Une saison indienne à Paris
Au fil des ans, Kher s’est consacrée à un medium qu’elle a rendu extraordinaire : le bindi, ce petit point rouge aux déclinaisons multiples et infinies qui agrémente le front des femmes en Inde et dans tout le sous-continent. L’artiste utilise ce symbole de la féminité sous toutes ses formes. D’un vocabulaire simple (recouvrir un éléphant de bindi par exemple), Kher est parvenue avec cette exposition à développer un langage riche et complexe et semble loin d’avoir épuisé le potentiel de son medium favori. Dans The betrayal of causes once held dear VI, un panneau de verre encadré de bois sombre formant une mince vitrine dans laquelle l’artiste déploie bindi, cire et liège, couche après couche, pour se souvenir de moments passés. Le panneau devient un cabinet de mémoire(s), un amalgame de souvenirs fantastiques coincé entre rêve et réalité.
La galerie Karsten Greve présentait dans son très bel espace du Marais la première exposition personnelle de l’artiste Manish Nai, « Matter as Medium ». J’ai toujours beaucoup de plaisir à voir les œuvres de cet artiste de Bombay, qui semble ancré aux confins de l’Arte Povera – mais pas seulement. Comme un chercheur dans un laboratoire, assez fou pour rêver à ce qui n’existe pas, il joue avec les matériaux, souvent recyclés, il les manipule, il les teste. Nai fait siens des rebus, des objets trouvés, des images volées à la réalité citadine. Il les déstructure et les compresse ; il les ramollit et les solidifie ; il leur donne une nouvelle forme donc une nouvelle vie. L’artiste s’intéresse à l’objet ainsi créé. Il redéfinit son rôle en lui associant un sens esthétique, parfois politique. La matière devient sujet. Le disque de jute indigo en est le parfait exemple. La matière et la teinture exploitées par l’industrie textile en son temps rentrent dans les salons de l’exploiteur. La matière décomplexée et extrêmement travaillée devient œuvre d’art. L’artiste la façonne pour y créer des méandres, des coins et recoins où la lumière renvoie des ombres et donne l’illusion d’un chaos naturel et contrôlé. L’œil curieux de l’observateur averti se perd dans une spirale de matière qui s’impose en majesté. D’autres n’iront pas au-delà de l’objet qui affirme sa puissance de par sa taille et sa couleur. Dans tous les cas, le disque indigo fait sensation.
La dernière exposition éponyme n’est pas la moindre sur la plan historique : SH Raza, le maître, exposé avec Manish Pushkale, l’élève. A l’occasion du décès de l’une des légendes de la scène moderne indienne et l’inventeur d’une certaine abstraction géométrique, deux de ses galeries, Baudoin Lebon et Akar Prakar, lui rendent un dernier hommage à Paris, la ville où il a vécu plusieurs décennies avant de rentrer en Inde en 2011, malade et affaibli. J’ai trouvé étonnante l’association Raza/Pushkale et surtout sa mise en scène : des œuvres récentes de Raza sur un mur faisant face à celles de Pushkale sur un mur opposé ; la tentative infructueuse de créer un dialogue singulier. J’ai croisé, à l’ambassade d’Inde, un jour avant le vernissage, une jeune femme aussi belle que mystérieuse se présentant comme la fille adoptive de Raza. Quelle surprise ! Je n’avais jamais entendu parler d’elle. Je lui ai immédiatement demandé si elle était associée à la fondation Raza de Delhi, celle de son père. Elle a ri. Elle semble ne pas être reconnue par les amis indiens de l’artiste. Un vrai personnage de roman. J’espère qu’elle fera l’objet d’un chapitre de la biographie de Raza que prépare Yashodhara Dalmia qui était aussi à Paris en octobre, sur les traces de l’artiste. Sinon, je m’y mettrais !
Quel plaisir de voir ces quelques artistes à Paris. Je félicite les galeries, bien sûr. Elles font preuve d’une belle ouverture d’esprit et d’une curiosité aigüe. Elles partagent leur passion de la nouveauté ce qui est souvent perturbant. Elles prennent le risque d’un flop commercial, ce qui n’est pas facile à supporter en ces temps difficiles. Il n’est jamais simple de montrer des artistes provenant d’une culture tellement différente qu’un public peu initié a du mal à déchiffrer par manque de repères. Ceux qui les montrent aujourd’hui sont des précurseurs. Ils posent sans complexe les jalons d’un futur artistique qui se tourne de plus en plus vers l’Asie. Amateurs d’art, préparez-vous à découvrir un nouveau monde.
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