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Expert - Nouvelle Birmanie

Birmanie : les racines de la violence entre bouddhistes et musulmans du Rakhine

En Birmanie, Des enfants des deux communautés religieuses musulmane et bouddhitse attendent de pouvoir puiser l’eau dans un village du Rakhine.
Des enfants des deux communautés religieuses bouddhiste et musulmane attendent de pouvoir puiser l’eau dans un village birman. (Crédit : Florence Geoffroy, juin 2016)
Comment comprendre la nouvelle vague de violences, la plus meurtrière depuis 2012, qui a éclaté dans le nord de l’État Rakhine (Arakan) en Birmanie le 9 octobre dernier ? Plusieurs centaines d’hommes armés ont attaqué simultanément trois postes de gardes-frontières dans les municipalités de Maungdaw et Rathedaung, faisant 17 morts, dont 9 policiers et 8 assaillants. Le nord du Rakhine est en effet l’une des régions les plus militarisées de Birmanie. Les gardes-frontières y ont été intégrés en 2009 par le pouvoir central de Naypyidaw, capitale du pays depuis 2005, afin de mieux contrôler la zone frontalière avec le Bangladesh.
*Officiellement République de l’Union du Myanmar depuis 1989.
Ces attaques ont déclenché des émeutes dans le district de Maungdaw, faisant une trentaine de morts au total, dont 5 soldats de l’armée birmane (Tatmadaw). Des militaires ont été déployés dans les jours qui ont suivi pour évacuer les agents du gouvernement des villages isolés jusqu’à la ville de Maungdaw, environ 400 écoles ont été fermées et le couvre-feu mis en place en 2012 a été avancé à 19h. Le 14 octobre, des milliers d’habitants, en grande majorité de l’ethnie Rakhine, ont fui leurs villages situés aux alentours de Maungdaw, terrorisés par ces violences. Les 15 et 16 octobre, un professeur a été tué et des policiers attaqués à la machette ont abattu 3 assaillants. Les attaques ont été condamnées en Birmanie* à la fois par la communauté bouddhiste et la communauté musulmane.
L’identité et les motivations des assaillants restent incertaines. Plusieurs vidéos ont largement circulé sur les réseaux sociaux les 12 et 13 octobre, laissant apparaître des groupes de musulmans armés. Certains d’entre eux ont appelé leurs « frères Rohingya » à « sauver » leurs familles et l’Islam par le djihad, dans un dialecte du nord de l’État Rakhine, d’autres se sont exprimés dans un dialecte bangladais. Ces vidéos, dont la légitimité n’a pas été confirmée, ont entraîné la propagation de nombreux discours haineux sur les réseaux sociaux, notamment de certains bouddhistes radicaux. Elles ont eu un impact significatif sur les tensions dans le nord du Rakhine, qui devraient se poursuivre dans les semaines à venir et pourraient s’étendre à d’autres régions du pays.

Sous développement et griefs sous-jacents

Le Rakhine est la deuxième région la plus pauvre de Birmanie. Depuis l’occupation britannique, qui a pris fin en 1948, cet Etat birman a été le théâtre d’accrochages sporadiques entre la communauté majoritaire Rakhine de confession bouddhiste, officiellement reconnue par le gouvernement, et la communauté musulmane, dite « Rohingya ». Contrairement à l’ethnie ancestrale du Rakhine, les Rohingyas se sont installés plus tardivement dans la région et ne représente que 35% de sa population (plus d’un million d’habitants), situés en grande majorité dans le nord du Rakhine. À l’échelle du pays, la part des musulmans s’élèverait à 4,3% selon le dernier recensement religieux. En effet, si ce rapport l’estimait à 3,9% en 1983 et à 2,9% en 2014, c’était sans compter la population Rohingya, non recensée. Ces résultats n’ont été dévoilés qu’en juillet 2016 car le gouvernement Thein Sein craignait « qu’ils ne nuisent à la stabilité du pays ». Ils infirmaient pourtant les rumeurs d’une forte hausse de la population musulmane propagées par certains nationalistes afin de justifier leurs campagnes pour la « protection de la race et de la religion », lesquelles avaient notamment conduit à l’adoption de quatre lois par le Parlement en septembre 2015 : la loi sur la monogamie, la loi limitant la conversion, la loi contrôlant le mariage des femmes bouddhistes, et la loi restreignant les naissances dans certaines régions.
En 1982, la loi sur la citoyenneté du régime militaire a divisé la société birmane en trois catégories : les citoyens à part entière, reconnus par association, ou par naturalisation. Privés de citoyenneté, les Rohingya ont dès lors été considérés par le gouvernement comme des immigrants illégaux, malgré leur présence dans la région depuis parfois plusieurs siècles. S’ils ont continué à détenir une carte d’identité temporaire (white card) leur permettant de voter aux élections, celles-ci ont officiellement été déclarées expirées en mars 2015, ne faisant qu’accroître leur vulnérabilité. En outre, ils ne peuvent plus se marier sans autorisation depuis l’instauration d’un système de quotas en 1995, et tous leurs enfants nés après les violences de 2012 ont été privés de certificats de naissance.

Ajoutés à un sous-développement chronique, les griefs sous-jacents entre les deux communautés ont conduit à l’éclatement de violences dans le nord du Rakhine en 2012 et ont encore aggravé leurs conditions de vie. Déclenchées par le viol d’une femme bouddhiste par un musulman, ces violences s’étaient étendues, contrairement aux précédentes, à l’échelle nationale en 2013 : à Meiktila (Région de Mandalay), puis à l’ouest de la Région de Bago, à Okkan et Kantbalu (Région de Sagaing), Lashio (État Shan), et Thandwe (État Rakhine). Elles avaient resurgi en 2014, lorsque des manifestants rakhine avaient accusé les organisations internationales de favoriser les musulmans. Près de 200 personnes avaient été tuées, 100 000 autres déplacées, des milliers de maisons brûlées, brisant de fait les liens anciens entre les deux communautés.

Camp de déplacés Taung Paw dans le nord du Rakhine en Birmanie.
Camp de déplacés Taung Paw dans le nord du Rakhine en Birmanie. (Crédit : UK Foreign & Commonwealth Office, 2012)

Restrictions et conditions de vie insalubres

Les mesures de restriction imposées alors par le gouvernement central à la communauté musulmane du Rakhine, limitant notamment la pratique de leur religion et leur circulation à un périmètre strict, n’ont fait que creuser davantage les clivages intercommunautaires. Ce fût particulièrement le cas à Maungdaw, où la population est à 96% musulmane. Ces restrictions ont privé beaucoup d’enfants d’éducation primaire et secondaire, dans une région qui enregistre un des taux d’alphabétisation les plus bas du pays. Leurs familles n’ont en effet pas toujours les moyens de recruter un professeur particulier pour pallier le manque croissant d’enseignants, majoritairement rakhine. Les élèves qui ont eu cette chance ne peuvent quant à eux pas poursuivre leurs études à l’université puisqu’il leur est interdit de se rendre ne serait-ce qu’à Sittwe, la capitale de l’État Rakhine, située au sud de Maungdaw. Ces « non citoyens », majoritairement musulmans, ne peuvent plus non plus accéder à la forêt et à la rivière qui leur permettaient auparavant de s’approvisionner en eau et en nourriture, laissant ainsi place à la malnutrition et aux maladies infectieuses. Certaines professions comme la médecine, l’ingénierie et l’économie leurs sont interdites, la taille de leur famille est réglementée et ils sont régulièrement victimes de mauvais traitements.

Leur situation est encore plus dramatique à Sittwe, où les musulmans ne représente que 30% de la population. La plupart d’entre eux vivent actuellement enfermés dans des camps insalubres en périphérie, suite à leur expulsion de la ville et à la destruction de leurs villages dans les violences de 2012. Aujourd’hui, ce sont plus de 140 000 déplacés internes, essentiellement des Rohingyas, qui (sur)vivent dans ces camps insalubres au nord du Rakhine, à la frontière avec le Bangladesh. Cet entassement favorise la propagation des maladies telles que l’hépatite A, B ou C, contractées par une majorité d’entre eux et non soignées puisqu’ils ne sont pas autorisés à se rendre à l’hôpital. Par ailleurs, leur inactivité forcée les empêche de subvenir aux besoins fondamentaux de leur famille et les isole dans un état de misère. Malgré leur situation, les membres de la communauté rakhine n’envisagent pas le retour des musulmans dans leurs quartiers.

Des perspectives de radicalisation limitées

Cette précarité a incité certains jeunes Rohingyas, des hommes pour la plupart, à fuir le pays sur des embarcations de fortune vers la Thaïlande, la Malaisie et l’Indonésie, dans l’espoir de trouver un travail leur permettant d’envoyer de l’argent à leur famille. Plus de 100 000 Rohingyas, soit 10% de la population musulmane de l’Arakan, auraient fui vers la Thaïlande avant d’atteindre la Malaisie, pays majoritairement musulman. Nombreux sont ceux qui ont péri en mer ou été pris au piège du trafic d’êtres humains, comme en témoigne les fosses communes de migrants, pour la plupart des Rohingyas, découvertes dans la jungle thaïlandaise en mai 2015.

Le Rakhine semble aujourd’hui faire face à une autre menace liée à ces restrictions : la radicalisation de certains d’entre eux et l’utilisation des tensions par les réseaux djihadistes. Le gouvernement a attribué la responsabilité des attaques au groupe Aqa Mul Mujahidin, lié au RSO, un mouvement rohingya fondé dans les années 1980 pourtant considéré dissous. Financé par l’extérieur et dirigé par un Bangladais entraîné par les Talibans pakistanais, le groupe de 400 militants aurait armé et persuadé des jeunes à recourir à la violence. En septembre 2014, Al-Qaïda avait déjà annoncé la création d’une branche qui « hisserait le drapeau du djihad » en Inde, au Bangladesh et en Birmanie, au moment où l’État islamique tentait d’étendre son pouvoir en Afghanistan, au Pakistan et au Cachemire.

Des musulmans birmans expriment leur crainte d’une propagation des discours haineux envers leur communauté suite aux tensions.
Des musulmans birmans expriment leur crainte d’une propagation des discours haineux envers leur communauté suite aux tensions. (Crédit : Florence Geoffroy, juin 2016)

En mai 2015, dans une déclaration rare sur une affaire externe à la Corne de l’Afrique, le groupe djihadiste somalien Al-Shabaab affilié à Al-Qaïda avaient déjà appelé les musulmans d’Asie du Sud-Est à venir en aide aux Rohingyas. La Malaisie et l’Indonésie venaient de déclarer l’asile temporaire à des milliers de migrants bloqués en mer, à condition que la communauté internationale les réinstalle sous un an. En juin 2015, le groupe militant Tehreek-e-Taliban Pakistan avait appelé la jeunesse musulmane de Birmanie à « prendre les armes » contre les dirigeants du pays, déclarant que leurs « centres d’entrainement, leurs ressources et leurs armes étaient à leur disposition ». Néanmoins, ces perspectives de radicalisation semblent limitées en Birmanie, la grande majorité des Rohingyas affirmant s’opposer à la violence et nécessiter l’appui des gouvernements occidentaux pour défendre leurs droits.

Le cloisonnement des communautés, une menace pour la transition démocratique birmane

Les violences commises dans le nord du Rakhine du 9 au 11 octobre apparaissent plutôt comme la seule alternative trouvée par une minorité de jeunes musulmans mal organisés et désespérés pour faire réagir le gouvernement birman, mais surtout la communauté internationale, sur les conditions de vie dramatiques imposées à leur communauté depuis plus de quatre ans. Et ce, indépendamment du pacifisme prôné par la grande majorité de leur communauté et de la contre-productivité évidente du recours à la violence. Face aux rumeurs qui ont circulé ces derniers jours sur la responsabilité des attaques, il semble nécessaire de rappeler un point essentiel : aucun groupe ethnique ou religieux n’est un acteur collectif unitaire. Si certains Rakhine rejettent totalement les musulmans, d’autres peuvent éprouver de la sympathie à leur égard. De la même manière, les réactions des Rohingyas sont aussi variées que leurs histoires personnelles. Enfin, loin d’avoir toujours été opposées par des antagonismes culturels et religieux, les communautés bouddhiste et musulmane du Rakhine ont en réalité une longue histoire d’harmonie intercommunautaire. Ces violences sont l’expression d’une crise communautaire et humanitaire multidimensionnelle qui appelle à restaurer ces liens de longue date brisés entre les communautés bouddhiste et musulmane, en réintégrant les populations déplacées à la société birmane. Bien plus qu’une question de radicalisation, ces attaques ont pris racine dans les violations des droits de l’homme dans le nord du Rakhine.

Ajouté au sous-développement de la région, le cloisonnement des deux communautés menace en effet la transition démocratique de la Birmanie vers la paix, la réconciliation et le développement. C’est pour répondre à ce problème qu’une Commission consultative sur le Rakhine, dirigée par Kofi Annan, ancien secrétaire général de l’ONU, a été mise en place le 23 août dernier. Elle a pour objectif de proposer d’ici un an, à la conseillère d’État Aung San Suu Kyi, des solutions pour la prévention des conflits, la protection des droits fondamentaux, l’assistance humanitaire, la mise en place d’institutions et le développement de l’État Rakhine. Un acte stratégique de la part de la conseillère d’État pour s’attaquer à cette situation complexe, qui pourra féliciter son gouvernement s’il apaise les tensions, ou rejeter la faute sur la communauté internationale si la mission de la Commission échoue.

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A propos de l'auteur
Basée en Birmanie, Florence Geoffroy est chercheure associée au centre de recherche Asia Centre. Diplômée en Relations internationales de Sciences Po Toulouse et de l'Inalco, elle a travaillé aux Nations unies, au Consulat général de France à Shanghai et au ministère de la Défense à Paris.