Société
Expert - L'Inde des classes moyennes

Inde : Au coeur des "shopping malls", nouveaux temples des classes moyennes

Le shopping mall DLF le jour de la Saint-Valentin, le 14 février 2015.
Le shopping mall DLF le jour de la Saint-Valentin, le 14 février 2015. (Crédit : Yves-Marie Rault).
En 2012, lors d’un premier séjour en Inde, nous fûmes dirigés vers DLF de Vasant Kunj, un complexe commercial situé à New Delhi, devenu pour l’occasion un élément de patrimoine local. Et à raison. Rien à voir avec les centres commerciaux qu’on trouve en périphérie des villes françaises depuis le début des années 1970. Ici, des salles de cinéma, parcs d’attraction, restaurants, bars, cafés, des dizaines et des dizaines de magasins sur trois étages, dans trois gigantesques bâtiments. 120 000 mètres carrés de shopping et de loisir.
*Ou « Shining India », ce slogan à succès fut inventé par le Bharatiya Janata Party lors de sa campagne pour les élections législatives indiennes de 2004. Voir également : Brosius, Christiane. 2013. India’s Middle Class : New Forms of Urban Leisure, Consumption and Prosperity. Routledge.
En un peu plus d’une décennie, 900 « shopping malls » ont vu le jour dans les grandes villes indiennes, au point qu’ils sont devenus de véritables symboles. Les expatriés y voient la naissance d’une société de consommation et la montée des inégalités. Les indiens, eux, y rattachent l’entrée de leur pays dans la « modernité » et l’émergence d’une « Inde qui brille »*.

Ce sont donc des lieux chargés d’imaginaire, qui véhiculent notamment l’idée de la montée d’une « nouvelle classe moyenne » en Inde. Au travers d’enquêtes menés dans plusieurs d’entre eux à Delhi, nous avons cherché à comprendre comment ces espaces de consommation participaient à façonner les identités dans l’Inde contemporaine.

« Très grand, très cher ! »

Notre chauffeur d’auto-rickshaw nous avait surchargé le prix de la course, comme à chaque fois que nous nous rendions au DLF Emporio, dans le sud de Delhi. A destination de ce centre commercial de luxe – et de tout autre mall d’ailleurs, il nous était toujours difficile de négocier un bon forfait. Qu’est-ce que les autowallahs pouvaient donc bien penser de ces fameux centres commerciaux ? Nous posâmes la question à notre chauffeur.

Originaire de l’Etat voisin, bien que travaillant à Delhi depuis une dizaine d’année, Shami n’était rentré qu’une seule fois dans un shopping mall. Il y a quatre ans – nous dit-il, sa femme et ses deux fils ont séjourné à Delhi. Il les avait alors emmenés au Select Citywalk. Avec ses 180 magasins détaillés sur trois étages, ce complexe est gargantuesque. Shami et sa famille n’y sont pas restés plus de cinq minutes. « Bôhot bara, bôhot mehenga ! » (« Très grand, très cher ! »), nous dit-il.

Le logo du Select Citywalk, à proximité de l’entrée principale.
Le logo du Select Citywalk, à proximité de l’entrée principale. (Crédit : Prateek Karandikar).
Les shopping malls érigent de nouvelles barrières qui font d’eux des « forteresses de la classe moyenne indienne » rejetant les éléments indésirables – comme l’écrit le sociologue australien Malcom Voyce dans son ouvrage « Shopping malls in India : new social’dividing practices’ » (Economic and Political Weekly, 2007, 2055‑62).
Des barrières matérielles, tout d’abord, car ces établissements ne correspondent ni aux besoins, ni au niveau de revenu d’une partie de la population. Mais aussi des barrières symboliques, tant le dispositif établi par les malls contribue à créer un sentiment de malaise ou de rejet chez ceux qui ne sont pas coutumiers de ces environnements.
Le "café E", salon de thé à l’anglaise du DLF Emporio, un mall dédié au luxe.
Le "café E", salon de thé à l’anglaise du DLF Emporio, un mall dédié au luxe. (Crédit : Yves-Marie Rault).
Ceux qui ont les ressources pour consommer, au contraire, s’y sentent « à leur place ». En Inde, les démographes estiment à un quart de la population, soit environ 300 millions d’individus, le nombre de personnes pouvant dégager un excédent de revenu pour les loisirs.
On s’accorde généralement à définir ce groupe comme la « classe moyenne » indienne, bien que ne répondant pas aux critères internationaux comme le revenu médian – celui-ci étant presque équivalent au seuil minimum de pauvreté indien, ou le taux d’équipement – seuls 4,6 % des ménages indiens possèdent à la fois une télévision, un ordinateur, un véhicule et un téléphone.

« Regarde ce mec, il porte une fausse veste Armani. Qu’est-ce qu’il cherche à prouver ? »

Lors de nos entretiens avec des clients de malls, nous nous sommes intéressés à la manière dont le sentiment d’appartenance à la classe moyenne se construisait à travers le shopping.
En effet, comme l’écrivait le sociologue Thorstein Veblen dès 1899 dans sa « Théorie de la classe de loisir », consommer est une manière de se différencier de certains groupes sociaux : « Toute classe est mue par l’envie et rivalise avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin. »

Lorsque nous avons rencontré Sameer, étudiant d’école de commerce, nous avons ainsi pu recueillir un discours critique sur certains utilisateurs des malls, qui « viennent au mall pour prendre des selfies », « ne consomment même pas », « achètent des fausses marques dans les bazaars ». Lui, en revanche, porte une ceinture Dior originale, qu’il a acheté dans le mall le plus cher de la ville.
Il me demande : « Regarde ce mec, il porte une fausse veste Armani. Qu’est-ce qu’il cherche à prouver ? »

Mais la consommation ostentatoire n’est pas le seul moyen de se distinguer, comme le montrait le sociologue Pierre Bourdieu dans son ouvrage « La Distinction » en 1979. Pour lui, les classes sociales se différencient davantage par leurs pratiques. Shruti, issue d’une famille d’industriels, nous faisait part de son dégoût de l’ostentation : « A mon avis, il y a deux types de personnes qui vont au mall : ceux qui aiment se mettre en avant, améliorer leur statut, et qui portent des marques voyantes et des couleurs flashy ; et ceux – et je me considère l’une d’entre eux, qui portent un amour profond pour la mode. »

Cette distinction fait écho à une analyse sociologique répandue qui voit la classe moyenne fractionnée entre les « nouveaux riches », qui ont connu une ascension sociale rapide depuis la libéralisation économique de l’Inde, et la « vieille bourgeoisie », dont la fortune est établie de longue date, les premiers étant déconsidérés par les seconds pour leurs habitudes de consommation, leurs préférences pour certaines modes et films populaires, ou pour leur manque de maitrise de l’anglais.

« Les Punjabis sont dépensiers »

Mais ces divisions binaires ne permettent pas de bien représenter la complexité d’une classe moyenne indienne fractionnée en une grande diversité de groupes sociaux, notamment les castes, 80% des indiens étant hindous. Prashant, un trader marwari, souligne sa différence avec une autre communauté indienne très présente à Delhi, les punjabis (originaires du Punjab). « Les Punjabis peuvent dépenser en quelques jours ce qu’ils gagnent en un mois, ils sont dépensiers (« lavish »). Moi avec mes économies, quand il y a par exemple une urgence médicale – Dieu m’en garde, j’ai de l’argent. Les Punjabis, eux, s’en fichent. C’est pourquoi vous verrez beaucoup plus de punjabis que de marwaris au mall. Les marwaris vont faire du shopping une fois par mois quand les punjabis y vont 10 fois. Ils se fichent de savoir comment ils dépensent leur argent. Pour eux, l’important c’est de le faire. »
*Mishra, B. B. 1961. The Indian Middle Classes : Their growth in Modern Times. Oxford University Press
Le schéma des classes sociales n’est donc pas évident dans le contexte d’une société indienne composée d’une multitude de sous-groupes. Aussi, des premières études de B.B. Mishra* dans les années 1960 aux multiples travaux réalisés à partir de la fin des années 1990, les sociologues s’intéressant aux classes moyennes ont toujours préféré parler d’elles au pluriel pour insister sur leur grande hétérogénéité.

Consumérisme ou cultures de consommation ?

Une lecture classique consisterait à voir dans le développement des shopping malls en Inde la diffusion d’un « consumérisme sans conscience et sans âme emprunté aux riches sociétés occidentales », comme le craignait le Ministre des Finances Manmohan Singh quand en 1991 il ouvre le marché indien aux marques et produits étrangers.
*Rault, Yves-Marie. 2015. « Le lent développement de la grande distribution en Inde ». In L’Inde: une géographie, Philippe Cadène et Brigitte Dumortier, 368‑75. Paris: CNED : A. Colin.
En réalité, chaque pays connaît sa propre trajectoire de développement, façonnée par ses spécificités culturelles et historiques, et l’Inde ne fait pas exception. Par exemple, l’Inde a 9 fois moins d’espace commercial que la Chine, notamment à cause de la résistance des petits détaillants et de la complexité des modes de consommation en Inde, mais aussi à cause d’un manque d’infrastructures commerciales et d’une législation défavorable*.
Comme l’explique Arjun Appadurai, anthropologue de la globalisation dans son ouvrage Après le colonialisme : les conséquences culturelles de la globalisation. (p. 124, Paris : Payot, 2005), « nous devons à tout prix éviter de rechercher des séquences préétablies de changement institutionnel, définies de façon axiomatique comme constitutives de la révolution du consommateur ».
Une fois pour toutes, la globalisation n’est pas synonyme d’homogénéisation, et encore moins d’américanisation, écrit Rana Dasgupta dans « Capital ».

En effet, « la présence des marques américaines ne changeait pas le fait que l’Inde – dont la relation avec le capitalisme occidental était chargé d’ambivalences historiques, restait un pays nettement plus pauvre que les Etats-Unis, et que ce qui y émergeait ne ressemblait à rien de connu là-bas. Même ces indiens qui sirotaient des cafés dans les shopping malls donnaient à leur activité un autre sens que celui donné dans d’autres coins du monde. Le shopping mall n’était rien de plus qu’un élément d’un paysage morcelé, à l’intérieur et à l’extérieur – tant il n’existait pas la moindre continuité entre le monde du mall et le monde hors les murs, où les vendeurs de rue, bidonvilles et embouteillages attendaient le consommateur repu. »

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A propos de l'auteur
Doctorant au CESSMA (Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques) à l'université Paris Diderot, Yves-Marie Rault est un spécialiste de l'Inde et de ses classes moyennes. Sa thèse porte sur les créateurs d'entreprises dans le Gurajat, entre globalisation et territorialité. Il a également travaillé sur les shopping malls et le développement de la grande distribution.