Politique
Billet d'humeur

A Paris, le Dalaï-lama fait son show

Le Dalaï-lama lors d'un discours dans un hôtel à Paris le 13 septembre 2016, pour sa première visite en France depuis 5 ans.
Le Dalaï-lama lors d'un discours dans un hôtel à Paris le 13 septembre 2016, pour sa première visite en France depuis 5 ans. (Crédits : Eric FEFERBERG / AFP)
Cinq ans déjà que le Dalaï-lama n’était pas venu en France et on ne peut pas dire que le chef spirituel des Tibétains ait énormément manqué aux dirigeants français. Pas un responsable politique ne s’est précipité pour recevoir officiellement le leader bouddhiste. A Paris comme à Strasbourg, des dizaines d’événements prévus pour l’accueillir ont tout simplement été annulés. Même les institutions font profil bas et osent à peine signaler sur leur site internet la présence dans leurs murs de l’homme à l’éternel sourire. Pourquoi le vieux moine rieur est-il aussi redouté ? Pourquoi Pékin continue de crier au loup alors que le Dalai Lama a renoncé à toutes fonctions politiques ? A 81 ans, Tenzin Gyatso ne fait pas que parler bonheur, il le partage avec son public. Une joie de vivre associée à un humour ravageur qui, visiblement, fait toujours trembler la Chine.
S’agit-il d’auto-censure et/ou de pressions de Pékin qui scrute le moindre de ses déplacements, n’hésitant pas à appliquer la doctrine Truman de « l’endiguement » à un moine bouddhiste en robe rouge et or ? Au fond peu importe, à chaque fois qu’il se déplace à l’étranger, le Dalaï-lama s’amuse de la frilosité de ses hôtes et remplit les salles. La conférence de presse organisée mardi 13 septembre dans le sous-sol d’un hôtel parisien cinq étoiles n’a pas dérogé à la règle. Une forêt de stylos, micros et caméras attendait en embuscade le moine à la notoriété planétaire. Telles ces veilles stars sur le retour qui chaque année promettent à leurs fans qu’il s’agit de leur dernier tour de chant, le bonhomme est semble-t-il en pleine forme malgré des problèmes de prostate. Les appareils photos frétillent rien qu’à l’idée de retrouver la célèbre bouille ronde inondée de sourires. Une question de karma et de charisme sûrement, mais pas seulement… La paranoïa chinoise ajoute probablement ici un peu de piment à l’affaire, en augmentant l’attrait médiatique pour ses conférences organisées sous le manteau.

Mot de passe et motards

La veille de la conférence de presse parisienne, les journalistes accrédités ont ainsi reçu ces quelques lignes de recommandations par courriel : « Pour des raisons de discrétion et de sécurité, une personne dédiée fera un premier filtrage dans le hall d’accueil de l’hôtel. Afin de ne pas mentionner le point de presse du Dalaï-lama, nous vous invitons à juste demander le salon cornaline. » De quoi faire frissonner certains des invités dans la salle : « Est-ce que tu as vu des téléobjectifs chinois pointés sur l’entrée de l’hôtel ? demande l’un d’eux – Même si la Chine n’enlève que les sous-fifres, juge un autre, ces mesures de sécurité sont totalement adaptées. » Difficile pourtant d’imaginer un kidnapping du Dalaï-lama en plein Paris, mais on ne sait jamais ! Des costumes cravates équipées d’oreillettes surveillent les allées et venues à chacune de ses apparitions et la République Française, qui certes craint pour ses investissements en Chine, n’est pas bégueule. Sa Sainteté bénéficie d’une escorte de motards pour l’aider à circuler entre ses rendez-vous, raconte Libération.

Pas question d’ailleurs de critiquer le manque de chaleur supposé du pays d’accueil ou de tirer à boulets rouges sur la Chine. Même le Pape François a mis un mouchoir sur ce qu’il pense du régime communiste chinois. Quand les questions trop sensibles reviennent sur le khata (l’écharpe de félicité), Tenzin Gyatso rappelle qu’il a abandonné toute fonction politique au sein du gouvernement tibétain en exil depuis 2011. Il l’a redit encore ce jeudi devant le Conseil de l’Europe : Tenzin Gyatso sera peut-être le « dernier des Dalaï-lama ». A l’image de « Vatican II » pour les catholiques, le Dalaï-lama souhaite la modernisation du bouddhisme et mettre un terme au processus de réincarnation, sauf si le peuple tibétain « vote démocratiquement » pour sa prolongation.

Selon un sondage Ifop réalisé par téléphone les 6 et 7 septembre, 86 % des Français interrogés disaient souhaiter que François Hollande reçoive le Dalaï-lama à l’Elysée. Une conviction qui, selon le sondage, transcende l’âge, les classes sociales et les sensibilités politique, avec une proportion toutefois plus forte chez les sympathisants socialistes (91%) que LR (88%) ou frontistes (81%). « Oui, et alors !? » s’énerve le moine français Matthieu Ricard qui assure la traduction de sa Sainteté lors du point de presse. Sourire du Dalaï-lama :

« Je ne vois pas où est le problème. Ma visite en France n’est pas politique et je n’ai pas demandé à rencontrer le président français. Si on avait refusé d’accéder à ma demande, je vous le dirais. (…) Je suis venu ici porter un message d’amour et de tolérance. »

Serviette humide et méditation

Cet art de l’esquive est parfois suivi ou précédé d’un rire devenu une véritable marque de fabrique. Un petit rire qui démarre façon moteur de mobylette : D’abord des « crrr, crrr, crrr, crrr » montant de la gorge, puis des vocalisations plus ou moins prononcées.
C’est désormais une chose connue, le Dalaï-Lama aime les bons mots pendant les conférences de presse. Il se marre, il tire la langue, il a même un remède contre l’été indien et les fortes chaleurs qui font transpirer les Français en ce début d’automne. On lui apporte une serviette qu’il place aussitôt sur son crâne dégarni : « C’est ce que je fais en Inde quand il fait trop chaud. Je mets un linge humide sur la tête », explique-t-il tout en prenant la pose pour les photographes. Ne jamais se prendre au sérieux, pour à chaque fois revenir sur l’essentiel et chasser ce qui mine l’âme des hommes. « Je dors 9 heures par jour comme un enfant. Vous trouvez que c’est trop ? » s’amuse le chef spirituel tibétain. Et d’ajouter les yeux espiègles : « Je me lève aussi toutes les nuits à deux où trois heures du matin pour méditer. »
Parfois, la blague tombe à plat : « Si l’on regarde les choses comme étant reliées entre elles, en partant d’une perspective beaucoup plus vaste, on s’aperçoit qu’il y a énormément de choses positives qui se produisent dans le monde, souligne-t-il de sa voix rauque enjouée. On s’aperçoit aussi que la plupart des problèmes auxquels nous sommes confrontés viennent des êtres humains. Ce sont donc des problèmes fabriqués par des hommes, mais aussi parfois par des femmes. » Et d’insister : « Certaines femmes sont très belles, mais elles créent aussi pas mal de problèmes dans le monde. »

Cette fois, l’assistance ne rit pas, mais note qu’elle a intérêt à rapidement élargir sa vision des choses, sous peine de sombrer rapidement dans le désespoir. « Méditer ne veut pas dire simplement fermer les yeux et ne penser à rien, ajoute le prix Nobel de la Paix. Cela, les pigeons le font très bien et ce n’est guère utile. » Le Dalaï-lama explique alors ce qu’il entend par médiation : une méditation analytique et altruiste qui inclue nos ennemis et donne la pleine mesure de l’intelligence humaine. La meilleure façon d’échapper à des points de vue recroquevillés qui empêchent de trouver les solutions aux maux de l’humanité.

« Si méditer c’est juste fermer les yeux et ne penser à rien, les pigeons le font très bien… »

Quand « Frère » Badinter évoque un génocide culturel au Tibet

Si les responsables français ont décidé de bouder cette visite, du moins officiellement, le Dalaï-lama a quand même l’occasion de croiser quelques politiques lors de son passage en France. Outre sa rencontre au Sénat avec des parlementaires du groupe d’information sur le Tibet et sa réception à la mairie de Strasbourg ce jeudi 15 septembre, le moine à la robe grenat doit s’exprimer devant le Conseil de l’Europe. A Paris, c’est l’ancien ministre de la Justice et ancien président du Conseil Constitutionnel qui l’a accueilli au barreau de Paris. Extraits de ces quelques mots de bienvenue prononcés par « frère » Robert Badinter :

« Inutile de dire à quel point je suis content de participer à cette réunion de famille. Je précise tout de suite, pour que les choses soient sans équivoque, que je n’entends pas troquer la robe noire contre la robe rouge. Le Dalaï-lama et moi, sa Sainteté et moi, sommes simplement liés par une amitié d’un peu moins de trente ans. Tout a été dit à propos de lui, mais je fais partie de ceux qui ont eu le privilège d’avoir avec lui des entretiens en tête-à-tête et d’aborder des questions qui étaient politiquement – et elles le sont toujours – très sensibles. Des questions qui comportent un aspect de droit international sur ce qui se déroule au Tibet (…) qui n’est rien d’autre qu’un génocide culturel programmé. Il faudrait l’ajouter à la définition des génocides, puisqu’il s’agit d’éradiquer la culture d’un peuple et de le transformer en un autre.

« Cela et d’autres questions que nous avons eu le privilège d’aborder ensemble me permettent de dire que très rares sont ceux (…) qui peuvent être comparés au Dalaï-Lama. Je sais bien que les Chinois ont trouvé pour lui une définition simple. Parlant du Dalaï-Lama, ils disent toujours : C’est un loup caché sous une robe de moine ! Je vois la robe de moine, mais je ne vois pas où est le loup ! Depuis tout ce temps, je vois au contraire un homme au sens plein du terme. Un homme qui a cette vision du monde où la place des autres est égale à la sienne, où ne règne pas la loi du plus fort – celle du loup -, mais la loi de la compréhension, de la fraternité, du respect de la dignité des autres, de la tolérance envers toutes les confessions et, au-delà, du désir simple et constant que l’humanité soit plus heureuse, que les hommes s’y conduisent confraternellement, qu’aucune religion, aucune croyance, aucune conviction politique ne se prétendent supérieure aux autres.

« Si je devais définir mon vieil ami – je suis son aîné et je tiens à le marquer -, je chercherais une référence dans une religion qui se trouve être la mienne et je dirai qu’il y a dans la tradition juive un mot très révélateur quand le maître s’adresse à ses disciples (…) ; le maître doit toujours leur rappeler que ce qui compte par-dessus tout n’est ni le savoir, ni l’habileté dialectique, ni les trésors accumulés de l’esprit, ni la connaissance et pourquoi pas le talent – notamment celui de la parole. Au-delà de ces vertus, il y a cette qualité première d’être un homme mensch [Un être humain intègre et doué de bonté, NDLR]. Il ne suffit pas d’être un lettré, il faut encore et surtout être un mensch. Et bien, croyez-moi, le loup dont je prends la patte qui n’est guère griffue d’ailleurs, ce loup est un homme et un homme admirable, (…) un modèle. »

Verbatim

Quelques propos choisis du Dalaï-lama lors de sa conférence de presse le 13 septembre 2016 à Paris. Traduction de son ami, le moine bouddhiste français Matthieu Ricard.

Défense de la culture tibétaine : « J’ai un certain nombre d’engagements dans l’existence. Le premier c’est de promouvoir les valeurs humaines et la compassion et notamment l’unité entre les 7 milliards d’êtres humains. Et quand je parle d’unité c’est pour éviter de se dire : nous, nous sommes européens, nous, nous sommes asiatiques, etc. C’est là une grande erreur à mon sens. Il nous faut nous rendre compte que nous sommes des citoyens du monde et cela est particulièrement approprié quand on en vient à la question de l’environnement. Rien n’existe en soi et par soi, tout existe par l’interdépendance. Des travaux scientifiques chinois ont montré l’effet du plateau tibétain sur le réchauffement global. Les glaciers que l’on compte par milliers sur le toit du monde ont un rôle plus important concernant le réchauffement climatique que le pôle Sud et le pôle Nord. Ce ne sont pas seulement six millions de Tibétains qui sont concernés, mais un milliard d’êtres humains qui vivent des rivières descendant des hauts plateaux.

« Maintenant, en tant que moine bouddhiste, mon second engagement est de promouvoir l’harmonie entre les religions. Je m’aperçois aussi que ma pratique personnelle du bouddhisme me permet de réduire les émotions négatives et de maintenir ma paix intérieure en dépit de circonstances adverses. N’oublions pas qu’à l’origine, le message de toutes les religions était un message d’amour. Ma troisième raison de m’engager répond au fait que je suis Tibétain et que les Tibétains ont confiance en moi. Comme vous le savez depuis 2001, j’ai commencé à me retirer de la vie politique et dix ans plus tard, en 2011, j’ai totalement renoncé à ces fonctions politiques. Je reste toutefois préoccupé par le sort des Tibétains et par ce qui se passe au Tibet, à la fois dans le domaine de l’écologie et de la culture. Je me suis aperçu que la langue tibétaine était celle qui avait permis de préserver toute la richesse de cette tradition permettant de réduire nos émotions négatives. »

Immoralité de la censure en Chine. « Les choses n’existent pas de la manière dont elles apparaissent, mais cela ne veut pas dire qu’elles n’existent pas du tout. L’affirmer, ce serait tomber dans le nihilisme. Or le bouddhisme évite ces deux extrêmes, à la fois le nihilisme et le matérialisme. Le problème c’est que l’ensemble de la population chinoise n’est pas forcément informée. Les un milliards trois cents millions de Chinois doivent absolument avoir connaissance de la réalité telle qu’elle est. Sinon, il est impossible de déterminer ce qui est juste et ce qui n’est pas approprié de faire ou de décider. Le fait que le peuple chinois soit maintenu artificiellement dans l’ignorance est immoral. Toute forme de censure est fondamentalement immorale.

« Il est clair que la Chine doit aller vers une société plus ouverte et mieux informée, il faut donc faire en sorte que les médias chinois puissent être libres. Il faut aussi une réforme du système judiciaire, de manière à ce que la justice chinoise réponde aux normes internationales d’indépendance vis-à-vis de l’Etat. J’ai été amené à rencontrer des fermiers chinois extrêmement pauvres qui me racontaient que la situation dans leur village était rendue difficile par le fait que les officiels locaux étaient seulement intéressés par l’argent et qu’ils utilisaient leur position de pouvoir pour faire encore plus d’argent, mais qu’ils n’avaient pas d’intérêts sincères pour le bien-être de la population. Pour les membres du parti communiste, c’est la même chose, tout ce qu’ils recherchent c’est de maintenir leurs privilèges. La situation présente est donc profondément insatisfaisante. Malgré tout, je reste optimiste pour ce qui est de la Chine. Si on voit l’évolution des choses depuis 30-40 ans, il est indéniable que d’immenses progrès ont été réalisés. »

Terrorisme : attention aux mots que l’on emploie. « Le dialogue est certes le meilleur moyen de parvenir à une solution. Mais il faut aussi faire attention aux expressions qu’on utilise. Terrorisme islamiste, terrorisme bouddhiste sont des expressions qui ne devraient pas être. Il y a les terroristes et il y a le fait que certains d’entre eux appartiennent à l’islam, certains appartiennent au bouddhisme, mais il n’y a pas un lien intrinsèque entre les deux et c’est extrêmement incorrect de créer un lien qui n’existe pas au travers des mots. Je connais très bien les musulmans dans mes différentes communautés au Tibet en Inde. Ce sont des personnes extrêmement pacifiques, extrêmement accueillantes. Associer leur religion à ces actes n’est pas admissible et cela n’aide pas à résoudre le problème.

« Je me souviens qu’après le 11 septembre 2001, je me suis retrouvé dans une cérémonie de commémoration à New York, j’ai dit à l’époque que nous devions considérer les terroristes comme des personnes qui commettent des actes terroristes, mais que nous devions éviter de faire un amalgame avec l’ensemble de la communauté musulmane. De la même façon au Tibet, un pays de culture pacifique, il y avait toute une population musulmane que je connaissais bien, et c’étaient des gens très peu enclin au conflit. Parfois c’étaient davantage les bouddhistes qui se livraient à des conflits. On trouvera toujours des individus ou des groupes d’individus qui créent des difficultés au sein de toutes les religions. »

Accueillir et former les réfugiés en Europe. « Dans le moment présent, il est essentiel d’ouvrir les portes et d’accueillir ceux qui fuient des situations invivables dans leur propre pays. Il est essentiel aussi de leur donner toutes les facilités nécessaires, pour l’éducation des enfants et pour la formation des adolescents et des adultes de façon à ce qu’ensuite ils puissent retourner dans leur pays. Nous, les Tibétains, nous sommes des réfugiés [L’exil du Dalaï-lama remonte à mars 1959, NDLR], mais nous n’avons qu’une aspiration, c’est de retourner au Tibet. L’idée n’est donc pas de renvoyer les réfugiés chez eux, mais d’abord de les former, de les éduquer, pour qu’une fois que la situation s’est rétablie, ils puissent revenir et reconstruire leur pays. Il me semble que c’est la solution la plus harmonieuse. Qu’au moins pour un siècle ou quelque chose comme ça, l’Europe garde son identité européenne et que les pays arabes conservent leur identité arabe. Sachant que de toute façon à terme nous allons vers une situation où nous serons tous des citoyens du monde. »

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