Société
Témoin – Siau-Lian-Lang, être jeune à Taïwan

A Taïwan, les tiraillements de jeunes chrétiens favorables au "mariage pour tous"

Le 10 décembre 2016, une large foule est rassemblée face au Palais présidentiel à Taïpei pour soutenir la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. (Crédit : CITIZENSIDE / Daniel M. Shih / Citizenside / AFP.)
Le 10 décembre 2016, une large foule est rassemblée face au Palais présidentiel à Taïpei pour soutenir la loi ouvrant le mariage aux couples de personnes de même sexe. (Crédit : CITIZENSIDE / Daniel M. Shih / Citizenside / AFP).
Le salon de coiffure n’ouvre ses portes que dans une heure mais, en ce jour d’octobre, une des jeunes patronnes est déjà présente avec cinq de ses employés – parmi eux, plusieurs sont ouvertement gays. Pendant que l’un place un CD dans le lecteur, un autre, un apprenti âgé de 19 ans, dispose son smartphone de manière à filmer une vidéo qui sera diffusée en direct sur Facebook. Un chant chrétien plaqué sur un rythme pop se fait entendre, bientôt repris en chœur par les six jeunes gens. Pendant une vingtaine de minutes, une partie du personnel de ce salon de coiffure de Taipei partage en ligne sa prière matinale avec un public d’amis, de proches et de clients.

Parmi les jeunes salariés du salon, certains sont nés dans des familles chrétiennes de la côte orientale de Taïwan, où vivent notamment des communautés aborigènes ayant été l’objet depuis plusieurs décennies d’un important effort missionnaire. D’autres sont des convertis récents : si les chrétiens sont minoritaires à Taïwan (environ 4% de la population), certaines églises y sont très actives en termes d’évangélisation.

Quelques semaines plus tard, le samedi 10 décembre, l’apprenti de 19 ans qui avait diffusé la vidéo sur Facebook publie sur le même réseau social un message d’encouragement aux 250 000 manifestants rassemblés à Taipei pour soutenir les propositions de loi de « mariage pour tous » discutées au Parlement. « Impossible de rejoindre le rassemblement car je travaille aujourd’hui, mais mon cœur est avec vous. Oui au mariage pour tous. Amendons l’article 972 du code civil ! »

A Taïwan, des églises chrétiennes ont donné dès 2013 son impulsion au mouvement contre l’ouverture du mariage aux couples de même sexe. Cette année, l’Alliance des groupes religieux de Taïwan pour la protection de la famille (護家盟 – hujiameng), l’équivalent local de la « Manif pour tous » française, a organisé plusieurs manifestations rassemblant des dizaines de milliers de personnes. Un club étudiant de l’Université catholique Fu Jen mené par le jeune Shih Chun-yu (施俊宇) a mobilisé un certain nombre de jeunes, alors que d’autres y ont participé en famille. Toutefois, les jeunes chrétiens sont loin de tous partager la position officielle de leur église respective. Comme le soulignait récemment l’UCAN, l’agence de presse catholique en Asie, la question du « mariage pour tous » divise les générations de fidèles catholiques taïwanais, constat qui peut s’étendre à l’ensemble des églises chrétiennes. Et même parmi les jeunes chrétiens réticents à l’idée d’amender le code civil pour permettre à tous les couples de se marier, la désinformation, les exagérations et les attaques personnelles lancées par certains responsables religieux ont du mal à passer.

*L’Eglise presbytérienne chinoise s’est implantée dans l’île de Taïwan après-guerre et n’est pas membre de l’Église presbytérienne à Taïwan, laquelle, fondée au XIXe siècle, est la plus importante des églises protestantes.
Âgé d’une trentaine d’années, hétérosexuel et marié, John Liang est favorable au « mariage pour tous ». Baptisé il y a une dizaine d’années au sein de l’Église presbytérienne chinoise*, il a ensuite passé de nombreuses années à l’étranger. « A mon retour, avec ma femme, il nous a été difficile de trouver une église qui ne nous dérange pas sur certains points, témoigne-t-il. Nous avons essayé de participer aux offices d’une église indépendante, puis à ceux de l’église anglicane, ou encore de certaines églises presbytériennes. Une d’entre elles nous convient mieux, mais les fidèles sont d’une génération plus âgée. »

S’il n’est pas lié à une église en particulier, John a participé sur Facebook à un groupe de discussion entre chrétiens favorables au projet de « mariage pour tous ». Certains membres de ce groupe de discussion, dit-il, ont ensuite organisé une délégation de protestants lors des récentes manifestations soutenant le projet. Un groupe similaire a été formé par des catholiques.

Daniel, 26 ans, habite, lui, une localité périurbaine de New Taipei. Dans cet arrondissement excentré, il n’y a pas beaucoup de distractions après le travail et c’est un peu pour tuer l’ennui qu’il a au départ accepté l’invitation d’une église baptiste locale. Il a continué à participer aux activités organisées par celle-ci car, dit-il, « ce sont des gens aimants, gentils et qui essaient de vivre selon la volonté de Dieu. »

Pour autant, dans ce cadre religieux, Daniel n’a parlé à personne de son homosexualité. « Je ne suis pas sûr qu’ils l’accepteraient. Je pense que la plupart des gens qui sont dans mon cas font comme moi et se taisent, car les responsables de leur église pourraient chercher à les remettre dans le droit chemin. J’ai un ami américain qui a justement quitté la sienne pour cette raison. Choisir la bonne église est capital. »

« L’église à laquelle j’appartiens ne participe pas aux manifestations contre le mariage pour tous, et je ne pense pas qu’elle franchira ce pas, explique Daniel. Elle est sûrement opposée au projet mais croit davantage au pouvoir de la prière pour nous guider. Moi, je pense qu’ouvrir le mariage aux couples homos n’est pas une question de bien contre le mal. Les gens devraient s’entraider et se respecter les uns les autres. »

Contexte

Pendant la campagne pour l’élection présidentielle de janvier 2016, Tsai Ing-wen avait indiqué son soutien à « l’égalité face au mariage », formule interprétée par beaucoup comme un appui clair à l’ouverture du mariage civil aux couples de même sexe. Depuis leur prise de fonction en mai, la chef de l’État et son gouvernement n’ont toutefois pas présenté de projet de loi en ce sens et ce sont des députés, du Parti démocrate-progressiste (DPP) mais aussi du Parti de la Nouvelle Force et du Kuomintang, qui ont introduit des propositions de loi prévoyant le « mariage pour tous ». Celles-ci sont actuellement discutées au Parlement et pourraient faire l’objet d’un vote en commission le 26 décembre. Alors qu’opposants comme partisans du « mariage pour tous » ont donné de la voix dans la rue, et qu’une partie des députés DPP a exprimé sa préférence pour un partenariat civil aux contours encore imprécis, la présidente Tsai a fait savoir qu’elle n’avait pas de préférence sur la voie juridique à suivre, tout en appelant au dialogue et au compromis.

John Liang regrette justement la pauvreté du débat en cours. « Je pense qu’il n’y a même pas encore de débat, dit-il. Le discours produit par l’Alliance des groupes religieux de Taïwan pour la protection de la famille n’est pas digne d’être appelé un discours et déborde de fausses informations. En fait, ce sont plutôt deux discussions parallèles qui ont lieu, d’un côté celle menée par les groupes favorables au projet, et de l’autre, celle des opposants. » Les arguments des détracteurs, note-t-il, sont surtout apparus dans les médias chrétiens, en particulier dans le plus important d’entre eux, le journal de l’Eglise presbytérienne à Taïwan. D’autres médias chrétiens en mandarin ont vu le jour sur Internet, notamment un site fondé par des Taïwanais exilés aux États-Unis au moment de la « Terreur blanche » et qui sont eux aussi opposés à l’ouverture du mariage aux couples homos. Dans ce contexte, difficile, selon John, de faire vivre un débat équilibré dans les médias chrétiens.
Les logiques politiques l’emportent sur le débat théologique, regrette John. A partir de la fin des années 1990, poursuit-il, certaines églises locales ont multiplié les contacts avec des églises conservatrices américaines et ont progressivement gagné en influence, y compris sur la scène politique – ce phénomène a été documenté par le chercheur et journaliste canadien J. Michael Cole.
« Cet aspect politique est devenu évident à partir de l’année 2013, quand les églises ont organisé leurs premières manifestations contre le « mariage pour tous, dit John. Même si l’Alliance des groupes religieux de Taïwan pour la protection de la famille inclut des bouddhistes et des taoïstes, ceux-ci n’ont traditionnellement pas à Taïwan de formation théologique très poussée. Ce sont donc principalement des chrétiens qui cherchent à influencer des secteurs de la société sensibles aux valeurs familiales, alors même que la religion à Taïwan joue traditionnellement une fonction sociale importante mais pas un rôle directement politique. »
Au sein des églises protestantes, en particulier, il existe en outre des divisions historiques et géographiques. Pendant des dizaines d’années, explique John, la ligne de séparation entre les églises s’est établie autour de la question de l’identification à Taïwan (l’Église presbytérienne à Taïwan a ainsi été étroitement associée à la création du Parti démocrate-progressiste, aujourd’hui au pouvoir). Au sein même de ces églises, des divisions existent toutefois entre le nord de l’île d’une part, et le centre et le Sud d’autre part. « Ce sont surtout les pasteurs du centre et du sud de Taïwan qui s’expriment aujourd’hui contre « le mariage pour tous », » relève John.
Kaohsiung, la grande cité portuaire et industrielle du sud de Taïwan, est un pôle majeur de ce conservatisme chrétien. C’est là que vit Rice, 24 ans. La jeune fille compte bien quelques chrétiens parmi ses proches mais n’a pas pour autant été élevée dans cette religion. « Quand j’étais étudiante, une de mes amies est décédée, raconte-t-elle. Cela m’a fait beaucoup réfléchir. Mon cœur était perdu. » Elle rejoint alors une église chrétienne locale, d’inspiration méthodiste et qui s’adresse essentiellement aux jeunes. Sur son site Internet au graphisme branché, l’église se présente comme une grande « famille », dont les membres peuvent être « guéris » par le Christ, dont ils sont invités à « suivre l’enseignement » et à former « l’armée ». En plus de séances d’évangélisation, elle propose des groupes de discussion et de nombreuses activités de loisirs.
Au sein du groupe, Rice ne fait pas mystère de son homosexualité. « J’y suis allée avec ma petite amie, et les amis rencontrés au temple me disaient que cela ne leur posait pas de problème, » confie-t-elle. Tout change cependant à l’approche de la campagne pour les élections présidentielle et législatives de janvier 2016. L’épouse du pasteur est en effet candidate à l’élection législative sous la bannière d’un nouveau parti politique chrétien, The Faith and Hope League, créé en réaction au projet d’ouverture du mariage aux couples de même sexe.

« Ils parlaient souvent de politique et voulaient changer notre façon de penser. Ils proposaient de modifier notre orientation sexuelle grâce à la prière, » raconte la jeune fille. Quand les dirigeants de l’église lui présentent un formulaire pour la tenue d’un référendum national sur la « protection de la famille », Rice refuse d’apposer sa signature. « La plupart des autres jeunes croient ce que leur disent les dirigeants de l’église mais ils ne comprennent pas vraiment, » dit-elle.

Les liens de Rice avec l’église se distendent. « Ils parlent beaucoup d’amour mais ce ne sont que des mots creux. » La jeune fille obtient bientôt son diplôme, trouve un emploi et change de quartier, ce qui accélère son départ. Selon elle, elle n’est pas la seule à avoir tourné le dos à l’organisation en raison du ton de plus en plus homophobe de ses dirigeants. « Beaucoup de jeunes sont partis pour les mêmes raisons », assure-t-elle.

Pour Rice, pas question pour autant de frapper à la porte d’une autre église. « Cela aurait été pareil ailleurs. Certaines églises de Kaohsiung discriminent les gays encore plus que celle-là. » L’attitude des églises chrétiennes locales, explique la jeune fille, s’inscrit dans un tissu social largement conservateur. « Les Taïwanais rejettent les homos, surtout dans le Sud où les gens sont plus traditionnels. Ils pensent que l’homosexualité, c’est le sexe, les maladies… A Kaohsiung, la maire de la ville soutient les gays mais elle est bien seule. »

Rice reconnaît avoir été influencée par cet environnement. « Quand j’étais petite, je voyais le monde à travers les yeux de ma mère, à travers ses valeurs. Je me souviens qu’une fois, une fille est venue chez nous qui avait les cheveux très courts. Ce n’est ni une fille ni un garçon, a dit ma mère. Et je sais que j’ai dévisagé cette fille d’un air réprobateur. Je n’en veux pas à ma mère de m’avoir donné cette éducation : elle ne faisait que perpétuer des valeurs qu’on lui avait transmises. Mais quand j’ai fais mon coming out, elle ne m’a pas parlé pendant très longtemps. »

Aujourd’hui, Rice croit toujours en Dieu. « Il m’a appris à voir ma propre valeur, ma propre beauté. » Elle trouve aussi matière à rester modérément optimiste. « L’atmosphère est un peu plus amicale aujourd’hui pour les gays mais un long chemin reste à parcourir. »

Note : certains noms ont été modifiés à la demande des intéressés.

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A propos de l'auteur
Après avoir travaillé en France et en Chine dans le domaine de la communication et des médias, Pierre-Yves Baubry a rejoint en 2008 l’équipe de rédaction des publications en langue française du ministère taïwanais des Affaires étrangères, à Taipei. En mars 2013, il a créé le site internet Lettres de Taïwan, consacré à la présentation de Taïwan à travers sa littérature.