Culture
Reportage

Japon : Ittôbori ou la sculpture de Nara

Figurine d’ittôbori, art de sculpter et colorer des objets en bois, représentant Dame Aoi. Personnage du "Dit du Genji", elle est ici possédée par l’esprit vivant d’une femme jalouse.
Figurine d’ittôbori, art de sculpter et colorer des objets en bois, représentant Dame Aoi. Personnage du "Dit du Genji", elle est ici possédée par l’esprit vivant d’une femme jalouse. (Copyright : Jean-François Heimburger).
La bouche tortueuse, le regard charbonneux, une paire d’excroissances coniques au sommet d’une face anguleuse. Cette expression féroce ou sarcastique aux détails puissants en face de soi, il y a peu du frisson au tressaillement. On y échappe toutefois en se rendant compte, à temps, que cette statuette mesure à peine six centimètres de haut. Représentant Dame Aoi, personnage du Dit du Genji possédé par sa rivale jalouse, elle fait partie des œuvres créées par Ippei Matsumoto et son équipe. Quand il n’est pas à son atelier dans les monts de Yoshino pour enseigner l’ittôbori, art de sculpter et colorer des figurines ou objets sur bois, cet artisan de 40 ans l’exerce au sein de l’atelier Tetsuzan, dans le département d’Osaka. C’est là-bas que nous l’avons rencontré.

Contexte

Apparu durant l’ère Hôen (1135-1141), l’ittôbori, également appelé « sculpture de Nara », a connu son plus grand éclat au XIXe siècle. Toen Morikawa (1820-1894), né justement dans la première capitale durable du Japon (710-784), est considéré comme le sculpteur d’ittôbori le plus doué. Ces figurines sont peu à peu devenues des œuvres d’art, même si elles pouvaient encore faire le bonheur des enfants. Le jeune Shinichi, dans l’audacieuse nouvelle Les Jeunes Garçons de Junichirô Tanizaki, parue en 1911, ne propose-t-il pas à son camarade de classe – le narrateur – de jouer avec un animal fantastique, mi-homme, mi-chien, sculpté à Nara ? Suite à un déclin observé après la guerre de Quinze Ans (1931-1945), l’ittôbori a recouvré ses forces après 1950. La petite équipe d’artisans, dirigée par Ippei Matsumoto, perpétue la tradition en s’attachant à adapter leurs œuvres à l’ère du temps.

L’asphalte est brûlant en ce début d’après-midi estivale, dans un quartier paisible de la ville de Sakai. C’est une vague de chaleur qui nous mène jusqu’à l’atelier Tetsuzan, situé à quelques encablures de la gare. Après avoir gravi quelques marches jusqu’au premier étage, on entre dans la pièce de réception comme dans une maison japonaise, en laissant ses chaussures à l’entrée.
« Il fait chaud aujourd’hui, n’est-ce pas », commence Ippei Matsumoto, installé autour de la table en bois, rustique. Sur celle-ci est disposée une collection de statuettes de bois représentant les douze animaux du zodiaque chinois, le singe, surélevé, dominant les autres en cette année 2016. « Nous pouvons fabriquer une trentaine de figurines de singe par jour, en consacrant 15 minutes à la sculpture de chacune », détaille-t-il. Yôko Matsumoto, son épouse, passe le rideau de coton qui sépare la pièce du reste de l’atelier, un plateau à la main. Du thé d’orge froid, qui revigore. « Petit, je m’amusais avec des morceaux de bois, que je taillais pour créer des figurines », raconte Ippei. « Après avoir hérité de l’atelier de mon défunt père, nous faisons de notre mieux, mon équipe de sculpteurs et de peintres ainsi que moi-même, pour transmettre cet art traditionnel », ajoute-t-il.

Des contours anguleux pour conserver leur vertu

Une fois rafraîchis, direction le sous-sol. Dans la remise flotte une senteur délicieuse. Des cubes de cyprès hinoki, fraîchement découpés à l’aide de la scie mécanique, sont empilés dans une caisse. Ils serviront à la confection de petites figurines. « Une fois l’arbre coupé, le bois doit reposer au moins trois ans avant d’être façonné », explique le sculpteur.
Ippei Matsumoto, sculpteur d’ittôbori, en train de tailler une figurine représentant un empereur. Diplômé de l’Université des beaux-arts d’Osaka en 2000, il a hérité de l’atelier Tetsuzan situé à Sakai en 2009 suite à la disparition de son père. Il enseigne par ailleurs la "sculpture de Nara" dans un seconde atelier, situé dans les monts de Yoshino.
Ippei Matsumoto, sculpteur d’ittôbori, en train de tailler une figurine représentant un empereur. Diplômé de l’Université des beaux-arts d’Osaka en 2000, il a hérité de l’atelier Tetsuzan situé à Sakai en 2009 suite à la disparition de son père. Il enseigne par ailleurs la "sculpture de Nara" dans un seconde atelier, situé dans les monts de Yoshino. (Copyright : Jean-François Heimburger).
Cette essence n’est pas choisie par hasard. Le cyprès hinoki, symbole de pureté par sa couleur, entre jaune et blanc, est le bois d’œuvre préféré pour les lieux de culte. À l’époque, le sanctuaire Kasuga à Nara était rebâti à l’identique tous les vingt ans, suivant le rituel de shikinen sengû. Le vieux bois était réutilisé pour la confection de figurines, alors dotées, comme les sanctuaires, du pouvoir de pourfendre les mauvais esprits. S’ils manipulaient trop longtemps les morceaux de bois pour les sculpter, les artisans risquaient de leur faire perdre cette vertu. Pour limiter le risque, la taille devait se faire rapidement, avec un seul ciseau. Les traits des figurines d’ittôbori sont ainsi caractérisés par des arêtes vives.
 

Outre le cyprès hinoki, deux autres espèces d’arbre sont utilisées dans la fabrication des figurines d’ittôbori. Le camphrier, arbre divin, ainsi que le hiba. « Le hiba est cher, mais il est très fin, ce qui le rend facile à sculpter », souligne Ippei. Si, devenue rare dans l’Archipel, cette essence est importée des États-Unis, le cyprès hinoki et le camphrier proviennent quant à eux des forêts japonaises.
 

Dans la pièce dédiée à la sculpture veille une représentation d’un robot-soldat du Château dans le Ciel, film d’animation de Hayao Miyazaki. Ippei s’installe devant son établi. « Je pulvérise de l’eau sur le bois avant de sculpter, sans quoi les vaisseaux bloqueraient l’outil, ce qui nuirait à la qualité de l’ouvrage », explique-t-il. Les tiroirs de l’armoire à côté contiennent des dizaines d’outils en acier, à l’extrémité tranchante, servant à travailler le bois. Le sculpteur en saisit un et taille petit à petit la pièce de bois, calée sur une serviette, en détachant de minces morceaux à chaque coupe. « D’habitude, j’écoute de la musique en sculptant. J’aime beaucoup la pop qui passe sur la BBC », confie-t-il. Ce qui ne l’empêche pas, bien au contraire, de réaliser des œuvres admirables, en prenant soin de vérifier régulièrement leur conformité avec le plan.

Les couleurs, particularité des sculptures de Nara

« Le signe distinctif des ittôbori de Nara est la présence de couleurs », poursuit Ippei. Cette étape est réalisée dans la plus grande pièce de l’atelier, au deuxième étage. Son épouse est à l’œuvre. La peintre décoratrice, gantée de blanc, applique délicatement des touches de jaune sur un casque de samouraï. « Comme je suis diplômée en peinture japonaise, c’est idéal », indique-t-elle. Il s’agit d’une des pièces les plus demandées, avec les animaux zodiacaux et le couple impérial pour la fête des poupées, qui a lieu le 3 mars.
Yôko Matsumoto, épouse d’Ippei, applique avec précision de la peinture sur une pièce représentant un casque de samouraï.
Yôko Matsumoto, épouse d’Ippei, applique avec précision de la peinture sur une pièce représentant un casque de samouraï. (Copyright : Jean-François Heimburger).
La protection des casques, ressemblant fortement à l’extrémité céphalique des scarabées-rhinocéros, sont recouverts d’or. « Une feuille d’or coûte 300 à 400 yens », précise la mère d’Ippei, prénommée Yôko, comme sa belle-fille. Pour fixer la peinture, l’artisan mélange de la colle forte, chauffée dans une petite casserole, aux différentes poudres colorées. « On place la colle extraite de tissus animaux dans le frigo, sans quoi elle pourrirait », détaille-t-elle. Il faut dire qu’elle est à base de gélatine. La peinture, quant à elle, est d’origine végétale. « Mais la couleur rouge contient du mercure, donc mieux vaut ne pas la lécher », plaisante la mère du sculpteur.
Le casque de samouraï est l’un des ouvrages qui obtient le plus de succès, avec les animaux du zodiaque chinois et le couple impérial.
Le casque de samouraï est l’un des ouvrages qui obtient le plus de succès, avec les animaux du zodiaque chinois et le couple impérial. (Copyright : Jean-François Heimburger).

Entre sanctuaires et boutiques : le destin des figurines

« Puisque nous sommes de la deuxième génération, notre travail est un peu différent, peut-être plus moderne que l’ittôbori traditionnel », confie-t-elle. La femme, qui aime à parler, s’occupe principalement du design des ouvrages de l’atelier. Dans cette salle dédiée à la peinture sont disposés des centaines de pièces, certaines terminées. Une partie sera livrée à des lieux de culte, une autre rejoindra les vitrines de boutiques, à Nara comme dans le reste du Japon. Les figurines de 6 cm représentant des personnages de nô seront par exemple vendues entre 10 000 et 20 000 yens (entre 90 et 180 euros). « Nous ne prévoyons pas pour l’instant d’exporter, car nous avons déjà du mal à accepter toutes les commandes passées au Japon », souligne Ippei.
Couple impérial, traditionnellement exposé le jour de la fête des poupées, célébrée le 3 mars, et dans la période de quelques jours qui précède.
Couple impérial, traditionnellement exposé le jour de la fête des poupées, célébrée le 3 mars, et dans la période de quelques jours qui précède. (Copyright : Jean-François Heimburger).
Retour dans la pièce de réception, autour de la table de bois. « Vous devez rentrer tout de suite ? Parce que nous avons du melon », propose Yôko, l’épouse du sculpteur. Un régal. Après ce plaisir gustatif, place au plaisir des yeux. Car il s’agit aussi d’une pièce d’exposition. Trois grandes figurines attirent particulièrement l’attention. Si les plus petites statuettes mesurent 3 cm, certaines peuvent être dix fois plus hautes. « Nous avons consacré six mois à la réalisation de ce personnage », commente Ippei devant l’imposante représentation de Yuya, un papier à la main gauche.
Statuette d’une trentaine de centimètres de haut représentant Yuya, personnage de la pièce de nô du même nom. Amoureuse d’un samouraï, elle est ici en train de lire un waka, poème de trente et une syllabes.
Statuette d’une trentaine de centimètres de haut représentant Yuya, personnage de la pièce de nô du même nom. Amoureuse d’un samouraï, elle est ici en train de lire un waka, poème de trente et une syllabes. (Copyright : Jean-François Heimburger)
Dans la pièce de nô du même nom, cette femme est éprise d’un samouraï. Les artisans de Tetsuzan ont figuré avec talent un épisode bien connu, où l’amoureuse, invitée par le guerrier, lit sous un cerisier en pleine fleurs les trente et une syllabes d’un poème sur le thème de l’éphémérité de la vie. À ce propos, Ippei pense-t-il à sa succession ? « Nous avons une petite fille, mais le travail est difficile donc je ne souhaite pas forcément qu’elle prenne le relais », confie le sculpteur.
Figurine représentant Okina, personnage divin qui souhaite la paix et la stabilité du pays. Dans le théâtre nô, il est joué par l’acteur principal qui porte un masque de vieillard souriant.
Figurine représentant Okina, personnage divin qui souhaite la paix et la stabilité du pays. Dans le théâtre nô, il est joué par l’acteur principal qui porte un masque de vieillard souriant. (Copyright : Jean-François Heimburger).
Par Jean-François Heimburger, à Sakai (département d’Osaka).

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A propos de l'auteur
Jean-François Heimburger est journaliste indépendant et chercheur associé au CRESAT (laboratoire de l’Université de Haute-Alsace). Spécialiste du Japon, il est auteur de l’ouvrage "Le Japon face aux catastrophes naturelles" (ISTE Éditions, 2018).