Inde : dans les dance bars de Mumbai, au cœur du tabou
Depuis 2005, l’Etat du Maharashtra mène une lutte acharnée contre les dance bars, les accusant de « corrompre les jeunes esprits et d’encourager une sexualité immorale chez les jeunes ». Cette police morale se retrouve chaque fois qu’a lieu un débat public sur la sexualité et le genre en Inde. Ce fut le cas dans les semaines qui ont suivi le viol collectif d’une jeune étudiante dans un bus de Delhi en 2012, alors qu’elle rentrait chez elle après un cinéma avec son ami. Une ligne de fracture claire est dès lors apparue entre une frange de la société dénonçant les comportements machistes, et une autre réaffirmant le rôle traditionnel de la femme. La société indienne souffre d’un malaise latent, manifeste à travers ses dance bars. Enquête au cœur de ces lieux tabous.
Contexte
Derrière les termes « dance bars » ou « ladies bars » se cache un concept commercial bien singulier. Débits de boisson, ces établissements proposent aussi le spectacle de femmes – les « bar-girls » – dansant au rythme de musiques indiennes. Après leur multiplication rapide à Mumbai à partir du milieu des années 1980, leur développement est brutalement stoppé en 2005 quand l’Etat du Maharashtra impose la fermeture définitive de tous ces établissements, environ 2 500 dans l’ensemble de l’Etat, accusés de « corrompre la jeunesse ». En 2006, face à la mobilisation des acteurs du secteur, la Haute Cour de Bombay juge anticonstitutionnelle la loi de prohibition. L’Etat riposte en saisissant la Cour Suprême indienne, qui confirme, en 2013, la décision de la Haute Cour de Bombay.
Après 8 ans d’attente, les propriétaires de dance bars peuvent enfin demander à nouveau des licences malgré un deuxième jugement en appel de l’Etat du Maharashtra, rejeté une nouvelle fois par la Cour Suprême, mais qui laisse la liberté aux Etats fédérés de réguler les « danses obscènes ». Dans un ultime retournement en avril 2016, l’exécutif du Maharastra utilise cette disposition juridique pour interdire notamment l’alcool et tout échange pécuniaire entre les clients et les bar-girls, sous peine d’amende et/ou d’emprisonnement.
Fantasmes masculins et « douches de billets »
Dans les établissements chics de Mumbai, les douches de billets (« showering ») sont plus abondantes. Il faut dire qu’ils n’échangent pas de petites coupures pour moins de 1 000 roupies (14 euros). Pas étonnant, compte tenu de la complexité du dispositif commercial et de la quantité de personnel employé dans ces établissements.
Le dispositif des dance bars
Sur scène, des femmes vêtues de saris ou de lehenga-cholis alternent danses et chants en play-back sur des tubes de Bollywood et des musiques traditionnelles. A force de mouvements suggestifs, de regards langoureux et de pointages d’index, certains hommes, flattés de l’attention, viennent les rejoindre sur scène pour une danse sans contact physique, si ce n’est celui des billets qui tombent délicatement sur les épaules des bar-girls, aussitôt ramassés par un employé. Si les clients sont trop frileux, des membres du personnel viennent montrer l’exemple en arrosant généreusement de billets leurs collègues danseuses.
Le client pourra aussi demander au steward de lui arranger une chambre d’hôtel pour y emmener une danseuse – pour 5 000 roupies minimum (70 euros). Dans tous les cas, l’établissement rentrera dans ses frais. Avant de pouvoir sortir, steward, serveurs, bar-girls, puis videurs réclameront des pourboires avec insistance.
La stigmatisation des bar-girls
« Ils pensent que je danse pour eux. Mais en réalité, je danse pour moi »
Comme le raconte la journaliste, ce fut le cas pour Leela, que son père prostitua dès 13 ans à la police du village. Décidant de tirer elle-même les bénéfices de la vente de son corps, elle s’enfuit à Mumbai où elle finit par être recrutée au « Night Lovers ». Une bonne situation professionnelle pour celle qui, avec fierté, dit des clients :
« Ils pensent que je danse pour eux. Mais en réalité, je danse pour moi. »
Les « dance bars » et la question de la criminalisation
Le milieu des bars reste en outre un univers où la cupidité des employeurs et la cruauté des clients sont omniprésentes, comme on le lit au fil des pages du livre de Sonia Faleiro. Mais cette violence est aussi celle de la société dans son ensemble, qui en stigmatisant les danseuses, participe à les marginaliser. Lors des raids policiers, ce sont les femmes et non les autres employés qui sont visées en premier et subissent les humiliations.
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