Société
Reportage

Inde : dans les dance bars de Mumbai, au cœur du tabou

Photo des danseuses pendant la manifestation
Des danseuses de "Ladies bars" manifestent à Bombay le 3 mai 2005 contre la fermeture des "dance bars" décrétée par l'Etat du Maharashtra. (Crédits : AFP PHOTO/Sebastian D'SOUZA)
Il n’y a pas que New York. Mumbai est aussi la « ville qui ne dort jamais », d’après les Mumbaikars. A la sortie du travail, dockers, ouvriers, hommes d’affaire et cols-blancs s’engouffrent dans les innombrables restaurants, bars ou salles de concerts de la ville, avides de se divertir. Plus discrètement, d’autres se rendent dans les « dance bars » (ou « ladies bars ») observer, en sirotant une bière, des femmes danser pour leur bon plaisir. Certains viennent sélectionner une partenaire en vue d’une relation sexuelle. Discrètement, car dans une société marquée par le puritanisme religieux, ces lieux sont tabous.

Depuis 2005, l’Etat du Maharashtra mène une lutte acharnée contre les dance bars, les accusant de « corrompre les jeunes esprits et d’encourager une sexualité immorale chez les jeunes ». Cette police morale se retrouve chaque fois qu’a lieu un débat public sur la sexualité et le genre en Inde. Ce fut le cas dans les semaines qui ont suivi le viol collectif d’une jeune étudiante dans un bus de Delhi en 2012, alors qu’elle rentrait chez elle après un cinéma avec son ami. Une ligne de fracture claire est dès lors apparue entre une frange de la société dénonçant les comportements machistes, et une autre réaffirmant le rôle traditionnel de la femme. La société indienne souffre d’un malaise latent, manifeste à travers ses dance bars. Enquête au cœur de ces lieux tabous.

Contexte

Derrière les termes « dance bars » ou « ladies bars » se cache un concept commercial bien singulier. Débits de boisson, ces établissements proposent aussi le spectacle de femmes – les « bar-girls » – dansant au rythme de musiques indiennes. Après leur multiplication rapide à Mumbai à partir du milieu des années 1980, leur développement est brutalement stoppé en 2005 quand l’Etat du Maharashtra impose la fermeture définitive de tous ces établissements, environ 2 500 dans l’ensemble de l’Etat, accusés de « corrompre la jeunesse ». En 2006, face à la mobilisation des acteurs du secteur, la Haute Cour de Bombay juge anticonstitutionnelle la loi de prohibition. L’Etat riposte en saisissant la Cour Suprême indienne, qui confirme, en 2013, la décision de la Haute Cour de Bombay.

Après 8 ans d’attente, les propriétaires de dance bars peuvent enfin demander à nouveau des licences malgré un deuxième jugement en appel de l’Etat du Maharashtra, rejeté une nouvelle fois par la Cour Suprême, mais qui laisse la liberté aux Etats fédérés de réguler les « danses obscènes ». Dans un ultime retournement en avril 2016, l’exécutif du Maharastra utilise cette disposition juridique pour interdire notamment l’alcool et tout échange pécuniaire entre les clients et les bar-girls, sous peine d’amende et/ou d’emprisonnement.

Fantasmes masculins et « douches de billets »

*La chique de bétel se compose le plus souvent de feuille de bétel (de la pipéracée grimpante Piper betle), de noix d’arec (de l’aréquier Areca catechu), et de chaux éteinte (essentiellement de l’hydroxyde de calcium), à quoi s’ajoute souvent du tabac. On trouve parfois d’autres ingrédients et agents aromatiques (des épices telles que des graines d’anis et de cardamome), selon les préférences et les us et coutumes locaux. Plus de précisions ici.
Il y a des dance bars pour toutes les bourses dans les métropoles indiennes. A Delhi, c’est sur la grande artère de G.B. Road, au cœur de la ville, que se trouvent les établissements les plus populaires. Dans ce « quartier rouge » (red-light district), les quelques centaines de bâtiments sont presque organisés à l’identique : un magasin au rez-de-chaussée, une maison de passe au premier étage, un dance bar au deuxième. On y accède en grimpant un escalier raide, entre deux murs étroits rougis par les crachats de paan*. Dans une pièce minuscule, joyeusement décorée d’icônes hindoues et de guirlandes de fleurs, des hommes sont assis en tailleur, les yeux rivés sur la femme qui gesticule au milieu du cercle, au son d’une musique traditionnelle rythmée avec entrain par un joueur de tabla (instrument à percussion). Tout à coup, une pluie de billets s’abat sur la danseuse. C’est comme dans le clip d’un rappeur bling-bling, sauf que les billets roses avec la tête de Gandhi imprimée ont une dénomination de seulement 10 roupies (0,13 euros).

Dans les établissements chics de Mumbai, les douches de billets (« showering ») sont plus abondantes. Il faut dire qu’ils n’échangent pas de petites coupures pour moins de 1 000 roupies (14 euros). Pas étonnant, compte tenu de la complexité du dispositif commercial et de la quantité de personnel employé dans ces établissements.

Le dispositif des dance bars

Dans le quartier de Borivali East, au nord-ouest de la ville, les dance bars se cachent derrière des portes anonymes, que l’on ne passe pas avant d’avoir été minutieusement jaugé par les videurs. A l’intérieur, un steward accompagne le client à sa table, lui assurant qu’il restera à sa disposition exclusive pour toute demande. Une foule de serveurs défilent alors pour servir boissons, cacahuètes, snacks indiens, et étonnamment, des morceaux de carotte et de concombre crus – offerts par la maison.

Sur scène, des femmes vêtues de saris ou de lehenga-cholis alternent danses et chants en play-back sur des tubes de Bollywood et des musiques traditionnelles. A force de mouvements suggestifs, de regards langoureux et de pointages d’index, certains hommes, flattés de l’attention, viennent les rejoindre sur scène pour une danse sans contact physique, si ce n’est celui des billets qui tombent délicatement sur les épaules des bar-girls, aussitôt ramassés par un employé. Si les clients sont trop frileux, des membres du personnel viennent montrer l’exemple en arrosant généreusement de billets leurs collègues danseuses.

Le client pourra aussi demander au steward de lui arranger une chambre d’hôtel pour y emmener une danseuse – pour 5 000 roupies minimum (70 euros). Dans tous les cas, l’établissement rentrera dans ses frais. Avant de pouvoir sortir, steward, serveurs, bar-girls, puis videurs réclameront des pourboires avec insistance.

La stigmatisation des bar-girls

*Flavia Agnes, Hypocritical morality, India Together, October 2005.
Malgré leur succès manifeste, les dance bars ont toujours été dans le collimateur des autorités du Maharashtra, reflétant un tabou social autour des danses féminines et une vision répandue de ces établissements comme des lieux de débauche sordides favorisant le trafic de drogue, le crime et la prostitution. Aussi, en 2005, les 2 500 dance bars que comptait alors l’Etat du Maharashtra furent purement et simplement interdits, mettant sur le carreau une centaine de milliers de bar-girls. Dans un excellent article paru peu après l’évènement, la juriste indienne Flavia Agnès montre comment, en niant des réalités sociales complexes, la morale a été instrumentalisée à des fins politiques*
* »After the Ban : Women Working in Dance Bars », Research Centre for Women’s Studies, SNDT University, Mumbai, 2006.
En effet, cette décision a eu des conséquences dramatiques pour les bar-girls, veuves ou divorcées pour la plupart, ayant souvent une famille à charge*, comme l’a montré une étude menée auprès de 500 danseuses, après l’interdiction. Quand certaines purent retrouver du travail dans des soirées privées, pour des représentations de mujra (danse moghole) ou dans des bars clandestins, d’autres, ayant perdu statut social et source de revenu, furent rejetées par leur famille, parfois contraintes à la prostitution et au suicide.

« Ils pensent que je danse pour eux. Mais en réalité, je danse pour moi »

*Sonia Faleiro, Beautiful Thing: Inside the Secret World of Bombay’s Dance Bars, Black Cat, 2010.
Pourtant, comme l’explique la journaliste Sonia Faleiro dans son livre issu d’une longue immersion dans le monde des dance bars*, y travailler représente une forme de réussite pour certaines femmes. C’est avant tout une manne financière importante : selon leur popularité auprès des clients, elles gagnent entre 5 000 et 35 000 roupies par mois (de 66 à 466 euros). Mais c’est aussi un métier socialement moins infamant que la prostitution, la danse constituant leur activité principale.

Comme le raconte la journaliste, ce fut le cas pour Leela, que son père prostitua dès 13 ans à la police du village. Décidant de tirer elle-même les bénéfices de la vente de son corps, elle s’enfuit à Mumbai où elle finit par être recrutée au « Night Lovers ». Une bonne situation professionnelle pour celle qui, avec fierté, dit des clients :

« Ils pensent que je danse pour eux. Mais en réalité, je danse pour moi. »

Les « dance bars » et la question de la criminalisation

Cependant, il serait faux de croire que travailler pour un dance bar est le fruit d’une grande liberté de choix. Presque toutes les danseuses, principalement des indiennes de caste inférieure et issues de milieux pauvres, ont dû quitter leur village pour trouver du travail à Mumbai. Plus de la moitié n’ayant pas eu d’éducation et ne sachant généralement ni lire ni écrire, elles ont peu de perspectives professionnelles, alors qu’elles doivent souvent subvenir aux besoins de toute une famille.

Le milieu des bars reste en outre un univers où la cupidité des employeurs et la cruauté des clients sont omniprésentes, comme on le lit au fil des pages du livre de Sonia Faleiro. Mais cette violence est aussi celle de la société dans son ensemble, qui en stigmatisant les danseuses, participe à les marginaliser. Lors des raids policiers, ce sont les femmes et non les autres employés qui sont visées en premier et subissent les humiliations.

*Sharvari Arjit Karandikar, « Gender-based violence among female sex workers of Kamathipura, Mumbai, India : a contextual analysis », University of Utah, 2008.
Dans sa thèse réalisée auprès des travailleuses de Kamathipura à Mumbai, le deuxième plus grand quartier de prostitution d’Asie, la sociologue Sharvari Karandikar se montre favorable à une décriminalisation des danseuses et des prostituées*. Pour elles, fermer les bars revient finalement à les accuser de stimuler l’immoralité des hommes. C’est la même idée qui continue à être développée par de nombreux discours en Inde. Y compris par une partie de la classe politique, qui persiste à expliquer les viols par des comportements féminins provocateurs.
Par Yves-Marie Rault

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A propos de l'auteur
Doctorant au CESSMA (Centre d'études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques) à l'université Paris Diderot, Yves-Marie Rault est un spécialiste de l'Inde et de ses classes moyennes. Sa thèse porte sur les créateurs d'entreprises dans le Gurajat, entre globalisation et territorialité. Il a également travaillé sur les shopping malls et le développement de la grande distribution.