Société
Photographes d'Asie

Vietnam : "President Hotel" ou les mémoires photographiques d'une Cité radieuse

Aujourd’hui, seuls quelques commerces restent encore ouverts comme ce coiffeur installé au 1er étage depuis plus de quatre ans. Les habitants expropriés et relogés dans l’immeuble d’à côté ont conservé leurs habitudes et reviennent se faire coiffer au President Hotel. Après la coupe, le coiffeur nettoie également les oreilles. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)
Aujourd’hui, seuls quelques commerces restent encore ouverts comme ce coiffeur installé au 1er étage depuis plus de quatre ans. Les habitants expropriés et relogés dans l’immeuble d’à côté ont conservé leurs habitudes et reviennent se faire coiffer au President Hotel. Après la coupe, le coiffeur nettoie également les oreilles. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)
Ce n’est pas seulement un immeuble colossal au centre de Saigon. C’est un personnage avec des bras et des jambes dont les veines sont les couloirs et les habitants l’essence vitale. Voilà ce qu’a voulu montrer le photographe Laurent Weyl dans President Hotel, sorti le 7 décembre aux Editions Sun/Sun. Accompagnées des textes de Donatien Garnier et de Sabrina Rouillé, ses photographies font vivre et revivre un lieu gigantesque en passe d’être détruit. Mémoire d’une ville dans la ville, où s’imbriquent le privé et le public dans une vie partagée par les résidents. On pouvait tout faire au President Hotel : manger chez une vendeuse de soupe, se faire couper les cheveux ou bien buller dans les couloirs. Ce beau livre porte en lui une partie de l’histoire du Vietnam et de sa vie communautaire, en perte de vitesse face à la montée de l’individualisme des centres-villes. Entretien croisé avec Laurent Weyl et Sabrina Rouillé.

Contexte

Laurent Weyl est photojournaliste. Ces quinze dernières années, il a travaillé tant pour la presse française (Le Figaro Magazine, Géo Magazine, Géo Voyage, La Croix, 6 MOIS, l’Obs, Marie-Claire, ou Le Pèlerin) que pour des médias internationaux, notamment le Corriere de la Serra et Geo Allemagne. Il voyage pour la première fois au Vietnam en 1992, puis y revient durant quatre mois en 1993, avant de s’y rendre régulièrement jusqu’à son installation à Hô-Chi-Minh-Ville entre 2011 et 2016. Il fait partie du collectif Argos.

Journaliste indépendante, Sabrina Rouillé est installée depuis 2010 à Hô-Chi-Minh-Ville. Elle a écrit pour Le Figaro Magazine, Géo, Altermondes, Elle Québec et 6 Mois. Elle a été rédactrice en chef de L’Echo des rizières à Hô-Chi-Minh-Ville. Avant de partir au Vietnam, elle a été reporter et rédactrice en chef adjointe pour le journal Ouest-France, en Bretagne et en Normandie.

Les photos de Laurent Weyl sur le President Hotel ont déjà gagné deux récompenses : le prix du meilleur reportage au Vienna International Photo Awards et la mention portfolio remarqué par le jury du prix Roger Pic de la Scam.

Laurent Weyl, en compagnie de son éditeur, fera une dédicace du livre President Hotel le 17 décembre à 16h au Bal (espace dédié à l’image-document situé au 6 impasse de la Défense, Paris XVIIIème).

A voir, un diaporama d’extraits du President Hotel, de Laurent Weyl, avec les textes de Donatien Garnier et Sabrina Rouillé, paru le 7 décembre 2016 aux éditions Sun/Sun :
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Les centaines de boîtes aux lettres plus ou moins éventrées le long du couloir d’entrée sont autant de témoignages de l’histoire de l’immeuble. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Les carreaux de ciment, très utilisés à l’époque coloniale, recouvrent le sol à certains endroits. Leurs motifs raffinés contrastent avec les murs en béton armé bruts et sombres. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Au Vietnam, la limite entre le trottoir et la maison est floue. Espace privé et espace public se confondent parfois joyeusement. Dans la partie commune que constitue le couloir, on étend son linge, on installe son petit commerce de soupe ou on s’installe tout simplement pour discuter entre voisins. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Dans un appartement du President Hotel. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Petit café-restaurant surnommé Bun Bo Hue (du nom d’une soupe populaire au Vietnam) au 1er étage. On y rencontre Mme Bac Thayh Thuy (cheveux gris), ancienne décoratrice de la troupe de théâtre d’Etat Doan Cai Luong Bo. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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L’immeuble est constitué de huit tours (quatre de chaque côté) reliées à chaque étage par un long couloir transversal qui réunit l’ensemble. Les habitants sont en vis-à-vis, les fenêtres ne donnant quasiment jamais sur l’extérieur. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Aujourd’hui, seuls quelques commerces restent encore ouverts comme ce coiffeur installé au 1er étage depuis plus de quatre ans. Les habitants expropriés et relogés dans l’immeuble d’à côté ont conservé leurs habitudes et reviennent se faire coiffer au President Hotel. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Les huit tours sont reliées à chaque étage par un long couloir transversal. Sa largeur est telle que celui-ci se prête à de nombreuses activités de jeu ou de commerce. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Cour intérieure du President Hotel. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Ce lieu est comme une ville dans la ville et de nombreux colporteurs y passent quotidiennement pour vendre fruits et légumes, billets de tombola ou ramasser cartons et canettes afin de les recycler. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Cette piscine située sur le toit de l’immeuble n’est plus entretenue depuis le départ des Américains. Seul Mr Dung y a aujourd’hui accès afin d’entretenir quotidiennement les citernes d’eau. Pour y accéder, il faut atteindre le 12ème étage où se trouvait la salle de danse des Gi’s, aujourd’hui à l’abandon. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Une grande partie des chambres, lorsqu’elles n’ont pu être sous-louées à des étudiants, sont restées à l’abandon. L’immeuble a des airs de vaisseau fantôme. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Au Vietnam, la frontière entre espace public et espace privé est ténue. On vit en communauté sous le regard des autres, la porte ouverte. Il est courant de s’accaparer l’espace public devant son habitation. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Au loin, la tour Bitexco, la plus grande et la plus moderne de Hô-Chi-Minh-Ville, avec sa piste d’hélicoptère et le luxe de ses espaces. Le contraste urbain et social est flagrant. Bientôt l’immeuble sera détruit et sans doute remplacé lui aussi par une tour d’habitation luxueuse ou un centre commercial. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Depuis l'escalier entre le Rez-de-chaussée et le premier étage du President Hotel. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Dans les escaliers, ce graffiti que l’on retrouve à plusieurs étages : "ma" signifie "fantôme". L’immeuble est considéré comme hanté et les habitants croient volontiers aux fantômes qui peuplent de nombreuses légendes vietnamiennes. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Après le départ des 400 premières familles, nombreux sont les étudiants qui ont sous-loué une chambre dans l’immeuble. Le prix est très raisonnable. Les habitants préfèrent voir les logements occupés plutôt que vides, ce qui limite l’installation des squateurs et les visites de voleurs. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

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Le President Hotel, au centre de Saigon. (Copyright : Laurent Weyl / Argos / picturetank)

 
 
Qui a eu l’idée de ce livre ?
Sabrina Rouillé : C’est Laurent qui m’a proposé ce sujet. On avait travaillé ensemble pour Le Figaro Magazine. Et puis il n’y a pas dix mille journalistes françaises à Saïgon ! Laurent connaissait cet immeuble depuis longtemps et il a commencé à m’en parler. Je n’avais pas entendu parler de ce President Hotel et cela m’a beaucoup intéressée car c’est un sujet à la fois historique et social. C’est un immeuble sale qui va tomber en ruine, l’idée étant de déloger ses résidents pour le détruire. La presse vietnamienne avait publié quelques petits articles à ce sujet, que j’ai repérés par la suite avec notre traductrice.

Laurent Weyl : L’immeuble est un peu connu à Saïgon parce que des photographes de mode et des écoles de réalisation l’ont utilisé pour leurs prises de vue. A vrai dire, le President Hotel est surtout connu par la population locale.

Comment avez-vous alors connu cet immeuble ?
L.W.: Par hasard. En 2007, je suis venu faire un reportage sur les migrants des campagnes qui viennent travailler en ville. C’est mon enquête qui m’a mené au President hôtel. Il fait partie des rares lieux que j’ai pu découvrir où l’on se dit qu’il faudra y revenir car un sujet est à réaliser dessus. Le même espace contenait des histoires très fortes à raconter tout en étant photogénique. Je travaillais alors pour l’ONG « Villes en transition » qui réalise des rapports sur les migrants des villes, financés par la Fondation Ford. Cela tombait pile dans mon travail donc ils m’ont financé. Je voulais m’intéresser aux étudiants arrivants, comment ils se logeaient en ville. Avec l’aide d’un fixer, je me suis retrouvé au Président Hotel. Les étudiants que nous avons rencontrés se partageaient un appartement à 5 ou 6. C’était l’un des rares logement très accessibles pour eux.

Par la suite, je suis venu vivre au Vietnam en 2011 en souhaitant faire ce sujet. La chef photo de Géo Voyage m’avait confirmé dans mon idée. Installé à Saïgon, j’avais du temps. Mais j’ai mis un an pour retrouver le lieu car je n’avais plus l’adresse exacte. La plupart des expatriés ne le connaissaient pas. L’immeuble est certes très grand en longueur – on le voit très bien du ciel, mais la façade qui donne sur la rue est très étroite. Or des vieux immeubles décrépis, Saïgon en compte un certain nombre.

Quelles sont les particularités de ce lieu ?
S.R.: Cet immeuble est particulier d’abord parce qu’il est très grand. Il reflète aussi beaucoup de choses du Vietnam. On y retrouve non seulement cette fameuse couleur bleue, la chaux bleue très répandue sur les murs des bâtiments dans tout le pays, notamment des vieilles maisons, mais aussi toutes sortes de commerces informels comme les vendeuses de soupe. Le President Hotel incarne ce mélange entre espace privé et espace pubic : des appartements privés mais ouverts sur les couloirs des espaces publics, ou tout le monde se retrouvait. C’était une petite ville dans la ville, comme l’indique le titre du texte du livre.

L.W.: C’est un microcosme qui reflète les habitudes des campagnes vietnamiennes. Les résidents sont des fonctionnaires qui ont gardé leurs habitudes villageoises dans leur vie au quotidien : que ce soit leurs repas dans de petits restaurants avec des chaises en plastique ou chez des vendeurs de soupes Pho, ou leur façon de s’habiller – certains résidents vivaient en pyjamas ou se mettaient torse nu. Dans les couloirs, on croisait des grands-mères en train de courir après leurs petits-enfants pour leur donner à manger. On peut comparer avec la Cité radieuse à Marseille. Au President Hotel, ils étaient tous amis et passait le plus clair de leur temps hors du travail. Quitter cet espace, c’était quitter leur village.

S.R.: C’était beaucoup de convivialité, de solidarité, de services mutuels comme l’entretien de l’immeuble à tour de rôle. Tout cela était propre aux campagnes par opposition à la ville qui individualise. Le Vietnam est un pays qui vit depuis très longtemps avec la notion de vie communautaire. Ces liens se distendent en ville où chacun vit dans des appartements ou des maisons individuelles. Quitter le President Hotel, c’est perdre une vie de quartier, des liens de voisinage très importants, et c’est l’obligation de tout recommencer ailleurs. Un vrai déracinement.

Comment les résidents du President Hotel vous ont-ils accueillis ? Se sont-ils livrés facilement ?
S.R.: la plupart des habitants ont beaucoup parlé. Ils ont vraiment passé du temps avec nous : on est allé chez eux, on a bu le thé. On a eu des moments forts avec un chanteur d’opéra, un ténor de l’armée populaire : il s’est mis à chanter dans le couloir. Il avait la nostalgie de Hanoï – son chant était d’ailleurs à la gloire de la capitale. Il a beaucoup aimé sa vie au Président Hotel mais il reconnaissait que le bâtiment était moche et qu’il sentait mauvais, et qu’il était donc temps de partir. Une autre femme nous a sorti son hamac, tout neuf en apparence, qu’elle utilisait pendant la guerre, avec les Bodoi, les soldats de l’armée populaire du Nord-Vietnam. Elle nous a raconté ses rencontres avec Hô Chi Minh. De grands moments. Nous avons aussi rencontré un couple d’homosexuelles, qui nous ont par exemple confié leurs problèmes avec leur famille, leurs difficultés à vivre leur homosexualité au Vietnam.

L.W.: Beaucoup nous ont ouvert leur porte car nous sommes venus et revenus une quinzaine de fois sur une durée de cinq mois. J’y suis revenu aussi lorsque Donatien était en résidence. Donc nous avons fréquenté l’immeuble entre 2013 et 2015.

Qu’en est-il de la destruction du bâtiment et du relogement de ses résidents ?
L.W.: Aujourd’hui, l’immeuble a été complètement fermé. Sa destruction a été officialisée dans la presse cet été et des ouvriers en ont commencé le chantier. Il y a 5 ans, un immeuble a été construit à côté du President Hotel pour reloger les deux tiers des familles. Un immeuble de qualité médiocre obéissant à de nouvelles lois pour la construction de logements sociaux. Ils sont passés de 25m2 à 52 m2. On a dit aux résidents : « On vous reloge », mais ils devaient alors payer la différence de surface. Une somme conséquente que la plupart d’entre eux n’avaient pas. Les autres habitants de l’immeuble n’ont pas été relogés dans ce nouveau bâtiment, car il n’y avait pas assez de place. On leur a donc dit : « On va vous reloger plus loin. » Or, ils ont leur gagne-pain en centre-ville.

S.R.: Selon la loi, tout projet oblige à soit reloger, soit indemniser les habitants. Mais il y a eu des conflits sur les modalités d’indemnisation. Les gens arrivés du Nord après la guerre ont eu ces appartements gratuitement et du jour au lendemain aujourd’hui, on leur a demandé de payer la différence de surface, de 25 a 52m2. C’est là que le bât blesse car ils n’ont pas cet argent. Quant aux squatteurs, ils savaient qu’ils seraient expulsés sans rien du tout et sont allés chercher un logement ailleurs.

Que vouliez-vous montrer à travers vos photographies au President Hotel ?
L.W.: J’ai voulu montrer le vrai Vietnam, loin de la ville riche qui se développe, les gestes du quotidien qui montrent qu’on est dans esprit de campagne, les gens qui s’accaparent les couloirs et l’immeuble dans son entier. Mais aussi, j’ai voulu transformer l’immeuble en un personnage. Comme dans la Cité radieuse à Marseille, le President Hotel a bien fonctionné grâce à ses couloirs de 100 m de large qui connectent les 10 tours entre elles sur 12 étages. L’immeuble est un personnage avec des bras et des jambes dans lesquels on circule.
Cet « immeuble-personnage », c’est aussi le sens du travail de Donatien Garnier à la fin de votre ouvrage…
L.W.: Donatien avait travaillé avec moi en 2007 et on avait découvert l’immeuble ensemble. Il avait quitté le journalisme pour devenir écrivain-poète. Je l’ai fait venir pour une résidence d’artiste afin de se concentrer sur l’immeuble lui-même. Il a écrit un texte dans la forme de l’immeuble. C’est un essai artistique fait d’éléments littéraires qui se picorent. Cette dimension allait bien avec le livre. Mes photos sont des images plus poétiques qu’on ne peut pas publier dans la presse. Il était intéressant d’y ajouter un texte un peu décalé comme celui de Donatien, mais il était aussi important d’avoir le texte de Sabrina qui raconte l’histoire du Vietnam.
Propos recueillis par Joris Zylberman
A regarder, le teaser de President Hotel :

PRESIDENT HOTEL from Alexandre Liebert on Vimeo.

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A propos de l'auteur
Joris Zylberman est directeur de la publication et rédacteur en chef d'Asialyst. Il est aussi chef adjoint du service international de RFI. Ancien correspondant à Pékin et Shanghai pour RFI et France 24 (2005-2013), il est co-auteur des Nouveaux Communistes chinois (avec Mathieu Duchâtel, Armand Colin, 2012) et co-réalisateur du documentaire “La Chine et nous : 50 ans de passion” (avec Olivier Horn, France 3, 2013).