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Tribune : quand l’Inde tente d’imposer le silence sur ses atrocités au Cachemire

Des soldats indiens patrouillent sur l'autoroute Jammu-Srinagar après une fusillade avec des militants dans une base militaire à Nagrota au Cachemire le 30 novembre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / STRINGER)
Des soldats indiens patrouillent sur l'autoroute Jammu-Srinagar après une fusillade avec des militants dans une base militaire à Nagrota au Cachemire le 30 novembre 2016. (Crédits : AFP PHOTO / STRINGER)
L’embrasement et toujours l’impasse. Depuis la mort de Burhan Wani, l’un des leaders de la rébellion cachemirie, tué par les forces indiennes de sécurité le 8 juillet 2016, le Cachemire est en feu. Coupée en deux sur la Ligne de contrôle depuis 1947, la région connaît l’un des pires cycles de violences depuis les années 1990. Dans la partie indienne, le Jammu-et-Cachemire, un couvre-feu de 76 jours à la fin de l’an dernier n’a pas débouché sur un retour à l’ordre alors que plus d’une centaine de civils ont été tués dans les violences. Toujours plus de témoignages rapportent les brutalités répétées des militaires indiens, tandis que le gouvernement local empêche les médias de faire un travail indépendant d’investigation. Plus grave, les violences locales ont enclenché un nouveau cycle d’affrontement entre l’Inde et le Pakistan avec l’attaque de la base militaire d’Uri, que New Delhi impute à Islamabad, puis des échanges de tirs presque quotidiens sur la Ligne de contrôle, accompagnées de « frappes chirurgicales » menées par les militaires indiens. Côté pakistanais, on dénonce des « atrocités » impunies et ignorées par la communauté internationale. Cette tribune de Sylvie Lasserre Yousafzai, notre correspondante à Islamabad, fait largement écho à cette indignation.
Mauvaise surprise. Ce matin du 14 septembre 2016, Khurram Parvez, défenseur cachemiri des droits de l’homme bien connu, devait se rendre au Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à Genève. Mais il ignorait qu’il allait être retenu à l’aéroport de Delhi et empêché de prendre son vol. « J’ai été retenu au comptoir de l’immigration, déplore Khurram Parvez. Je leur ai dit qu’il n’y avait aucune charge contre moi et que par conséquent, ils ne pouvaient pas m’empêcher de quitter le territoire. Mais ils me répondirent qu’ils ne savaient rien de plus et ne faisaient qu’appliquer les ordres. » Le lendemain, 15 septembre, il sera arrêté chez lui, sans aucune charge et ne sera relâché que deux mois et demi plus tard. « Ils m’ont détenu illégalement pendant 76 jours avant de me relâcher grâce à la pression internationale et à la décision de la Haute Cour de Justice du Jammu-et-Cachemire, qui a déclaré que mon arrestation était illégale », indique le militant pour les droits de l’homme, qui est aussi président de l’AFAD, l’Asian Federation Against Involuntary Disappearances.

Il s’agissait à tout prix de l’empêcher de dénoncer les atrocités commises par l’armée indienne sur la population civile du Jammu-et-Cachemire lors de la 33e session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies. « Ils devaient aussi arrêter Parvez Imroz et Kartik Murukutla, deux avocats défenseurs des droits de l’homme, qui se rendaient également à Genève, mais par un autre vol que moi, précise Khurram Parvez. Une erreur administrative a joué en leur faveur et ils ont pu prendre leur vol. »

Témoignages sur la brutalité des soldats indiens

Les atteintes aux droits de l’homme par l’armée indienne sont récurrentes au Jammu-et-Cachemire. La population, qui revendique son droit à l’auto-détermination, vit dans la crainte perpétuelle de l’armée, notamment depuis les troubles de l’été 2016 consécutifs à la mort de Burhan Wani, le jeune et adulé commandant du Hizb-ul Mujahideen, tué le 8 juillet 2016 par les Forces de sécurité indiennes. La population cachemirie a la conviction que le militant âgé de 22 ans a été assassiné – ce qu’attestent les témoins – et non pas tué lors d’un combat, comme le prétend l’armée.

Le jour des funérailles, une impressionnante marée humaine, près de 200 000 personnes en colère, certains agitant l’étendard pakistanais, participent aux obsèques de Burhan Wani, dont la dépouille est enveloppée du drapeau pakistanais alors que nous sommes au Cachemire contrôlé par l’Inde. Ici, certains rêvent d’appartenir au Pakistan. Le 15 juillet, alors que les mouvements de protestation grondent dans la vallée, l’État indien impose un couvre-feu qui durera 79 jours. Réseaux mobiles et Internet sont également paralysés.

Malgré le couvre-feu, les Cachemiris sortent régulièrement dans la rue, bravant les Forces de sécurité indiennes qui n’hésitent pas à tirer. Depuis le mois de juillet, plus d’une centaine de civils ont été tués, une dizaine de milliers blessés, dont plusieurs centaines ont perdu la vue, victimes des tirs de grenailles de l’armée, femmes et enfants compris. Raids dans les villages, détentions arbitraires et illégales, disparitions forcées, actes de tortures contre les civils se succèdent dans la vallée. Les témoignages de la brutalité des soldats abondent, comme celui-ci par exemple : « D’abord, l’électricité a été coupée, puis les soldats ont commencé à attaquer notre maison. Ils nous ont battus, y compris ma nièce de dix ans », a raconté à l’AFP un homme depuis son lit d’hôpital. Ou encore : « Pendant le raid, l’armée et les hommes du SOG [Special Operations Group, NDLR] se sont introduits dans les maisons, ont saccagé les provisions et battu les occupants, blessant une douzaine de personnes dont des femmes et des enfants. Les soldats ont aussi emmené une trentaine de jeunes avec eux dans leur camp où ils les ont battus », relatent les habitants d’un village où le corps sans vie d’un instituteur de trente ans, Shabir Ahmad Mangoo, battu à mort, a été trouvé au matin d’un raid. Il faut savoir que le nombre de soldats déployés au Jammu-et-Cachemire approche 700 000, soit un soldat pour une quinzaine de civils, ce qui en fait la région la plus militarisée au monde.

Contradictions dans les médias

Jusqu’où la plus grande « démocratie » au monde ira-t-elle pour pouvoir poursuivre ses exactions contre la population sans – trop – fâcher la communauté internationale ? Si elle a pu entraver Khurram Parvez, citoyen indien, l’Inde n’a pu empêcher Nawaz Sharif, le Premier ministre du Pakistan, de se rendre à la 33e Assemblée Générale des Nations Unies où il consacra la moitié de son discours à la violation des droits de l’homme au Jammu-et-Cachemire.
« Je demande, a déclaré Nawaz Sharif devant l’ONU, de la part du peuple cachemiri, de la part des mères, épouses, sœurs et pères des enfants, femmes et hommes qui ont été tués, rendus aveugles et blessés, de la part de la nation pakistanaise, une enquête indépendante sur les exécutions extrajudiciaires ainsi qu’une mission d’établissement des faits pour enquêter sur les brutalités commises par les forces d’occupation indiennes, afin que les responsables de ces atrocités soient punis. »
Bizarrement, le 18 septembre, soit quatre jours avant son discours à l’Assemblée Générale des Nations Unies, une attaque terroriste survient contre la base militaire indienne d’Uri, proche de la Ligne de Contrôle. 17 soldats sont tués ainsi que les trois terroristes. L’Inde, bien sûr, accuse immédiatement le Pakistan qui récuse : « Aucun individu sain d’esprit ne peut imaginer qu’un mujahideen ait pu effectuer cette attaque alors qu’elle nuit à la cause cachemiri. » De fait, selon un rapport de la sécurité pakistanaise dont certains extraits sont rapportés par le quotidien pakistanais The News, « l’attaque a été délibérément conçue et menée par certaines sections de la sécurité indienne afin de détourner la pression perçue aux Nations Unies concernant le soulèvement cachemiri. »

Trois jours après l’attaque d’Uri, les médias indiens annoncent, comme un fait divers, l’arrestation de deux écoliers pakistanais habitant un village situé à une heure de marche de la Ligne de Contrôle, qu’ils auraient franchie par inadvertance, s’étant égarés. Selon le Hindustan Times, il s’agit d’une erreur et les deux adolescents, Ahsan Khursheed et Faisal Hussain Awan, devraient être rapatriés le lendemain : « Après une enquête minutieuse, nous avons établi que les garçons disaient la vérité et n’avaient aucune intention criminelle », confiera un officiel, sous couvert d’anonymat, au célèbre quotidien indien.

Pourtant, les adolescents ne réapparaissent toujours pas et quelques jours plus tard les médias indiens changent radicalement de version des faits : les collégiens de seize ans deviennent des hommes de 19 ans, qui, après interrogatoires, auraient avoué avoir servi de guide aux terroristes. Or les adolescents ont été arrêtés le 21 septembre, soient trois jours après l’attaque d’Uri. L’on sait ce que peuvent être les interrogatoires au Jammu-et-Cachemire… Il fallait accuser le Pakistan, ces adolescents n’étaient-ils pas tout trouvés pour constituer la « preuve » manquante ?

Quand on veut tuer son chien, on dit qu’il a la rage. Et en effet, la délégation indienne à l’Assemblée Générale des Nations Unies représentée par la ministre des Affaires étrangères Sushma Swaraj – Modi étant absent -, brandit comme un étendard l’attaque d’Uri et le terrorisme comme « la pire atteinte aux droits de l’homme » pour justifier des violences et atrocités commises au Jammu-et-Cachemire. Or les récents soulèvements au Cachemire sont totalement indigènes, sans intervention pakistanaise. Il s’agit d’une nouvelle génération de Cachemiris qui s’élève contre l’occupation de l’Inde et demande la liberté. Burhan Wani en était le symbole.

S’ensuivent ce que l’Inde appelle des « frappes chirurgicales » contre le Pakistan, depuis l’autre côté de la Ligne de Contrôle. En réalité, de nombreux villageois, dont des enfants, sont touchés par les tirs des soldats indiens. Le 24 octobre, 2 personnes dont un bébé sont tués. Le 28, ce sont 3 personnes, dont une femme et une jeune fille ; le 19 novembre, 4 adolescents, et quatre jours plus tard, 8 passagers d’un bus sont tués, 9 autres blessés ; le 16 décembre, un bus scolaire est la cible des tirs indiens, 1 enfant perdra la vie, quatre autres seront blessés.

Aujourd’hui, plus de quatre mois après l’enlèvement des deux collégiens, les familles, désespérées, sont toujours sans nouvelles. Une lueur d’espoir cependant commence à poindre depuis qu’un officiel de la NIA (National Investigation Agency), l’agence indienne de lutte contre le terrorisme, a commencé, anonymement, à parler à la presse en Inde. Selon lui, il n’y avait toujours aucune preuve de leur culpabilité fin janvier et il évoquait la possibilité que les garçons, « aient peut-être été effrayés ou contraints, lorsqu’ils avaient donné leurs premiers témoignage ».

En attendant, brutalités et violations des droits de l’homme envers la population cachemirie continuent au Jammu-et-Cachemire, malgré les dénonciations régulières auprès des Nations Unies.

Sylvie Lasserre-Yousafzai, à Islamabad

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A propos de l'auteur
Sylvie Lasserre Yousafzai est reporter indépendante et photographe, basée en Turquie. Passionnée par le monde turc, elle couvre l’Asie centrale depuis 2004 pour divers médias européens et internationaux, en presse écrite et radio. Elle est membre de la Société asiatique et l’auteure de "Voyage au pays des Ouïghours" (Cartouche, 2010).