Culture
Expert - Transistor Asie

Ode au "Shanzhai", la piraterie innovante à la chinoise

Un Internaute face à la publicité d'une marque chinoise de smartphone "shanzhai" nommée "Blockberry", utilisant l'image de Barack Obama. à Shanghai, le 20 septembre 2010. (Crédits : Zhou junxiang / Imaginechina / via AFP)
Un Internaute face à la publicité d'une marque chinoise de smartphone "shanzhai" nommée "Blockberry", utilisant l'image de Barack Obama. à Shanghai, le 20 septembre 2010. (Crédits : Zhou junxiang / Imaginechina / via AFP)
Gros plan sur un clip vidéo étrange réalisé par le pékinois Howie Lee qui nous plonge dans l’esthétique Shanzhai. Le Shanzhai ? C’est l’art de la copie à la chinoise façon « piraterie positive », mais détourné avec humour pour en faire une innovation « à la bonne franquette ».
Howie Lee vient de signer un drôle de clip pour « Artificial Beach », un exotique morceau électronique conçu par Shinamo Moki et Meuko Meuko. La vidéo nous plonge dans un monde hyper synthétique où un personnage féminin au visage de geisha déambule dans un décor fait de fausses marques. Sa voix ultra filtrée égrène une mélodie confuse dont les paroles sont reprises dans des bulles de conversations à la manière des logiciels de chat. L’esthétique est étrange, un mélange de « Second Life » (ce jeu qui permet d’incarner des personnages virtuels) et de supermarché chinois, à la fois futuriste et bon marché. Parmi les icônes qui tapissent l’espace virtuel du clip, on retrouve l’incontournable virgule américaine coiffée d’un « Rich » au lieu d’un « Nike », une pomme aux couleurs de Windows, fruit de l’union hybride de Apple et Microsoft et d’autres marques asiatiques aux noms légèrement écorchés. Autant de petites transgressions graphiques appliquées aux grandes enseignes qui balisent notre monde global, et de références à ce que l’on appelle en chinois le Shanzhai. Ce terme signifie littéralement les « petits villages de montagne » où se cachaient les bandits de grand chemin et autres détracteurs du pouvoir impérial. Shanzhai couvre de nos jours un champ lexical très vaste qui inclue à la fois l’idée de « piraterie positive », d’innovation « à la bonne franquette » et même une philosophie de l’appropriation qui défierait celle de la création pure.

A voir, le clip « Artificial Beach » de Shinamo Mki et Meuko ! Meuko ! remixé par Howie Lee :

Autour de 2005-2006, le mot renvoyait essentiellement aux copies de téléphones portables (Nakia, Anycoll) qui inondent le marché chinois et les pays en voie de développement, du Sud-Est asiatique à l’Afrique. D’un côté, cette invasion de produits est effrayante, car elle impacte le monde entier dans toutes ses localités. C’est bien de Shanzhai qu’il s’agit quand un Sénégalais de Dakar porte une paire de « Knie », plutôt que des babouches faites par le cordonnier local. C’est aussi l’effet Shanzhai qui fait que sa femme a remplacé sa bassine en émail par une bassine en plastique moins chère et non biodégradable fabriquée quelque part dans le Guangdong. D’un autre côté, il est fascinant de constater qu’un phénomène qui n’était mu que par des causes économiques soit aussi devenu un état d’esprit, une manière de s’inspirer du monde et d’innover à moindre coût. Né du libre-échange à l’époque où la Chine était vraiment l’usine du monde, le Shanzhai est devenu une culture (pirate) à part entière, il est le renégat qui viole la sacro-sainte loi du copyright, ciment du capitalisme mondial, tout en créant une économie parallèle.

Aujourd’hui, les experts économiques qui étudient le phénomène Shanzhai saluent la rapidité avec laquelle les entrepreneurs absorbent et s’inspirent des produits mondiaux tout en répondant aux besoins locaux (des téléphones à grosses touches pour les personnes âgées, des transistors intégrés pour écouter des sourates ou des sutras, etc.), tandis que les consommateurs jouissent du high tech à prix discount. Quant aux artistes, le Shanzhai n’est-il pas pour eux le Manifesto d’un genre nouveau de « ready-made » à l’image du monde composite dans lequel nous vivons ?

« En Chine, nous sommes entourés de contrefaçons au quotidien, commente Howie Lee. Je trouve ces copies très inspirantes. Je trouve cela intelligent de copier ce qui se fait à l’Ouest, de le modifier légèrement pour finalement obtenir quelque chose de différent. C’est exactement ce que je fais avec ma musique ! ajoute-t-il sans complexe. Ce qui m’intéresse, c’est le changement subtil qui s’opère sur un modèle donné : on le change, mais pas complètement. »
Transformer plutôt que de créer ex nihilo, adapter plutôt que de commencer de zéro, voilà le crédo d’artistes comme Howie Lee, à l’aise avec l’idée d’une culture à la fois un peu copiste et transgressive, et même complètement loufoque comme les parodies montrées dans ce clip non revendiqué :

Le Shanzhai est donc une « open-source » d’inspiration qui ne se limite plus à la Chine. Elle permet aussi bien à de jeunes Chinois des zones rurales de faire un buzz sur le Net en parodiant leurs chanteurs préférés avec les moyens du bord qu’à des artistes internationaux de questionner le vrai du faux dans le monde de la mode globale, par exemple. C’est notamment ce qu’avaient présenté Baback Radboy et Cyril Duval à la Beijing Design Week de 2012 : un projet intitulé « Shanzhai Biennale », pour lequel ils avaient réalisés avec le plus grand sérieux une collection entière parodiée à partir de Chanel, Armani, Prada et autres grandes griffes. Plus récemment, l’éminent musée Power Station of Art de Shanghai a accueilli une exposition intitulée « Copyleft » retraçant l’histoire et questionnant la culture copiste en Chine : elle qui puise ses racines dans l’art traditionnel quand le Shanzhai, lui, se nourrit d’éléments de la culture mondiale.

Le producteur de musique chinois Howie Lee. (Crédits : DR)
Le producteur de musique chinois Howie Lee. (Crédits : DR)
Pour en revenir à « Artificial Beach » et à cette étrange esthétique qui parcourt de bout en bout la vidéo, Howie Lee, nous apprend qu’il a tout simplement utilisé de la 4D et le logiciel Octane Render :
« À la base, je fais du son mais aujourd’hui, je fais beaucoup de visuels tout simplement parce que les procédés sont devenus accessibles. Il se passe actuellement pour la vidéo et les effets ce qui s’est passé pour la musique il y a 20 ans. Avant, il n’y avait que les « professionnels » qui pouvaient produire quelque chose, et il fallait un équipement qui valait une fortune, alors que maintenant tu télécharges le logiciel sur le Net et tu t’amuses avec. C’est ce que je fais : j’expérimente sans trop me soucier du résultat. »
« Le virtuel m’inspire beaucoup, c’est pour cela que j’ai dédié ce clip au monde des fausses marques, de la chirurgie esthétique et de la réalité virtuelle, explique Lee. Dans le monde dans lequel on vit, il est très dur d’identifier ce qui est vrai et ce qui est faux. D’une certaine façon, on fait tous semblant d’être ce que l’on veut, et personne n’est vraiment libre », commente le jeune homme qui n’est ni dupe de la propagande consumériste, ni de la propagande néo-marxiste.

Né en 1986, Howie Lee est rentré à Pékin il y a quelques années après des études de sound art à Londres en 2013. De retour à la capitale, il fonde le label DoHits et sent à la fois le potentiel de la jeunesse locale et la complexité d’entreprendre une carrière artistique. Marié à une Taïwanaise, il enchaîne les séjours dans la douceur de Formose où il multiplie les collaborations. « Taïwan est très développé, les gens sont relax, tout est plus facile qu’à Pékin. En Chine [continentale], on est dans l’ère de Xi Jinping, une ère où l’on dicte aux artistes des règles à suivre dans leur pratique, à savoir ne pas faire de choses « bizarres » et servir les intérêts sur socialisme. C’est écrit noir sur blanc dans les communiqués du gouvernement. »

Dans ce contexte chinois paradoxal qui cumule à la fois les moyens de production et de diffusion favorables à la création et un cadre politique autoritaire, il existe une myriade de zones grises dans lesquelles les jeunes créateurs évoluent. Que ce soit les « makers », sorte d’ingénieurs alternatifs qui réadaptent et construisent toute sorte de hardware allant de l’informatique aux synthétiseurs, ou bien les producteurs de musique comme Howie Lee, tous sont mus par un même esprit d’initiative et la volonté d’apporter leur création à un public local en marge de la culture de masse. Bien sûr, les plus aventureux d’entre eux ne sont pas à l’abri de devenir les stars de l’innovation de demain. C’est pour cela que le Shanzhai fonctionne, car il comporte tous les éléments des belles histoires : un héros qui ne possède rien à part de l’ingéniosité voit son peuple trimer sous le règne d’un empereur tyrannique, et, tel un Robin des bois, trouve un moyen d’adoucir la vie des siens en détournant sous une forme ou une autre un peu de la fortune monopolisée par le pouvoir. Le peuple reconnaissant le porte aux nues et lui permet de faire fructifier sa petite entreprise. Le « Rêve chinois » en quelque sorte.

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A propos de l'auteur
Basée en Chine pendant 16 ans où elle a passé sa post adolescence au contact de la scène musicale pékinoise émergente, Léo de Boisgisson en a tout d’abord été l’observatrice depuis l’époque où l’on achetait des cds piratés le long des rues de Wudaokou, où le rock était encore mal vu et où les premières Rave s’organisaient sur la grande muraille. Puis elle est devenue une actrice importante de la promotion des musiques actuelles chinoises et étrangères en Chine. Maintenant basée entre Paris et Beijing, elle nous fait partager l’irrésistible ascension de la création chinoise et asiatique en matière de musiques et autres expérimentations sonores.