Culture
Documentaire

Inde : "An Insignificant Man" ou l'ascension d'Arvind Kejriwal, rival "ordinaire" de Modi

Arvind Kejriwal, président de l'Aam Adami Party (AAP), le jour du l'élection du ministre-en-chef de l'Etat de Delhi, qu'il remporte largement, le 7 février 2015. (Crédits : Stringer / Anadolu Agency / via AFP)
Arvind Kejriwal, président de l'Aam Adami Party (AAP), le jour du l'élection du ministre-en-chef de l'Etat de Delhi, qu'il remporte largement, le 7 février 2015. (Crédits : Stringer / Anadolu Agency / via AFP)
L’époque est aux outsiders. De la Grèce aux États-Unis, des hommes politiques que personne n’attendait font irruption dans l’arène pour se transformer en d’irréductibles machines à gagner. Des récits de ces séismes électoraux qui ont émaillé l’actualité des cinq dernières années, un exemple est passé quasiment inaperçu de la presse européenne : celui d’Arvind Kejriwal, simple inspecteur des impôts devenu porte-voix du mouvement anti-corruption en Inde. Son élection à la tête de l’État de New Delhi, territoire hautement symbolique en Inde, a provoqué la stupeur des deux plus grands partis politiques indiens – Le Parti du Congrès, au pouvoir quasi continu depuis l’indépendance du pays, et le BJP, formation nationaliste du Premier ministre Narendra Modi, actuellement au pouvoir. Pour la première fois, l’État de Delhi, fort de 17 millions d’habitants, tombait entre les mains
d’un activiste sans aucune expérience politique.
C’est ce tournant décisif dans la démocratie indienne que narre le film documentaire An Insignificant Man projeté pour la première fois en France au FIPA (Festival international des programmes audiovisuels) à Biarritz le 26 janvier dernier. En adoptant une approche « fly on the wall », sans commentaire et caméra à l’épaule, les jeunes journalistes Khushboo Ranka et Vinay Shukla sont partis en immersion dans l’équipe de campagne d’Arvind Kejriwal pendant un an. Leur film révèle un homme que rien ne destinait à devenir l’une des personnalités politiques incontournables de la « plus grande démocratie du monde » ; un anonyme écœuré par les scandales politico-financiers, qui a décidé de quitter son poste de percepteur d’impôts pour se jeter dans une bataille électorale que tout le monde jugeait perdue d’avance. Un documentaire captivant, tragique et drôle, qui redonne foi en la politique.

Contexte

Sa sortie en Inde est prévue au printemps prochain et il sera disponible en VOD. Mais le chemin du documentaire An Insignificant Man est semé d’embuches. Le Comité d’examen de l’office de régulation et de censure du cinéma indien (CFBC) a refusé le visa d’exploitation au documentaire à cause de « remarques désobligeantes » sur le Premier ministre Narendra Modi et l’ancienne ministre en chef de l’Etat de Delhi Sheila Dikshit. Selon une source citée par le site indien Mid-day, « le Comité d’examen s’est trouvé divisé sur l’approbation du certificat pour le film. Par conséquent, le [dossier du] film a été transféré au Comité de révision du CFBC ».

Voir, la bande-annonce du film « Insignificant Man », réalisé par Khushboo Ranka et Vinay Shukla :

Le Parti de l’Homme Ordinaire

Le film commence en janvier 2013. Arvind Kejriwal vient de créer son parti, le Aam Admi Party (AAP, Parti de l’Homme Ordinaire). Le QG est établi dans un appartement étriqué, éclairé au néon, dans un faubourg de Delhi, et son équipe de campagne se compte sur les doigts d’une main. Arvind Kejriwal est un nobody politique. Son logo : un balai, symbole du métier le plus dévalorisé d’Inde et symbole du nettoyage de la classe politique qu’il appelle de ses voeux. L’homme est sobre, timide, un peu gauche. Il n’a pas la faconde d’un Narendra Modi, ni la légitimité dynastique d’une Sonia Gandhi. Sa tâche est titanesque : exister face aux deux mastodontes politiques que sont le Congrès et le BJP, sans réseau, sans argent et sans notoriété.
Arvind Kejriwal fonde son parti sur l’idéal de transparence et l’ambition d’éliminer la corruption des pratiques politiques indiennes. Avec le Parti de l’Homme Ordinaire, pas de financement occulte, aucune amitié avec les hommes d’affaire, et promesse de publier tous les comptes de campagne. Dans une démocratie gangrénée par la collusion entre personnalités publiques et puissances de l’argent, le pari est audacieux. Le documentaire montre comment, petit à petit, le nain politique sort de sa chrysalide ; comment la poignée de bénévoles du parti, à la faveur d’un porte-à-porte acharné dans les venelles de Delhi, parvient à déconstruire la défiance instinctive qu’ont les habitants à l’encontre des politiques.

Très vite, l’AAP engrange des soutiens, recrute des militants, fait parler de lui. En manque de candidats dans plusieurs circonscriptions, le parti appelle même ceux qui le souhaitent à présenter leur candidature afin de recevoir son investiture. Le mot circule : avec Arvind Kejriwal, l’expérience politique n’est plus un atout. Un chauffeur de rickshaw peut devenir candidat.

L’eau et l’électricité au cœur de la campagne

Arvind Kejriwal fait campagne sur deux sujets : le prix exorbitant de l’électricité et les pénuries d’eau ; deux préoccupations partagées par l’ensemble des habitants de Delhi, mais délaissées par les deux grands partis. Kejriwal multiplie les happenings, jusqu’à organiser des autodafés où les habitants sont encouragés à jeter leurs factures d’électricité, ou bien à livrer, sac à l’épaule, les milliers de lettres de doléance que ses bénévoles ont fait signer, jusqu’au bureau de la ministre-en-chef. Kejriwal promet même une réduction de moitié de la facture d’électricité ainsi que la distribution quotidienne gratuite de 700 litres d’eau pour chaque foyer. La promesse est immédiatement qualifiée de populiste par ses adversaires. Elle lui vaut pourtant l’intérêt puis l’adhésion du petit peuple de Delhi, des classes moyennes aux bidonvilles.

Les médias de masse commencent à s’intéresser à l’agitateur, dont les coups d’éclat font vendre. Sur les plateaux de télévision, le « Robin des Bois de Delhi » fait sourire… Mais sa popularité inquiète. Les qualificatifs fusent : démagogue, irresponsable, irréaliste. Kejriwal devient la coqueluche des médias. L’austérité de ses clips de campagne tranche avec la grandiloquence des films de ses adversaires, où la puissance du peuple de Delhi est glorifiée à grand renfort d’effets spéciaux et de musique triomphante. Dans ses vidéos, Kejriwal apparaît en chemisette grise sur fond noir, et s’adresse directement à ses électeurs, d’une voix chevrotante. Ses clips accumulent pourtant des millions de vue sur les réseaux sociaux. L’effet boule-de-neige est lancé.

En quelques semaines, les réunions debout sur une table dans les ruelles du Vieux Delhi se transforment en meetings survoltés. A des foules en délire, le poing levé, Arvind Kejriwal fait répéter son mantra : « Je promets que je n’accepterai jamais de pot-de-vin et que je n’en donnerai jamais ! » Une scène est éloquente. Kejriwal anime une discussion avec des passants, à même le trottoir. Un homme l’interpelle pour savoir si le parti leur procurera des bus pour les transporter aux bureaux de vote, une pratique clientéliste largement répandue en Inde, où les partis font promettre aux citoyens qu’ils voteront pour eux, en échange d’argent ou de bouteilles d’alcool. « Vous devrez aller aux urnes par vos propres moyens », répond Kejriwal devant un auditoire abasourdi. On est comme vous, on n’a pas d’argent. » L’aveu fait mouche et suffit à séduire des citoyens qui se considéraient jusque-là comme de la chair à urnes.

La résurrection du gandhisme

Kejriwal va plus loin. En avril 2013, il démarre une grève de la faim pour protester contre l’inflation des factures d’eau et d’électricité. A la stupéfaction générale, 400 000 personnes l’accompagnent dans son jeûne. La ressemblance avec le Mahatma Gandhi, père de l’indépendance de l’Inde, commence à s’inscrire dans les esprits. Pour les médias, la comparaison est facile, tant Kejriwal s’approprie les symboles gandhiens : lutte politique à la David contre Goliath, recours à la grève de la faim et aux autodafés pour dénoncer les injustices, réveil de la tradition indienne de désobéissance civile, intransigeance du discours et sobriété du personnage. Autre attribut qui n’échappe à personne : le topi, cette calotte blanche en papier qu’arborent ses sympathisants, à l’image de Nehru, le père de l’Etat indien.

En se lançant dans cette bataille électorale, Kejriwal s’attaque à un adversaire de taille : Sheila Dikshit, ministre-en-chef depuis 15 ans, et indéboulonnable cacique du parti du Congrès. Le film montre avec brio le visage en lente décomposition d’une édile dont la morgue n’a pas vu le danger que représentait « l’homme insignifiant », et qui s’alarme, trop tard, de voir un parfait inconnu grignoter son électorat. En quelques mois, le rouleau
compresseur Kejriwal balaye tout sur son passage et sème la panique générale dans les rangs du Parti du Congrès. Le documentaire se termine en apothéose dans les locaux de l’AAP. Alors que les premiers résultats tombent et que la foule s’amasse sous les fenêtres du parti, les militants n’en reviennent pas : la victoire est un raz-de-marée. Arvind Kejriwal, parfait inconnu un an auparavant, prend la tête du gouvernement provincial de Delhi le 28 décembre 2013.

Kejriwal futur Premier ministre ?

La puissance de ce thriller politique tient à l’universalité du récit, celui d’une aventure électorale qui redonne foi en la possibilité d’un changement radical par les urnes. Preuve qu’à l’heure du repli sur soi et du discours identitaire, très présents chez le Premier ministre Narendra Modi, un message bienveillant, tempéré, centré sur les problèmes du quotidien peut l’emporter. An Insignificant Man témoigne aussi de l’incroyable vitalité de la démocratie indienne, où, malgré les intimidations, la corruption et le népotisme endémiques, un quidam peut encore faire vaciller l’establishment politique et devenir l’une des personnalités les plus influentes du pays.

Kejriwal démissionnera deux mois après son élection pour protester contre le rejet d’une loi anti-corruption, mais sera réélu triomphalement en 2015 à la tête de Delhi lors d’élections anticipées. Son défi est désormais de reproduire le même exploit à l’échelle nationale. Depuis sa création il y a quatre ans, le parti AAP est devenu l’une des forces d’opposition principales au gouvernement de Narendra Modi, et des candidats se présentent sous son étiquette à chaque scrutin local. Les résultats des élections dans les États de l’Uttar Pradesh, du Punjab, de l’Uttarakhand, de Manipur et de Goa seront connus le 11 mars. De ces résultats dépend en grande partie l’avenir politique d’Arvind Kejriwal.

Par Paul Gasnier

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A propos de l'auteur
Journaliste indépendant passionné par l’Inde et la Pakistan, Paul Gasnier est un ancien élève de Sciences Po, de l'Institut des langues et civilisations orientales (Inalco) et du Tata Institute of Social Sciences de Bombay.