Histoire
Entretien

50 ans de Petit livre rouge : "La Bible de Mao, religion d'une génération en Occident"

Les "Citations du Président Mao Tse-toung", plus connues en Occident sous le nom de Petit livre rouge. (Crédits : GUIZIOU Franck / hemis.fr / Hemis / via AFP)
Les "Citations du Président Mao Tse-toung", plus connues en Occident sous le nom de Petit livre rouge. (Crédits : GUIZIOU Franck / hemis.fr / Hemis / via AFP)
Le Petit livre rouge combien de divisions ? Au moins autant que la Bible et le Coran, du moins dans les années 1960-70. Publiée à près d’un milliard d’exemplaires, la compilation des citations du président Mao va attiser le feu idéologique des gardes rouges en Chine lors d’une révolution qui n’a eu de culturelle que le nom. Elle va aussi séduire une partie de l’intelligentsia occidentale, notamment en France où le recueil à la couverture plastique érubescente deviendra presque une religion pour toute une génération de maoïstes fervents. Ancienne correspondante de Libération à Pékin et auteure de Histoire du Petit Livre rouge aux éditions Tallandier, Pascale Nivelle revient sur ces cinquante ans de folie collective autour de cet évangile selon Mao au départ destiné à l’endoctrinement des militaires chinois.

Contexte

Si en Occident, tout le monde se souvient du Petit livre rouge, ce titre ne dit rien à personne en Chine. En République populaire, on ne connaît que les Citations du Président Mao (Mao Zhuxi Yulu – 毛主席语录), parues à plus de 900 millions d’exemplaires. Recueil de citations extraites d’anciens discours et écrits de Mao Zedong, le livre est publié dans sa première version par le gouvernement chinois à partir de 1964. Sa distribution est organisée par Lin Biao, le ministre de la Défense et le chef de l’Armée populaire de libération (APL).

Aujourd’hui journaliste au Monde, Pascal Nivelle a été la correspondante en Chine de Libération. Elle est également l’auteur de Crimes contre l’humanité : Barbie, Touvier, Bousquet, Papon (Plon, 1998, avec Sorj Chalandon) et Les Sarkozy : une famille française (Calmann-Lévy, 2006).

La journaliste Pascale Nivelle. (Crédits : DR / Source : Librairie Le Phénix)
La journaliste Pascale Nivelle. (Crédits : DR / Source : Librairie Le Phénix)
Quelles sont les origines du Petit livre rouge, qui en a eu l’idée ?
Pascale Nivelle : En fait, l’histoire commence au début des années 60 quand Mao veut reprendre la main sur le Parti communiste et décide d’une immense opération de propagande qui vise à le remettre sur le trône. Tous les journaux chinois de l’époque sont obligés de publier une citation du président Mao. C’est très vite un problème dans les rédactions, et en particulier pour le Quotidien de l’armée populaire de libération. Je raconte dans mon livre, que c’est un gratte-papier d’un journal de Chongqing dans le sud de la Chine, qui a le premier l’idée de compiler les citations piochées dans les œuvres complètes de Mao.
Ce missel révolutionnaire s’adresse donc en premier lieu à l’armée chinoise ?
Oui car cette compilation va être très utile notamment au rédacteur en chef du Quotidien de l’armée populaire de libération. L’histoire est assez longue. Elle démarre en 1961, même si les premiers exemplaires du Petit Livre rouge tel qu’on le connaît ne seront publiés qu’en 1966. C’est ensuite toute une série d’étapes au sein de l’armée avant d’arriver à la publication, d’abord d’un petit livre blanc, puis du Petit livre rouge ; tout cela après un passage par tous les échelons de validation du parti et de la censure. Et le Petit livre rouge devient l’objet fétiche des militaires. Mao a placé à la tête de l’armée le maréchal Lin Biao qui est l’un de ses fidèles, et sa reconquête du pouvoir passe par l’armée, le pouvoir passe par la propagande et le Petit livre rouge est l’objet parfait de la propagande.
Les Petits livres rouges sont ensuite brandis à bout de bras par les gardes rouges. Les compilations des citations de Mao sont aussi détournées sous forme de formules de politesse…
Ça c’est une plaisanterie très chinoise où ils avaient détournés les citations du président Mao dans des scènes chez le boucher, chez le boulanger. Ce qui n’est pas une plaisanterie en revanche, c’est que cet objet s’est mis à ponctuer le quotidien des Chinois, et cela du matin au soir. Ça commençait par la gymnastique où l’on brandissait le Petit livre rouge et l’on faisait ses exercices en scandant les citations. C’était ensuite des séances de lectures collectives plusieurs fois dans la journée, et cela jusqu’à des séances d’autocritiques le soir. C’était vraiment le seul objet, le livre qui avait remplacé tous les autres livres en Chine.
Cette « bombe idéologique » vient-elle renforcer les exactions commises pendant la Révolution culturelle ?
Ce qui est sûr c’est que les gardes rouges en ont fait réellement une arme de propagande et même une arme tout court, parce que lors des persécutions contre les « révisionnistes » comme on disait à l’époque, ils s’en servent pour taper symboliquement leurs victimes. C’est vraiment l’arme symbolique par excellence.
Le Petit livre rouge arrive ensuite en Occident, c’est immédiatement le coup de foudre ?
Le Petit livre rouge arrive en décembre 1966, sur les tables de la librairie le Phoenix, la librairie chinoise de Paris. L’ambassade de Chine en livre des centaines d’exemplaires qui s’arrachent aussitôt. Le terrain est bien préparé. Les « maos » comme on les appelait, connaissaient déjà les œuvres complètes du Grand timonier et ce sont emparés du Petit livre rouge comme d’un objet fétiche. Pour la plupart ce sont des intellectuels du quartier latin qui ont fait leurs études, l’école normale supérieure de la rue d’Ulm ou l’université de la Sorbonne.
La Chine populaire est à la mode, vous racontez que dans certaines librairies du quartier latin on diffuse Radio Pékin…
Il y avait effectivement toute une fascination pour la Chine. Mao venait en sauveur du marxisme-léninisme, après Staline, après Khrouchtchev ; donc il y avait ce terrain qui était prêt et dans certains lieux à Paris, on pouvait effectivement trouver la presse traduite à Pékin, écouter Radio Chine, la musique chinoise. On pouvait acheté aussi des objets de propagande, du thé chinois, etc.
Le Petit livre rouge est si populaire en Europe que le magasine érotique Lui sort un « Petit livre rose »…
Au-delà des intellectuels qui croyaient vraiment au marxisme-léninisme et au maoïsme, la mode Mao a éclaté à Paris en 1967. C’est vraiment une mode avec des vêtements inspirés du look des étudiants gardes rouges à Pékin. Le Petit livre rouge fait partie de la panoplie et ça donne lieu à pas mal de parodie dont celle du magasine Lui qui consacre un numéro spécial avec des jeunes femmes dénudées et des citations apocryphes bien évidemment. Alors tous les témoins que j’ai rencontrés me disent que c’est une époque dont ils ne sont pas extrêmement fiers, puisque le maoïsme n’a pas eu de lendemains qui chantent, mais qu’en revanche, ils ont le souvenir de leurs vingt ans où ils étaient dans un état presque second. Une époque où ils étaient portés par leur idéal révolutionnaire : ils étaient persuadés qu’ils allaient tout révolutionner en France. Tous m’ont dit : ça nous a appris à vivre, à parler en public, ça nous a appris à convaincre.
Que sont devenus ces ex-maos occidentaux ?
Il y a différents parcours. Il y a notamment ceux qu’on appelait les « établis » qui sont allés au bout de l’aventure en travaillant à l’usine et qui ont brûlé leurs jeunes années et pour certains, cela ne s’est pas bien terminé. D’autres, notamment parmi les intellectuels, ont pris conscience de l’impasse dans laquelle il s’étaient enfermés et n’ont pas toujours bien vécu la fin de leur idéal. Mais beaucoup d’entre eux sont passés à autre chose et ont réussit à faire des carrières brillantes dans le monde de l’édition, du cinéma, des médias, de l’architecture.
Est-ce que ces intellectuels fascinés par le Petit livre rouge savent vraiment ce qui se passe en Chine à l’époque ?
J’ai en tout cas construit mon livre de manière à illustrer ce décalage entre la réalité et la propagande. Un chapitre se passe en Chine, un autre à l’étranger et notamment à Paris, mais aussi à Berlin, Bamako et Bogota. L’idée étant de montrer encore une fois ce décalage qui pouvait exister entre ce qui se passait réellement en Chine et l’image qu’en avait les Français. On ne peut pas leur en vouloir d’ailleurs, parce que personne ne pouvait savoir ce qui se passait réellement pendant la Révolution culturelle. Ce qu’on constate en revanche, c’est que ceux qui étaient invités par le régime n’ont pas franchement voulu voir ou admettre ce qui se passait. Ils se sont mis des œillères et ils ont contribué en rentrant à propager une histoire qui n’était pas la véritable histoire.
Il y avait des voyages en Chine populaire, mais c’était essentiellement du « tourisme rouge » écrivez-vous…
Cela faisait partie de la volonté de Mao d’exporter sa propagande et donc il a invité énormément de délégation, d’intellectuels parmi les plus connus. Il s’agissait de voyages extrêmement encadrés où il n’y avait aucun contact avec la population, ce que j’ai appelé des « voyages Potemkine », comme ce qui se passait en Russie sous Catherine II.
Alors parmi ces intellectuels, il y en a quand même un qui va dénoncer les crimes de masses commis sous la Révolution culturelle : Simon Leys…
Simon Leys qui est sinologue et sinophone et qui vivait à Hong Kong, donc c’est un peu différent. Dès le tout début du mouvement des gardes rouges, Simon Leys va tout de suite voir que la Révolution culturelle n’a de culturelle que le nom et qu’il s’agit en réalité de purges politiques effroyables perpétrés par Mao et les responsables du parti communistes chinois. Ce discours-là n’est absolument pas entendu en France. On le traite d’agent de la CIA, on le traîne dans la boue. Quand sort son livre Les habits neufs du président Mao en 1971, personne n’y fait allusion. Et il faudra attendre une dizaine d’années avant que Simon Leys qui n’a jamais pu avoir un poste à l’université française, qui a été banni par les intellectuels et qui s’est finalement exilé en Australie, puisse être reconnu comme une référence sur cette période terrible de l’histoire chinoise, par les maoïstes français eux-mêmes.
On connaît l’influence du Petit livre rouge en Chine. Est-ce qu’il a eu un véritable impact en Occident ?
L’impact a été limité, car au fond les maos français étaient 7 ou 8 000 et le mouvement s’est vite arrêté. C’est surtout un impact publicitaire en fait. Je fais le parallèle entre le Petit livre rouge et la soupe Campbell d’Andy Warhol. C’est un objet publicitaire destiné aux masses. C’était « la culture pop en Chine pop », il y avait ce titre de livre qui était très bon à l’époque. La différence entre les maos français et les maos des 150 autres pays où a été exporté le Petit livre rouge, c’est qu’en France l’histoire s’est arrêtée aux portes de la violence. En cela, on peut saluer les maos français de ne pas avoir suivi les traces des brigades rouges en Italie ou de la bande à Baader en Allemagne et d’avoir quitté le mouvement au moment où les choses allaient commencer à mal tourner.
Propos recueillis par Stéphane Lagarde

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A propos de l'auteur
Stéphane Lagarde est l'envoyé spécial permanent de Radio France Internationale à Pékin. Co-fondateur d'Asialyst, ancien correspondant en Corée du Sud, il est tombé dans la potion nord-est asiatique il y a une vingtaine d’années.