Inde : guerre ouverte chez Tata
La brutalité de l’événement surprend d’autant plus que le groupe était réputé pour l’extrême stabilité de son management : en 150 ans d’existence, il n’a eu que six PDG dont le dernier, Cyrus Mistry, n’aura duré que quatre ans. Que celui-ci soit également le seul à ne pas appartenir à la famille Tata n’est peut-être pas une coïncidence…
Contexte
Le groupe Tata emploie 660.000 personnes réparties dans 100 pays. Son chiffre d’affaires cumulé dépasse les 100 milliards de dollars (90 milliards d’euros) dont 67% encaissés hors d’Inde. L’ensemble comprend plus de 100 entreprises opérationnelles, réparties en sept grands secteurs d’activité : technologies de l’information et de la communication avec notamment TCS (services informatiques), Tata Teleservices et Tata Communications (télécoms) ; ingénierie avec Tata Motors (poids lourds, automobile), Tata AutoComp Systems (composants automobiles) et Voltas (air conditionné) ; matériaux avec Tata Steel (sidérurgie) ; services avec Indian Hotels (Taj Hotels, etc.) et services financiers (Tata AIG) ; énergie avec Tata Power ; biens de consommation avec Tata Global Beverages (thé, café, boissons), Titan Industries (horlogerie), Trent (distribution) ; chimie avec Tata Chemicals. Vingt-neuf de ces entreprises sont cotées, avec une capitalisation cumulée qui dépassait les 120 milliards de dollars début octobre, dont 70 milliards pour le seul TCS.
Un groupe détenu en majorité par des trusts caritatifs
Membres de la communauté parsie venue originellement d’Iran, très attachés aux valeurs éthiques, les Tata ont donné au fil du XXème siècle leurs actions à plusieurs trusts charitables qui contrôlent aujourd’hui conjointement plus de 70% de Tata Sons. Ces trusts utilisent les dividendes du groupe pour financer d’innombrables actions humanitaires, sociales et culturelles en Inde, pas pour alimenter le train de vie d’une famille Tata désormais quasiment absente. Ratan Tata lui-même détient moins de 1% de Tata Sons et le seul autre membre de la famille présent dans le groupe est Noel Tata, son demi-frère, qui préside aux destinées des activités de distribution et de la filiale Tata International. Ce qui ne signifie pas que la famille n’a plus d’influence sur le groupe : Ratan Tata préside la plupart des trusts caritatifs et détient donc le pouvoir ultime dans la galaxie Tata.
Autre originalité du groupe : le caractère très lâche de ses structures. Tata Sons ne détient pas toujours, loin de là, le contrôle de ses principales filiales dont bon nombre sont cotées. Les patrons de ces dernières jouissent donc d’une large autonomie – Ratan Tata a d’ailleurs œuvré pendant des années pour réduire les velléités de certains de se comporter en potentats locaux. Mais fondamentalement, l’unité du groupe relève beaucoup de sa très forte culture interne et de mécanismes sophistiqués de coordination et de coopération, bien plus que d’une structure capitalistique classique.
La « légitimité du capital » n’aura pas suffi
Celui-ci présentait en effet quelques caractéristiques intéressantes. La famille Mistry est depuis les années 1930 grosse actionnaire de Tata Sons, dont elle possède aujourd’hui 18% – beaucoup plus, donc, que la famille Tata ! A ce titre, Cyrus était administrateur de Tata Sons depuis 2006, disposant ainsi d’une bonne connaissance du conglomérat (sans y avoir jamais exercé de fonctions opérationnelles toutefois). En outre, les Mistry sont, comme les Tata, des parsis de Bombay. Par ailleurs, si Cyrus Mistry n’était pas membre de la famille Tata, un lien familial existe malgré tout : sa sœur est l’épouse de Noel Tata. Autrement dit, à défaut d’avoir la légitimité du nom Tata, Cyrus offrait une « légitimité du capital » très forte et une excellente « compatibilité culturelle » avec son nouveau groupe.
Cela, manifestement, n’aura pas suffi. Il faut dire que la tâche du jeune PDG n’allait pas de soi. L’omniprésence du groupe en Inde et, de plus en plus, à l’international, son excellente image de marque (le groupe passe par exemple, pour un modèle de probité dans un milieu indien des affaires aux mœurs souvent discutables) ne peuvent dissimuler l’existence de sérieux problèmes. Ratan Tata a fait grossir très rapidement le groupe à l’international durant la première décennie du siècle en multipliant les grosses acquisitions. Celle de Jaguar Land Rover s’est révélée un coup de maître : cette filiale de voitures de luxe de Tata Motors est devenue l’une des activités les plus rentables du groupe. A l’inverse, l’achat du groupe sidérurgique européen Corus pour 13 milliards de dollars en 2007 a été désastreux : effectué au plus haut du marché avant l’éclatement de la crise de 2008, il a durablement plombé le groupe. Une tentative ratée de prise de contrôle du groupe hôtelier de luxe Orient-Express a également coûté fort cher. Tout cela a provoqué une hausse conséquente de l’endettement, que Cyrus Mistry a essayé de réduire dès son arrivée aux commandes.
Mistry « entravé » par Ratan Tata
Pour l’heure, il n’y a pas eu d’explication officielle sur les raisons qui ont poussé Tata Sons à mettre dehors son PDG. Mais des rumeurs émanant de l’entourage de Ratan Tata et des trusts font état d’un mécontentement vis-à-vis de certaines initiatives de Cyrus Mistry (comme le désengagement de la sidérurgie britannique), de communication insuffisante de sa part auprès de son conseil d’administration, de critiques envers sa garde rapprochée, d’un respect insuffisant des valeurs du groupe ou encore d’un manque de vision stratégique.
Le PDG évincé ne s’est pas non plus exprimé publiquement mais la fuite opportune d’un mail envoyé par lui aux membres du conseil a permis de se faire une idée de ses arguments : le groupe est confronté à des crises très sérieuses de certaines de ses activités, affirme-t-il, en raison des acquisitions ruineuses effectuées par son prédécesseur. Soulignant que la Nano, projet fétiche de Ratan Tata, devrait être abandonnée, Cyrus Mistry évoque la nécessité de passer par pertes et profits 18 milliards de dollars d’actifs… Celui qui représente toujours 18% du capital de Tata Sons au conseil d’administration de la holding affirme également qu’il a été entravé dans son action par les interférences constantes de son prédécesseur. Il met enfin très sévèrement en cause une procédure de destitution « illégale », pendant laquelle on ne lui a donné aucune occasion de se défendre.
Dans cette affaire, le groupe risque très gros : c’est toute sa réputation exceptionnelle qui est en cause, son image unique en Inde de défenseur des valeurs éthiques et de la bonne gouvernance en matière d’entreprises.
Dans cette atmosphère plombée et dans l’attente des révélations et accusations variées qui pourraient intervenir, le monde des affaires se demande qui va bien pouvoir prendre les rênes du groupe. L’arrivée d’un candidat extérieur est jugée très difficile pour les mêmes raisons qu’il y a quatre ans, encore amplifiées par la crise actuelle. Parmi les candidats internes le nom de N. Chandrasekaran, patron du joyau TCS, est souvent mentionné. A moins que celui de Noel Tata, le seul dans le groupe à porter le « nom magique », ne revienne sur la table. Dans l’immédiat, on imagine l’ambiance lors des réunions de famille des Tata/Mistry…
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