Ode au "Shanzhai", la piraterie innovante à la chinoise
A voir, le clip « Artificial Beach » de Shinamo Mki et Meuko ! Meuko ! remixé par Howie Lee :
Autour de 2005-2006, le mot renvoyait essentiellement aux copies de téléphones portables (Nakia, Anycoll) qui inondent le marché chinois et les pays en voie de développement, du Sud-Est asiatique à l’Afrique. D’un côté, cette invasion de produits est effrayante, car elle impacte le monde entier dans toutes ses localités. C’est bien de Shanzhai qu’il s’agit quand un Sénégalais de Dakar porte une paire de « Knie », plutôt que des babouches faites par le cordonnier local. C’est aussi l’effet Shanzhai qui fait que sa femme a remplacé sa bassine en émail par une bassine en plastique moins chère et non biodégradable fabriquée quelque part dans le Guangdong. D’un autre côté, il est fascinant de constater qu’un phénomène qui n’était mu que par des causes économiques soit aussi devenu un état d’esprit, une manière de s’inspirer du monde et d’innover à moindre coût. Né du libre-échange à l’époque où la Chine était vraiment l’usine du monde, le Shanzhai est devenu une culture (pirate) à part entière, il est le renégat qui viole la sacro-sainte loi du copyright, ciment du capitalisme mondial, tout en créant une économie parallèle.
Aujourd’hui, les experts économiques qui étudient le phénomène Shanzhai saluent la rapidité avec laquelle les entrepreneurs absorbent et s’inspirent des produits mondiaux tout en répondant aux besoins locaux (des téléphones à grosses touches pour les personnes âgées, des transistors intégrés pour écouter des sourates ou des sutras, etc.), tandis que les consommateurs jouissent du high tech à prix discount. Quant aux artistes, le Shanzhai n’est-il pas pour eux le Manifesto d’un genre nouveau de « ready-made » à l’image du monde composite dans lequel nous vivons ?
« En Chine, nous sommes entourés de contrefaçons au quotidien, commente Howie Lee. Je trouve ces copies très inspirantes. Je trouve cela intelligent de copier ce qui se fait à l’Ouest, de le modifier légèrement pour finalement obtenir quelque chose de différent. C’est exactement ce que je fais avec ma musique ! ajoute-t-il sans complexe. Ce qui m’intéresse, c’est le changement subtil qui s’opère sur un modèle donné : on le change, mais pas complètement. »
Le Shanzhai est donc une « open-source » d’inspiration qui ne se limite plus à la Chine. Elle permet aussi bien à de jeunes Chinois des zones rurales de faire un buzz sur le Net en parodiant leurs chanteurs préférés avec les moyens du bord qu’à des artistes internationaux de questionner le vrai du faux dans le monde de la mode globale, par exemple. C’est notamment ce qu’avaient présenté Baback Radboy et Cyril Duval à la Beijing Design Week de 2012 : un projet intitulé « Shanzhai Biennale », pour lequel ils avaient réalisés avec le plus grand sérieux une collection entière parodiée à partir de Chanel, Armani, Prada et autres grandes griffes. Plus récemment, l’éminent musée Power Station of Art de Shanghai a accueilli une exposition intitulée « Copyleft » retraçant l’histoire et questionnant la culture copiste en Chine : elle qui puise ses racines dans l’art traditionnel quand le Shanzhai, lui, se nourrit d’éléments de la culture mondiale.
« À la base, je fais du son mais aujourd’hui, je fais beaucoup de visuels tout simplement parce que les procédés sont devenus accessibles. Il se passe actuellement pour la vidéo et les effets ce qui s’est passé pour la musique il y a 20 ans. Avant, il n’y avait que les « professionnels » qui pouvaient produire quelque chose, et il fallait un équipement qui valait une fortune, alors que maintenant tu télécharges le logiciel sur le Net et tu t’amuses avec. C’est ce que je fais : j’expérimente sans trop me soucier du résultat. »
Né en 1986, Howie Lee est rentré à Pékin il y a quelques années après des études de sound art à Londres en 2013. De retour à la capitale, il fonde le label DoHits et sent à la fois le potentiel de la jeunesse locale et la complexité d’entreprendre une carrière artistique. Marié à une Taïwanaise, il enchaîne les séjours dans la douceur de Formose où il multiplie les collaborations. « Taïwan est très développé, les gens sont relax, tout est plus facile qu’à Pékin. En Chine [continentale], on est dans l’ère de Xi Jinping, une ère où l’on dicte aux artistes des règles à suivre dans leur pratique, à savoir ne pas faire de choses « bizarres » et servir les intérêts sur socialisme. C’est écrit noir sur blanc dans les communiqués du gouvernement. »
Dans ce contexte chinois paradoxal qui cumule à la fois les moyens de production et de diffusion favorables à la création et un cadre politique autoritaire, il existe une myriade de zones grises dans lesquelles les jeunes créateurs évoluent. Que ce soit les « makers », sorte d’ingénieurs alternatifs qui réadaptent et construisent toute sorte de hardware allant de l’informatique aux synthétiseurs, ou bien les producteurs de musique comme Howie Lee, tous sont mus par un même esprit d’initiative et la volonté d’apporter leur création à un public local en marge de la culture de masse. Bien sûr, les plus aventureux d’entre eux ne sont pas à l’abri de devenir les stars de l’innovation de demain. C’est pour cela que le Shanzhai fonctionne, car il comporte tous les éléments des belles histoires : un héros qui ne possède rien à part de l’ingéniosité voit son peuple trimer sous le règne d’un empereur tyrannique, et, tel un Robin des bois, trouve un moyen d’adoucir la vie des siens en détournant sous une forme ou une autre un peu de la fortune monopolisée par le pouvoir. Le peuple reconnaissant le porte aux nues et lui permet de faire fructifier sa petite entreprise. Le « Rêve chinois » en quelque sorte.
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