Economie
Expert - Le Poids de l'Asie

 

Asie : le déséquilibre des genres

Une mère chinoise et son fils dans le coin des enfants au salon de l'automobile de Pékin, le 26 juin 2015.(Crédits : Wei yao / Imaginechina / via AFP)
Dans Le premier siècle après Béatrice, publié en 1992, Amin Maalouf raconte l’histoire d’un monde où un nombre croissant de parents utilisent une substance favorisant la naissance de garçons. Au fil des pages, le narrateur enquête sur les déséquilibres qui apparaissent dans plusieurs sociétés au Sud comme au Nord, les rapts de femmes et la montée des violences qui conduisent l’humanité à sa perte. Deux ans avant la publication de cette fiction, Amaryta Sen avait tiré la sonnette d’alarme sur ce sujet. Dans un article paru dans la New York Review of Books qui a eu un grand retentissement, le futur prix Nobel d’économie évoquait les 100 millions de femmes manquantes au Sud.

En Inde, la dot aggrave l’écart

À propos de l’Inde, Amaryta Sen remarque qu’en 1990, il y avait 86 femmes pour 100 hommes dans les États du Nord et 103 pour 100 au Kerala. Or soixante ans avant, le recensement avait montré qu’il y avait légèrement plus de filles de moins de quatre ans que de garçons. Depuis 1950, les recensements révèlent une diminution progressive du rapport entre filles et garçons de moins de 4 ans, et le dernier en date a confirmé la persistance d’un déséquilibre entre les sexes à la naissance avec 110 garçons pour 100 filles. Déséquilibre qui s’aggrave en dépit de l’interdiction des avortements sélectifs dans tous les États indiens à l’exception de ceux du Sud (Tamil Nadu, Kerala et Karnataka). Apparu dans les zones rurales où les parents souhaitent une progéniture masculine qui travaillera la terre, ce phénomène s’est diffusé aux classes moyennes urbaines.
Dans les États du Nord, Haryana, Pendjab, Delhi, Himachal Pradesh, Gujarat et Chandigarh, on recense 900 naissances de filles pour 100 garçons, 865 à Delhi et le ratio le plus bas (845) a été constaté dans un district du sud-ouest de la capitale. Ce ratio n’est pas le même dans les campagnes et dans les villes, et l’écart n’est pas celui que l’on pourrait attendre d’une amélioration de l’alphabétisation. Celle-ci n’a pas comme conséquence un rééquilibrage des genres à la naissance. Bien au contraire, les mères éduquées sont plus réticentes à avoir des filles que les femmes moins éduquées et ce d’autant plus que les ménages plus aisés peuvent recourir à l’échographie pour détecter le sexe de leur enfant. Cette préférence est accentuée par le régime de la dot plus rigide dans les États du Nord. Les parents redoutent d’avoir une fille dont ils devront financer la dot. C’était le sens d’une publicité (aujourd’hui interdite) vantant les mérites de l’échographie : « Dépenser 5 dollars aujourd’hui plutôt que 1 000 fois plus dans 20 ans. » L’écart entre naissances de filles et de garçons varie également avec la religion des parents. Il est plus faible chez les hindous (925) que chez les musulmans (950) ; le ratio le plus bas caractérisant la communauté Sikh (786) et Jain, et le plus élevé dans les milieux chrétiens (964).

En Chine, la politique de l’enfant unique et la préférence pour le garçon

En Chine, jusqu’au début de la décennie 1980, le rapport entre les naissances de garçons et de filles était conforme à ce que l’on constatait au Japon ou en Corée. Il a évolué avec la politique de limitation des naissances qui a précédé la politique de l’enfant unique en 1979. Depuis, les recensements révèlent un déséquilibre croissant. Les autorités ont multiplié les initiatives pour lutter contre la sélection du sexe qui se pratique couramment et des provinces ont pris des mesures incitatives pour favoriser les naissances de filles. Elles ne suffisent pas et les interdictions sont contournées. Selon le dernier recensement, l’écart entre les naissances de garçons et de filles était de 10 %. Ce déséquilibre a d’ores et déjà des conséquences sur le mariage. Dans les campagnes, près d’un homme peu éduqué sur quatre est célibataire. Wei et Zhang (2009), ont montré que ce déséquilibre incite les parents à davantage épargner pour préparer leur garçon à un marché matrimonial qui va devenir plus concurrentiel. Selon les auteurs, la forte hausse de l’épargne des ménages a coïncidé avec la révélation d’un déséquilibre important des genres à la naissance.
L'évolution du sex ratio de la Chine, de l'Inde, de la Corée du Sud et du Vietnam.
L'évolution du sex ratio de la Chine, de l'Inde, de la Corée du Sud et du Vietnam. (Source : Banque mondiale)
Au Vietnam, la baisse de la fécondité qui a eu lieu dans les années 1980 et 1990 n’a pas suscité une hausse des naissances de garçons comme cela avait été le cas en Chine. L’apparition d’équipements d’échographie a changé la donne. Apparu dans le recensement de 2000, le déséquilibre des genres s’est aggravé en 2010. Selon le ministère vietnamien de la Santé, il y avait 106 naissances de garçons pour 100 filles en 2000 et 114 pour 100 filles en 2014. Le gouvernement a lancé l’année suivante une campagne contre la discrimination des sexes. L’évolution de la structure par âge montre que l’écart garçons/filles pour les enfants de moins de 4 ans au Vietnam est proche de celui constaté en Inde. S’il continue, le départ de jeunes Vietnamiennes vers la Chine et la Corée pourrait aggraver ce déséquilibre.
Vers 2040, l’écart entre le nombre d’hommes et de femmes ayant entre 20 et 45 ans sera de l’ordre de 3O millions en Inde et en Chine. Heureusement, les précédents japonais et coréen montrent que cette évolution est réversible.

Une évolution réversible

Au Japon, les recensements de 1899 et 1908 avaient révélé un déficit de femmes qui avait disparu en 1940 et n’est pas réapparu depuis. En Corée, dans les années 1980 et 1990, alors que le taux de natalité a diminué rapidement et que les familles de petite taille se sont multipliées, la préférence pour les garçons a conduit à un écart important avec 115 garçons pour 100 filles en 1994. Depuis, cet écart s’est progressivement résorbé avant de revenir à un niveau normal en 2007. Le gouvernement sud-coréen a pris des mesures coercitives – interdiction aux médecins de révéler le sexe de l’enfant à naître pendant les six premiers mois de la grossesse – et préventives – élargissement aux filles de la responsabilité du culte des ancêtres. Les progrès dans l’éducation des filles plus nombreuses à entrer à l’université que les garçons, ont également contribué à la résorption du déséquilibre. A joué également le fait que, vieillissement aidant — la Corée est le pays qui, avec le Vietnam vieillit le plus vite en Asie -, les parents Coréens ont compris que les filles étaient plus susceptibles de s’occuper d’eux plus tard ! Le déséquilibre des genres n’est donc plus un problème dans ce pays, alors qu’il le demeure en Chine, en Inde et au Vietnam.

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A propos de l'auteur
Jean-Raphaël Chaponnière est membre du groupe Asie21 (Futuribles) et chercheur associé à Asia Centre. Il a été économiste à l’Agence Française de Développement, conseiller économique auprès de l’ambassade de France en Corée et en Turquie, et ingénieur de recherche au CNRS pendant 25 ans. Il a publié avec Marc Lautier : "Economie de l'Asie du Sud-Est, au carrefour de la mondialisation" (Bréal, 2018) et "Les économies émergentes d’Asie, entre Etat et marché" (Armand Colin, 270 pages, 2014).
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