L'Asie et la politique des fuseaux horaires
Contexte
C’est le développement des réseaux ferrés et l’explosion du commerce international qui a poussé à découper le globe terrestre en fuseaux horaires. Mais avant même leur systématisation, nécessaire pour rationaliser les échanges, l’archipel philippin a connu un drôle de 31 décembre 1844 – ou plutôt, n’en a pas connu du tout ! Car initialement calibrées sur l’heure américaine, les Philippines avaient un jour de retard sur l’Indonésie – dont toute une partie se trouve pourtant sur le même méridien que Manille. D’où la décision du gouverneur général de l’époque, Narciso Claveria, de publier un décret annonçant que le lendemain du 30 décembre 1844 serait… le 1er janvier 1845. L’exemple est particulièrement frappant, mais n’est pas isolé : les frontières horaires, en Asie comme ailleurs, sont en perpétuelles renégociations.
Pékin ou l’archétype de l’instrumentalisation horaire
Comment expliquer cette négation des méridiens en Chine ? Par la décision des autorités communistes qui, en 1949, ont fusionné les cinq anciens fuseaux horaires du pays. Objectif : matérialiser l’unité nationale recouvrée après plusieurs décennies de morcellement territorial. Mais, dans un pays de 5 000 kilomètres de large, Pékin n’a pas pu se départir d’un décalage horaire de fait entre l’Est et l’Ouest.
Voilà pourquoi les Ouïghours, ethnie musulmane majoritaire au Xinjiang, sont tentés de faire de la « résistance horaire ». Car si les pendules de la capitale provinciale Urumqi affichent bien l’heure de Pékin, cette dernière n’est quasiment pas utilisée dans les confins occidentaux de la région autonome – où même les horaires de bus se calibrent sur l’heure « locale » (Xinjiang shijian – 新疆时间). Bon nombre de restaurants et de boutiques adaptent également leurs horaires d’ouverture afin de coller au rythme de vie des locaux, plus influencés par l’heure solaire que par celle de Pékin. Suffisamment pour que les autorités communistes y voient une forme de déloyauté.
Facéties nationales et enclaves horaires
Autre conséquence possible dans ce cas de figure : lorsque le territoire national est géographiquement éclaté, cela peut créer un phénomène « d’enclaves horaires » – des territoires calibrés sur l’heure de leur métropole, mais en décalage avec les territoires des Etats-tiers qui l’enclavent, ces derniers étant calés sur le fuseau horaire qui les traverse. C’est le cas de l’île japonaise de Minamitori (UTC +9) située sur le fuseau horaire UTC +10, ou de l’enclave est-timoraise d’Oecusse (UTC +9), qui vit avec une heure d’avance sur le territoire indonésien qui l’entoure (UTC +8).
Le choix des autorités de Pyongyang est en revanche plus politique. En reculant les pendules du pays d’une demi-heure le 15 août 2015, passant de UTC +9 à UTC +8:30, la Corée du Nord renoue avec le fuseau horaire de la péninsule coréenne avant la colonisation japonaise de 1910. Tokyo avait alors imposé son heure à la Corée. La date n’avait d’ailleurs pas été choisie au hasard, puisqu’elle coïncidait avec le 70e anniversaire de la capitulation nippone. De son côté, la Corée du Sud avait entrepris le même décalage en 1954 avant de retourner à l’heure japonaise sept années plus tard – heure sur laquelle elle est encore fixée aujourd’hui.
Quelle heure est-il au Cachemire ?
Les conflits de souveraineté internationaux peuvent également être porteurs de conflits horaires. Si cela n’est pas le cas pour les îles Dokdo / Takeshima, disputées entre le Japon et la Corée du Sud, tous deux à UTC +9, les cartes nationales font varier les limites des fuseaux horaires dans le cas de l’Arunachal Pradesh, revendiqué par la Chine (UTC +8) mais contrôlé par l’Inde (UTC +5:30), ou bien des îles Spratleys en mer de Chine méridionale, revendiquées par des Etats à UTC +8 (Chine, Taïwan, Philippines, Brunei, Malaisie) à l’exception du Vietnam (UTC +7).
Mais c’est au Cachemire où l’enchevêtrement des souverainetés – et des fuseaux horaires – est le plus édifiant. Car trois Etats se partagent le territoire de l’ancien Etat princier du Jammu-et-Cachemire : l’Inde (UTC +5:30), le Pakistan (UTC +5) et la Chine (UTC +8). Territoire au coeur duquel se trouve le glacier de Siachen, revendiqué par New Delhi et par Islamabad sans qu’aucun Etat ne l’occupe effectivement. Le tracé des fuseaux horaires varie donc considérablement selon les cartes consultées par les trois gouvernements nationaux.
Quid des indépendantistes cachemiris ? Certes, les militants font peu de cas du fuseau horaire sur lequel ils se calibreraient en cas de sécession – cette perspective restant lointaine, le choix de l’heure ne constitue pas une priorité. Mais nul doute que cette question, anecdotique en apparence, recouvrirait une dimension politique éminente si elle venait à se poser. Car c’est en cela que les fuseaux horaires constituent un outil politique, en Asie comme ailleurs : leur choix peut incarner, consacrer et parachever une quête de puissance ou de reconnaissance internationale, au-delà de simples facéties étatiques.
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