s’agit des villes d’Iitate (5 917 habitants recensés avant la catastrophe), Tomioka (9 578), Namie (15 356) et Kawamata (1 169).
Entre le 31 mars et le 1er avril, 4quatre villes* vont rouvrir totalement ou partiellement. Cela concerne environ 32 000 personnes. C’est la plus grosse vague de réouverture depuis la catastrophe. Ensuite, les autorités s’attaqueront à la dernière zone, la plus contaminée, entre Futaba et Ookuma, ainsi qu’une partie de Tomioka qui est toujours fermée et une partie de Namie qui restera fermée pendant au moins encore cinq ans. Cela concerne 25 000 personnes qui ne pourront plus revenir chez elles durant toute cette période. Le 8 avril aura lieu le premier festival sous les cerisiers en fleurs à Tomioka, comme avant la catastrophe. On voit dans le film les bus rouler dans une allée bordée de cerisiers mais sans s’arrêter – c’est très réglementé. Ce sera très fort. Pour moi, c’est ce jour-là qui symbolisera vraiment la réouverture des villes.
Propos recueillis par Joris Zylberman

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).