De retour de Pyongyang : "travailler plus pour gagner plus" (1/2)
Corée : le tigre et la pie
Suite de notre chronique sur Asialyst, signée Juliette Morillot et intitulée « Corée : Le tigre et la pie ». Coréanologue et rédactrice en chef adjointe de notre site, elle y décrypte les soubresauts de la politique et de la société en Corée du Sud comme en Corée du Nord. Elle y partage ses analyses avec un seul objectif : donner des clés pour comprendre. Qu’il s’agisse de la Corée du Sud qui affronte aujourd’hui une crise majeure ou de la Corée du Nord, trop souvent réduite à de simples caricatures.
Le tigre et la pie sont des personnages familiers de la culture coréenne. On les retrouve dans l’imagerie populaire, les contes traditionnels, les peintures des temples… D’une part, un tigre terrifiant (maengho, 맹호), attaché en Asie à la notion de pouvoir et plus spécifiquement en Corée à l’idée de résistance à l’ennemi, mais aussi un tigre débonnaire aux allures de gros chat, profondément humain et sage, dont la faiblesse originelle dans le mythe de Dangun* a adouci l’image. Le tigre est un des thèmes favoris de la peinture populaire : il y apparaît soit en compagnie de l’esprit de la Montagne dont il est le messager soit songeur sous un pin en compagnie de la pie qui lui chuchote à l’oreille les nouvelles du royaume. C’est ainsi, raconte la sagesse populaire, que les nouvelles de Corée se propageaient autrefois. Aujourd’hui, les nouvelles technologies ont pris le relais, mais l’extraordinaire vitalité et créativité des Coréens n’ont pas de limites et sans doute le tigre et la pie (horangiwa kkachi, 호랑이와 까치), journalistes d’hier, se sont-ils aussi modernisés…
Juliette Morillot a publié en octobre 2016 La Corée du Nord en cent questions (éditions Tallandier), co-écrit avec Dorian Malovic, chef du service Asie au quotidien La Croix.

Park* titube légèrement et parle fort. Il faut dire que, dans l’escalier de pierre lisse du restaurant, ses chaussures vernies à plate-forme et talons aiguille, avec une semelle rouge façon Louboutin, sont peu pratiques, surtout quand on a un peu bu. Park est jolie, bien maquillée et toutes les trois secondes jette un coup d’œil fébrile à son portable. Impatiente face à la caissière qui redemande s’il y avait bien trois frites, elle fait tournoyer le petit nounours nacré rose qui pend à son portable et jette des regards exaspérés à ses deux compagnons. Deux jeunes gens, dont les tenues sombres tranchent avec sa robe moulante rouge et noire. Park s’impatiente. « Elle ne s’endort jamais avec ma mère, dépêche-toi. » Je comprends que la jeune femme s’inquiète pour sa fille laissée pour la soirée à ses parents. Enfin la situation se débloque : la caissière, vingt ans à peine, le visage poupin, sanglée dans un petit uniforme bleu pervenche, produit l’addition. Et récapitule : 3 Cocas, 3 bières, 3 grandes frites, 2 saucisses de Francfort, 1 grande pizza et 1 banana split. Sans oublier une bouteille de whisky – que les trois jeunes gens, des habitués, retrouveront la fois prochaine. L’un des hommes paye. Des euros et des dollars. Quelques yuans pour faire l’appoint tandis que rapidement la caissière vérifie les taux de change sur sa calculette. Le petit groupe s’engouffre dans un taxi qui s’éloigne dans la nuit, le long des immeubles illuminés.
Une scène ordinaire. Très ordinaire. Si elle ne se passait à Pyongyang, à l’automne dernier. En bas de l’une des brasseries de la capitale nord-coréenne qui compte aujourd’hui, à côté des très nombreux restaurants de quartier ordinaires, une bonne trentaine de restaurants élégants « un peu chers » (10 à 20 dollars le dîner, ce n’est pas donné pour un Nord-Coréen dont le salaire mensuel en usine est d’environ de 40 dollars, sachant que tout, y compris le logement, est fourni par l’État au quotidien). Cet endroit chic aux allures de brasserie bavaroise branchée (tables lourdes et lumière tamisée), est fréquenté par des expatriés (personnels d’ambassade), des touristes mais aussi par toute une clientèle de Coréens privilégiés qui ne dépareraient pas ni à Shanghai, ni à Tokyo, n’étaient bien sûr les petits insignes rouges à l’effigie du dirigeant qui ornent le revers de la veste pour les messieurs et la robe de la jeune femme.
Park, son mari et son beau-frère appartiennent à cette nouvelle classe embryonnaire mais puissante des donju (mot à mot « maîtres de l’argent » car à l’origine, ils changeaient des devises et prêtaient de l’argent), faite d’hommes et de femmes d’affaire, entrepreneurs, commerçants. Aisés, familiers de l’étranger (ils voyagent en Chine et en Asie du Sud-Est), friands de loisirs et de produits de consommation, ils ne cachent pas leur goût pour les gadgets, les produits de beauté et le style de vie à l’occidentale, mais restent (pour le moment) fidèles à l’idéologie socialiste.
Transport privé en pleine expansion
Partout dans la capitale, dont les rues traditionnellement bordées de saules sont désormais longées de pistes cyclables éclairées par des lampadaires surmontés de panneaux solaires, des musées, des bâtiments administratifs ont vu le jour, de marbre, de verre, au design épuré ; mais aussi des centres commerciaux où la jeunesse aisée de la capitale peut boire des cappuccinos, déguster des glaces, manger des pizzas et faire ses courses dans des supermarchés qui ressemblent en tout point à ceux que l’on trouve en Chine. Dans les allées illuminées, des familles poussent des caddies, des mères de famille traînent des bambins emmitouflés d’anoraks ornés de nounours ou de fleurs, et des collégiennes hésitent en gloussant devant des petits snacks au chocolat. Sur les rayons, des produits désormais essentiellement fabriqués en Corée du Nord. Loin est le temps où tout venait de Chine ou du Japon. Aujourd’hui, ce sont les usines locales qui produisent les yaourts, les biscuits, les nouilles, les doudounes, les chaussures et les sacs à dos pour aller à l’école. Sans oublier aussi les voitures de fabrication locale (Bbokkugi, Huipari) qui se sont fait une (timide) place au côté des voitures importées. Car si les rues de Pyongyang ne sont pas encore un enfer pour circuler, incontestablement la circulation a augmenté. Trams, bus, voitures, vélos, scooters électriques (importés de Chine) et taxis se disputent désormais les immenses avenues et boulevards rythmés de panneaux multicolores de propagande, vantant l’essor du pays au rythme du « Mallima » (le développement à la vitesse d’un cheval parcourant dix mille li par jour, une expression développée par Kim Jong-un en référence au cheval mythique Chollima qui, lui, parcourait 1000 li par jour).
Plusieurs compagnies de taxi se partagent en effet ce marché du transport privé en pleine expansion. Toutes bien sûr appartiennent à l’État, mais les chauffeurs, une fois leur « redevance » payée, peuvent prendre autant de courses qu’ils veulent et ainsi se constituer un réel petit revenu. L’idée de travailler plus pour gagner plus d’argent fait donc son chemin, timidement – dans les limites imposées par l’État – mais sûrement. « Pour monter un restaurant, explique Kim, il faut adresser son projet à une administration qui va vous aider à monter le dossier et l’étudier. » Si tout est accepté, chacun peut lancer sa petite affaire. Là encore, une fois une certaine somme, sorte de « patente » mensuelle, versée à l’État, les recettes supplémentaires vont dans la poche du restaurateur.
« Trop pimenté pour une Occidentale »
Vision idéalisée ? Non, instantanés d’un pays en pleine transformation. Alors certes, Pyongyang est la capitale, la vitrine du régime et ses habitants sont par essence même privilégiés. Et tous les Nord-Coréens ne jouissent pas d’un mode de vie comparable à celui de Pyongyang. Les campagnes notamment restent encore à l’écart de ce vent de modernité qui ne touche aujourd’hui qu’une partie de la population. Toutefois, les changements sont significatifs et ils ne se limitent pas à Pyongyang. Cet effort de modernisation, de construction, correspond en effet à une volonté globale et s’applique désormais aussi aux autres grandes capitales provinciales, qui toutes se refont petit à petit une beauté, se parant de nouveaux immeubles, de restaurants et de supermarchés. Le défi pour Kim Jong-un sera, alors que des sanctions parmi les plus sévères jamais prises par l’ONU menacent d’étouffer le pays, de maintenir le rythme de développement et d’ainsi répondre aux besoins d’un peuple de toute évidence avide de normalité et de bien-être.
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