Société
Entretien

Rohingya : que sont devenus les réfugiés en Asie du Sud-Est ?

Jamal Hossain et sa famille dans un abri pour les Rohingya à Bayeun dans l'est d'Aceh en Indonésie le 27 mars 2016.
Jamal Hossain et sa famille dans un abri pour les Rohingya à Bayeun dans l'est d'Aceh en Indonésie le 27 mars 2016. (Crédits : CHAIDEER MAHYUDDIN / AFP)
Plus d’un an après le déclenchement d’une des plus graves crises de réfugiés en Asie du Sud-Est, la situation des Rohingya n’est pas réglée, loin s’en faut. Cette ethnie musulmane déclarée apatride par la Birmanie fin mars 2015 vit dans un no man’s land juridique. Parqués dans des camps de réfugiés en Indonésie, en Thaïlande ou en Malaisie où ils ont fui, les boat-people Rohingya sont traités de façon variable. Mais une constante demeure : ils ne peuvent, pour l’instant, prétendre à aucun statut. Comment comprendre les ressorts d’une situation apparemment inextricable ? Entretien avec Chris Lewa, coordinatrice de l’ONG Projet Arakan.

contexte

Basée à Bangkok, Chris Lewa est coordinatrice de l’ONG Projet Arakan qui mène des recherches auprès des Rohingyas depuis 1999. Le Projet Arakan est par ailleurs membre de l’Asia-Pacific Refugee Rights Network.

Plus d’un an après la découverte de charniers humains dans la jungle thaïlandaise, quelle est la situation des Rohingya aujourd’hui ?
Chris Lewa : Avant toute chose, il convient de faire une distinction très nette entre les termes trafficking – soit le trafic d’êtres humains – et smuggling – qui désigne davantage la contrebande, donc le passage illégal des frontières. Cette différence est pour moi essentielle. En effet, les Rohingya cherchent avant tout à s’enfuir – et ce par tous les moyens – de Birmanie du fait des persécutions qu’ils y subissent. Bien sûr, il se peut qu’ils utilisent des moyens illégaux pour ce faire, mais il faut néanmoins défendre le droit des Rohingya à chercher l’asile dans un autre pays. Or, ce que les Etats de la région ont cherché à faire n’est ni plus ni moins que d’empêcher les Rohingya de circuler. Ainsi, derrière la lutte contre le trafic d’êtres humains, il y a aussi une vraie campagne menée contre la circulation – notamment par voie maritime – des boat-people.

N’oublions pas que le problème principal reste l’interdiction aux Rohingya de voyager comme ils l’entendent. Ainsi étant apatrides, ils ne possèdent aucun papier pour voyager hors de Birmanie, et même à l’intérieur du pays, à cause des trop nombreuses restrictions de mouvement. Donc le recours aux passeurs et le passage illégal des frontières est la seule voie de sortie qui leur reste !

J’étais le mois dernier en visite dans les camps des Rohingya en Birmanie (notamment à Sittwe, capitale de l’Etat de l’Arakan), et aujourd’hui la situation est claire : ils sont coincés en Birmanie. Ils ne peuvent plus sortir et l’Arakan ressemble à s’y méprendre à une prison ! On peut donc comprendre que certains aient manifesté l’envie de partir – notamment via l’emploi de passeurs, grâce à l’argent collectée durant toute une vie ou auprès d’une partie de leur famille installée dans les pays voisins (en Malaisie par exemple). Jusqu’à récemment, cela se faisait sans trop de problèmes.

Cette distinction n’est pas là pour gommer la réalité de l’existence du trafic, de la traite des êtres humains qui existe et qui doit être combattue. Des témoins m’ont raconté dernièrement de terribles histoires où des Rohingya étaient purement et simplement enlevés de leurs lieux de résidence pour être revendus de l’autre côté de la frontière !

Suite à la découverte de ces charniers, les autorités thaïlandaises ont fait part de leur volonté de lutter contre le trafic d’êtres humains. Comment cela se passe-t-il concrètement ?
Revenons sur la crise du mois de mai dernier. Elle a éclaté suite à la fermeture des frontières, notamment du côté thaïlandais, et donc à l’impossibilité pour les boat-people de débarquer. Après la découverte des charniers dans la jungle, les autorités thaïes ont dépêché de nombreuses enquêtes policières. En tout, ce sont plus de 96 personnes qui ont été arrêtées. Elles appartenaient pour une bonne part à l’administration et aux forces de police dans leur acceptation la plus large possible : soit la police, l’armée, la police de l’immigration, des responsables militaires et même un gouverneur de province.

Un procès – peu médiatisé – est d’ailleurs en cours. Concernant ce procès, il est important de préciser que le policier thaï en charge de l’enquête depuis le début s’est vu retirer le dossier dans son ensemble peu avant l’ouverture de l’audience, notamment à cause du très grand nombre d’officiels impliqués, d’après des sources proches de l’enquête. Ledit policier a dû craindre pour sa vie puisqu’il a fait une demande d’asile politique en Australie. Par ailleurs, l’un des principaux problèmes de ce procès est celui de la protection des témoins. Ainsi, les Rohingya entendus et appelés à témoigner sont aujourd’hui encore logés dans des centres de détentions, des refuges (« refugee shelter ») mis à disposition par les autorités. Il faut bien comprendre que le gouvernement thaïlandais a fait une distinction claire : toutes les femmes et les enfants arrêtés dans le cadre de cette enquête (victimes des trafics ou immigrants illégaux), ainsi que les hommes identifiés comme victimes des trafiquants ont été placés dans ces refuges. Les autres hommes sont eux placés dans des centres de rétention des immigrants illégaux. Ces refuges sont plutôt bien : ce sont des maisons avec de grands jardins. Mais cela ne doit pas faire oublier le principal problème : ils sont quand même placés en détention et ne peuvent en aucun cas sortir puisqu’ils sont toujours considérés comme immigrants illégaux.

Aujourd’hui, suite aux mesures prises par la Thaïlande et par les autres pays de la zone, le trafic humain a quasiment disparu. Clairement, à l’heure actuelle, pour résoudre la situation de cette vaste crise migratoire, les pays ont empêché les migrants d’arriver, mais surtout de partir en fermant leurs frontières – c’est notamment le cas de la Birmanie. Ainsi, par exemple au Bangladesh, toutes les voies maritimes sont depuis décembre dernier fermées aux trafiquants en tout genre.

Quand vous parlez de trafiquants, notamment dans le cas du Bangladesh, de quoi, de qui parle-t-on en réalité ?
Il n’est pas question ici de vastes réseaux organisés au centre desquels trônerait un chef incontesté, mais plutôt de multiples réseaux, des cellules ayant des connexions et où chacun à un rôle distinct. Le recruteur qui se promène dans les villages, l’armateur du bateau qui affrète, le propriétaire du bateau qui a le contact avec les autorités portuaires ou encore le guide-capitaine qui connaît les routes. Aujourd’hui, ceux qui n’ont pas été arrêtés dans le cadre des campagnes de lutte menée par les différents gouvernements des pays de la région sont donc « retournés » à leur activité première (bien souvent la pêche). Pour autant, devant l’ampleur de cette immigration illégale (on parle quand même de plus de 150 000 personnes depuis 2012), il est très clair que ces trafics ne peuvent exister sans la collaboration active des autorités de tous les pays de la zone ! Dans tous les cas, suite à l’application de ces politiques de fermeture de frontière, le trafic – principalement maritime – vers la Malaisie est aujourd’hui quasi nul.
On voit bien l’évolution des politiques dans la zone, et notamment les fermetures de frontières qui impactent fortement le déplacement des populations. Mais pour ceux qui étaient partis avant ou pendant la crise, que se passe-t-il ?
Tout d’abord, il faut bien avouer que tout le monde n’est pas logé à la même enseigne et que les situations diffèrent du jour à la nuit selon le pays d’arrivée des boat-people Rohingya.

Prenons tout d’abord l’exemple de la Malaisie. Là-bas, la situation des Rohingya n’est pas du tout enviable ! En effet, ces derniers ne sont pas (et ne peuvent pas être) enregistrés comme réfugiés et à ce titre, ils se trouvent dans une situation très difficile. Ils restent avant tout considérés comme des immigrants illégaux, alors même qu’ils possèdent une base claire pour faire des demandes d’asile. Mais, et c’est un problème global puisqu’aucun des pays de la région n’a signé la convention internationale pour la protection des réfugiés du HCR, il n’existe aucun mécanisme global. Chaque pays traite avec les réfugiés de la façon qui lui sied.

C’est en Thaïlande que la situation semble être la pire puisque le gouvernement de Prayut n’a jamais autorisé le HCR a donner quelque statut que ce soit aux réfugiés Rohingya. Dans ce pays, le HCR a seulement réussi à avoir le droit de travailler dans les camps existants le long de la frontière avec la Birmanie au Nord (accueillant notamment les Karen et les autres minorités de la sous-région). Le HCR ne peut donc que visiter les Rohingya présents dans les centres de détention mais il ne peut en aucun cas les enregistrer et donc leur accorder – à terme – un statut particulier (le « refugee state of determination »).

Les Rohingya présents en Thaïlande sont donc tous dans une situation de détention indéfinie. Situation d’autant plus grave que les Rohingya étant apatrides, ils ne peuvent être libérés puisqu’aucun gouvernement ne veut se « porter garant » de leur possible retour au pays – on a ainsi dernièrement recensé le cas d’un Rohingya qui est depuis 18 ans en prison au Bangladesh ! Rappelons que même dans le cas où l’action du HCR est reconnue – comme en Malaisie par exemple où l’organisme peut donner des cartes de réfugiés aux Rohingya – cette carte de réfugié n’est en rien un sauf conduit. Chaque Rohingya même porteur de la carte est considéré comme un immigrant illégal et peut donc être arrêté par la police. La situation est donc assez insoluble, même si l’octroi de ladite carte permet de bénéficier parfois d’un peu d’aide.

Rappelons également que le HCR est débordé devant l’afflux de réfugiés de ces dernières années. J’ai vu des réfugiés qui avaient des rendez-vous pris pour un entretien (soit le premier stade pour la possible obtention d’un statut) avec le HCR pour 2018 !

Que sont devenus les nombreux boat-people Rohingyas placés dans les camps de réfugiés (ou assimilé) en Indonésie, en Malaisie et ailleurs ? Quelle est la situation dans ces camps ? S’agit-il d’une solution pérenne ?
En février dernier, lors de ma dernière visite en Malaisie, à Kuala Lumpur notamment, on estime à 2 500 le nombre de Rohingya placés en détention pour défaut de papiers – même dans les cas où ils avaient la carte du HCR. Ils sont dans une situation très complexe puisqu’ils ne peuvent donc ni rester sur place, ni même retourner dans leur pays d’origine (la Birmanie) car ils vivraient la même situation en y étant placés directement en détention.

En Indonésie, les boat-people rescapés de ces « radeaux de désespoir » ont été placés dans des camps que je peux qualifier de « relativement bien » en comparaison avec tous ceux que j’ai pu visiter en Birmanie et au Bangladesh. L’Indonésie est donc un exemple positif de politique bien menée pour secourir les boat-people Rohingya. Ainsi, à Aceh notamment, le gouvernement les a installés dans un camp fait de maisons individuelles. Ils étaient 2 000 rescapés à l’origine (dont 860 Rohingyas) et ne sont plus aujourd’hui que 280 à y être encore, les Bangladais ayant été rapatriés dans leurs pays et les autres partis en Malaisie. C’était leur destination finale et donc dès leur arrivée, ils ont commencé à prendre des contacts avec des passeurs pour finalement réussir à partir. Certains d’entre eux que j’ai pu interviewés regrettent d’ailleurs cette décision en arguant qu’ils étaient mieux traités en Indonésie.

En Malaisie, au contraire, la situation est des plus tendues. En grande partie car il n’y a pas de camps à proprement parler. Il y a eu au total environ 1 100 boat people – dont une partie (400) de Rohingya – arrivés dans deux bateaux ayant accostés à Langkawi. Très vite, 50 % d’entre eux qui se sont déclarés Bengalis ont été renvoyé au Bangladesh. Il reste encore aujourd’hui 375 Rohingya parmi ceux arrivés au cours de l’été dernier qui sont toujours incarcérés dans un centre de détention (une quarantaine d’entre eux ont été réinstallés aux Etats-Unis).

En Thaïlande, un bateau avait accosté avec 106 boat-people à bord. Par la suite, ce nombre a encore augmenté suite aux nombreuses arrestations dues à l’arrêt des trafics d’êtres humains à travers la jungle. Tous sont aujourd’hui en détention, les réfugiés arrivés par voie maritime comme les rescapés trouvés dans la jungle. Ils seraient près de 400. Ajouté à cela qu’en Thaïlande, l’habitude correctionnelle veut que l’on sépare les femmes et les enfants. Quant aux victimes identifiées, elles sont placées dans un centre ad hoc pour pouvoir être appelées à témoigner plus tard.

En Birmanie enfin, les rescapés ont tous été libérés : les Bengalis ont été renvoyés chez eux. De même pour les Rohingya considérés comme victime du trafic d’être humain qui ont été autorisés à rentrer chez eux. C’est un cas plutôt exceptionnel car selon la loi birmane, toute personne qui quitte son village d’origine sans autorisation doit être emprisonnée préalablement à son retour.

Alors que comprendre ? Que dire ?
Tout le système international de protection est aujourd’hui trop complexe. Il y a d’un côté les politiques étatiques et de l’autre, la vie de familles migrantes aujourd’hui séparés car placées dans des camps distincts dans des Etats différenciés, sans d’autre choix que d’attendre et – souvent – de partir vers une destination « rêvée » – selon les stratégies familiales. Prenons le cas d’une femme Rohingya installée en Thaïlande avec ses enfants et qui se voient proposer par le HCR un déménagement aux Etats-Unis. Eh bien elle va refuser car son mari est en Malaisie et il attend sa famille… La situation est insoluble.
Propos recueillis par Antoine Richard

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A propos de l'auteur
Antoine Richard est rédacteur en chef adjoint d'Asialyst, en charge du participatif. Collaborateur du Petit Futé, ancien secrétaire général de l’Antenne des sciences sociales et des Ateliers doctoraux à Pékin, voyage et écrit sur la Chine et l’Asie depuis 10 ans.